Jean Marie H. Pierre, un homme libre et attachant

Le professeur Jean Marie Pierre n’est plus ! C’est Lourdes Édith Joseph, ancienne secrétaire générale de la Confédération nationale des éducatrices et éducateurs haïtiens qui s’est chargée d’annoncer la triste nouvelle à ses amis.

Le professeur Jean Marie Pierre n’est plus ! C’est Lourdes Édith Joseph, ancienne secrétaire générale de la Confédération nationale des éducatrices et éducateurs haïtiens qui s’est chargée d’annoncer la triste nouvelle à ses amis.

Jean Ma, comme on l’appelait affectueusement, était un intellectuel engagé dont la sagesse et la pondération stratégique étaient connues de tous. Une sagesse qui ne l’éloignait nullement des sentiers de la justice. Son engagement de plus d’un demi-siècle pour le bonheur humainlui valut de frôler en quelques occasions la mort. Cette grande faucheuse qu’il ne manquait pas de considérer, à l’instar de Camus, comme l’ultime question philosophique qui rend problématique la condition humaine en donnant en même temps tout son sens à la vie.

Ces derniers jours, dans nos conversations il parlait très peu de sa maladie pour ne concentrer son esprit sur ce qu’il considérait comme essentiel : l’avenir d’Haïti. Il ne comprenait pas pourquoi nous tournions constamment en rond, cette fascination que nous avons pour le vide et l’autodestruction. Il est parti quelques heures avant que ne brûle la bibliothèque de l’École normale supérieure et qu’un étudiant soit sacrifié sur l’autel de l’absurde.

Un de ses collègues Yvon Delouis, m’a confié la profondeur de sa peine, en apprenant la disparition de Jean Marie que ses collègues de bureau appelaient « l’homme qui aimait les débats ». Oh que si, Jean Marie aimait tenir audience. La confrontation d’idées n’était nullement pour lui une sorte de pugilat intellectuel ou je ne sais quel exercice de futilité : il y avait toujours ce que lui-même appelait une « quête de sens ». Ce sens qu’en tant que peuple nous aurions perdu depuis trop longtemps et qui a conduit aux bacchanales sanglantes de notre histoire tourmentée.

Grammairien de son état, il fut un vrai passeur de mots. Enseigner a été sa vraie passion et il fascinait ses élèves pour la dextérité avec laquelle il maîtrisait les règles de grammaire les plus complexes : le pluriel des mots composés, l’accord du participe passé avec les verbes pronominaux, les lettres muettes, l’une des plus grandes singularités de l’orthographie française. Mais le sémiologue qu’il était se refusait à considérer les règles comme des camisoles de force. Aussi s’efforçait-il de rechercher le moindre souffle de vie et de liberté qui y étaitsous-jacent. Il a rejoint les linguistes des années 90 qui défendaient l’accent circonflexe, partageant le fait que sur le mot « île », il évoquait les ailes d’une mouette. Il savait plus que quiconque, que les langues étaient à la fois systèmes de communication, et objets de valeurs affectives, politiques et culturelles.

Homme libre et attachant, Jean Marie ne négociait pas son indépendance d’esprit. Très profond dans ses analyses, il déchirait allègrement le voile sombre des discours politiques de ces trente dernières années qui dissimulaient les carnets noirs de la République. Il faisait tomber facilement les masques de ce triste Mardi gras qui ne manque pas une occasion de nous rire au nez.

Jusqu’au bout, il ne comprenait pas pourquoi il nous était si difficile de construire le pays rêvé. Revenu de Cuba pour son opération, il ne cessait de me parler de quelques-unes des réussites de Cuba qui, d’après lui, étaient à notre portée.

J’ai demandé à ses amis « historiques » avec qui il fonda la CNEH d’évoquer quelques souvenirs de ce camarade de combat. Pour Carl Henri Guiteau, « Jean Ma était un amoureux des mots et des phrases, et possédait une dialectique en harmonie avec le réel. Brillant et humble, il nous laisse cette pureté d’âme des bâtisseurs d’avenir ».

André Lafontant Joseph cachant avec peine son émotion nous confia : « Jean Ma était à la fois un syndicaliste convaincu, un sportif, un penseur qui souvent surprenait par la profondeur de ses analyses et l’acuité de ses questionnements…Il croyait dans l’éducation comme levier de transformation de l’individu et la société ».

Lyne Magron, une des militantes qui a côtoyé de près Jean Marie,et qui fut responsable de l’association des enseignants de Port-au-Prince se souvient d’un : « Jean Marie […] un esprit foisonnant d’idées nouvelles et parfois provocatrices…le rédacteur des discours bien tournés de la CNEH. Et toujours le mot pour rire ».

Michel Soukar a joué au football avec lui dans le quartier de Thor à Carrefour, dominé par les hauts fourneaux de l’usine Haïti métal. Michel aussi lui a consacré ces quelques mots en résumant ainsi l’ami disparu : « fervent lecteur, grammairien, sportif, il admirait Camus qui alliait foot et culture. Il passa sa vie à gérer une respectable pauvreté, refusant les accointances pernicieuses. Un homme simple, convaincu, sans arrogance [...] Il mérita d’être mieux connu, mais fuyait le vedettariat ».

Voici donc l’homme qui nous a quittés et qui comme Racine dont il a fait de ses œuvres son territoire aurait pu dire « si on me donnait le choix entre vivre et mourir, je serai dans l’impossibilité de choisir ».

Roody Edmé

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