L'épidémie de cholera en Haïti vue par Avocats sans frontières Canada (ASFC)

Le National s’est entretenu avec Me Pascal Paradis, directeur général d’Avocats sans frontières Canada (ASFC) dans le cadre de la conférence multidisciplinaire sur le choléra en Haïti. « Les catastrophes de l’ampleur de l’épidémie de choléra en Haïti requièrent une réponse exceptionnelle dans tous les domaines », prévient Me Pascal Paradis.

Le National : Vous êtes directeur général d'Avocats sans frontières Canada. Pouvez-vous nous dire un peu plus vous concernant?

Pascal Paradis : Je suis l’un des cofondateurs d’Avocats sans frontières Canada (ASFC) en 2002. J’en suis le directeur général depuis 2005. Reçu au Barreau du Québec en 1994, j’étais, avant de m’engager avec ASFC, avocat plaideur, puis avocat de transactions internationales avec un grand cabinet canadien. C’est par désir de travailler avec et pour les personnes en situation de vulnérabilité que j’ai quitté la pratique privée en 2004. Apprendre et partager avec des défenseurs des droits humains, agir pour la justice et la paix, combattre de manière concrète l’impunité, la corruption, la discrimination, les inégalités, voilà ce qui m’anime.

LN: Pouvez-vous nous présenter l’organisation Avocats sans frontières Canada et le travail qu'elle fait en Haïti depuis 2005?

PP: ASFC est une organisation de la société civile. Nous sommes une association de juristes et de professionnels de la coopération dont la mission est de contribuer à la mise en œuvre effective des droits humains en favorisant l’accès à la justice et à la représentation juridique. Nous sommes donc très spécialisés plutôt que généralistes : nous utilisons le droit comme instrument de changement. Notre siège est à Québec et nous avons des bureaux dans sept pays et des activités dans une demi-douzaine d’autres pays. Nous sommes 140 personnes à travailler à temps complet pour ASFC, toujours en appui à des partenaires locaux. C’est-à-dire que nous ne plaidons pas nous-mêmes les cas. Nous renforçons les capacités de nos partenaires en favorisant le partage des meilleures pratiques et leçons apprises partout dans le monde. Ce ne sont donc pas des échanges seulement entre le Canada et un pays en particulier, mais des échanges multilatéraux auxquels nous contribuons.

Nous sommes actifs en Haïti depuis 2005. Nous avons réalisé plusieurs projets en appui à différents partenaires. Actuellement, nous sommes à la troisième année d’un projet de cinq ans appelé Accès à la justice et lutte contre l’impunité (AJULIH). Il y a trois grands axes à ce projet : le premier est l’appui à l’Office de la protection du citoyen et de la citoyenne d’Haïti dans sa mission de documentation des violations des droits humains, de réception des plaintes des citoyens et de recommandation à l’État haïtien. Le deuxième axe est celui du soutien aux organisations de la société civile et aux groupes d’avocats qui représentent les victimes de violations de droits humains dans leur quête de justice, particulièrement en matière de violences faites aux femmes. C’est donc un appui à la lutte contre l’impunité et la corruption. Le troisième axe est celui de la participation citoyenne, de la sensibilisation et de l’éducation populaire sur les droits humains et la justice, qui se réalise par l’entremise d’un appui à la Fondation connaissance et liberté (FOKAL).

LN: Vous êtes en Haïti pour participer à la conférence interdisciplinaire sur le choléra, organisée par Avocats sans frontières Canada et l’Institut interuniversitaire de recherche et de développement (INURED) autour du thème : « Comment répondre aux besoins des victimes du choléra en Haïti? ». À quoi peuvent s’attendre les victimes du choléra à l'issue de cette conférence ?

PP: Nous étions plus 85 le mercredi 15 janvier à Port-au-Prince pour discuter des meilleures façons de répondre aux besoins des victimes, dont une vingtaine de victimes elles-mêmes et dirigeants d'associations qui les regroupent ou les représentent: Mouvman moun viktim kolera (MOMVIK), Organisation des victimes du choléra en Haïti (OVICH), Asosyasyon viktim kolera Kafou (ASOVIKK), Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (PAPDA), Cabinet d'avocats spécialisés en litige stratégique de droits humains (CALSDH), Bureau des avocats internationaux (BAI), Institut pour la justice et la démocratie en Haïti (IJDH), etc. Il y avait aussi plusieurs des principaux acteurs de la lutte contre le choléra depuis dix ans : médecins, journalistes, chercheurs, intervenants sociaux… Une étude réalisée par l'Institut interuniversitaire de recherche et de développement (INURED) et ASFC a fait ressortir les besoins, attentes et priorités des victimes et a démontré la faisabilité d'un programme de soutien individuel aux plus grandes victimes de l'épidémie. Il y avait beaucoup d’énergie dans ce groupe, une réaffirmation sans équivoque de la volonté des victimes de continuer à lutter pour leurs droits, et un message clair qu’elles exigent d’être au cœur de toutes les discussions et décisions. L’espoir est d’ailleurs que l’étude soit un outil pour le dialogue entre la société civile, l’État haïtien et l’ONU.

LN: Dans un rapport du ministère haïtien de la Santé publique et de la Population (MSPP), il fait mention d’une diminution du nombre de cas suspects de choléra à 81 % en 2019, comparé à la même période de l’année dernière. Ne croyez-vous pas que l'éradication du choléra pourra disculper les Nations unies dans ce dossier ?

PP: Il est vrai que l’épidémie de choléra semble en voie d’être éradiquée. Le dernier cas confirmé de choléra qui a été officiellement recensé remonte au 4 février 2019. C’est un résultat important, auquel l’ONU a contribué en collaboration avec les autorités sanitaires haïtiennes et des organisations citoyennes, d’ailleurs. Il faut le souligner. Mais cela ne change rien à la question de la responsabilité de l’ONU. Les victimes continuent de réclamer la vérité, elles veulent être entendues, elles veulent obtenir réparation. Et c’est justement parce que l’épidémie est maintenant en voie de disparaître qu’il faut s’assurer que les ressources disponibles soient investies là où elles compteraient le plus : pour répondre aux besoins des victimes.

LN: Pensez-vous qu'on finira un jour par établir la responsabilité des Nations unies dans cette affaire?

PP: Grâce au courage et à la persévérance des organisations qui regroupent et représentent les victimes, des batailles importantes ont déjà été remportées. Ainsi, le secrétaire général des Nations unies Ban Ki Moon a présenté des excuses officielles au peuple haïtien en 2016, et l’ONU a publié sa nouvelle approche relative à la lutte contre le choléra cette même année. L’ONU a également mis en place un fonds à contribution volontaire pour réaliser les projets prévus dans cette nouvelle approche. Une partie de la vérité a pu être connue grâce au travail d’enquête des journalistes, aux actions de plaidoyer des associations de victimes et des organisations de la société civile haïtiennes, aux livres d’acteurs clés sur le dossier comme Ricardo Seitenfus et le docteur Renaud Piarroux, aux recours en justice en Haïti et aux États-Unis, mais il y a encore beaucoup de travail à faire. Si les victimes et les organisations qui les représentent restent mobilisées, et avec l’aide des personnes de bonne volonté de chaque côté, il y a de l’espoir. Nous restons quant à nous fermement engagés.

LN: Les dommages causés par le choléra sont d'ordre moraux et matériels collectifs comme le dit Seitenfus. Près d'un million de cas suspects et dix mille décès institutionnels ont été recensés depuis 2010. Si l'on ajoute les cas suspects et les cas de décès communautaire, le bilan sera tout simplement effrayant. Qu'est-ce qui, selon vous, pourra réhabiliterer ces milliers de victimes ?

PP: C’est un défi colossal. Mais il y a des façons d’aider Haïti à surmonter l’épreuve grâce à des projets de nature collective tout en venant en aide de manière spécifique, individuelle, aux plus grandes victimes du choléra. Des projets destinés aux collectivités affectées par le choléra dans les régions de Mirebalais et du Cap-Haïtien sont en cours de réalisation avec l’appui de l’ONU. Mais il n’y a pas de projets d’aide individuelle pour les plus grandes victimes actuellement sur la table. L’étude de faisabilité réalisée par INURED et ASFC démontre pourtant la faisabilité de mécanismes d’identification des plus grandes victimes et d’octroi d’une aide particularisée pour elles. Ça devient donc une question de volonté – celle des victimes elles-mêmes, celle de l’ONU, de l’État haïtien, de la communauté internationale – et de moyens. C’est vrai que ça coûterait cher, mais les opérations de l’ONU en Haïti ont déjà coûté des milliards. Une partie de ces fonds aurait pu être utilisée pour prendre en charge les victimes de la maladie. Il est possible de faire mieux que les 20 M$ actuellement disponibles dans le fonds créé pour le choléra.

LN: En août 2016, l’ancien secrétaire général Ban Ki-moon a présenté ses excuses aux Haïtiens pour le rôle joué par l’ONU dans l'introduction du choléra en Haïti. Malgré tout, la nouvelle approche proposée par le SGUN n'a pas abouti à réunir les 400 millions nécessaires pour le dédommagement direct et le soutien institutionnel pour la mise en place des infrastructures adaptées. Qu'est-ce qui selon vous, suscite ce manque d'intérêt de la communauté internationale envers Haïti ?

PP: La communauté internationale et beaucoup d’Haïtiennes et d’Haïtiens ont les yeux tournés vers d’autres défis. Les crises se sont succédé depuis le début de l’épidémie en 2010. Aujourd’hui on parle surtout du scandale Petrocaribe et du « peyi lòk ». Mais les impacts du choléra se font toujours sentir, et ils sont très graves. Les victimes continuent de souffrir de la perte de membres de leur famille, de proches, d’un gagne-pain, de la stigmatisation. Il faudra au moins une génération pour s’en remettre. Et tout cela est lié : on parle de lutte contre l’impunité, de meilleures conditions de vie, de justice et de réparation dans tous les cas.

Il y a aussi le discours officiel prévalant actuellement qui n’aide peut-être pas à faire lever la solidarité internationale. On entend beaucoup « ce n’est pas faisable », « il n’y a pas d’argent », « c’est compliqué », sans compter que tout le monde marche sur des œufs parce qu’« on ne peut pas parler de responsabilité de l’ONU ni de réparation ». Il faut changer cet état d’esprit. C’est vrai que c’est complexe, mais il faut d’abord de la conviction. La crédibilité et la légitimité de l’ONU et de la communauté internationale sont en jeu, c’est aussi dans leur propre intérêt de faire tout en leur pouvoir pour les préserver. Je sais qu’il y a des gens convaincus, de bonne volonté, des alliés qui le savent et agissent en conséquence.

LN: Les organisations de victimes comme l’Asosyasyon viktim kolera Kafou ( ASOVIKK) et les avocats du BAI ont toujours fait valoir leur volonté d'obtenir réparation sous forme de paiement direct. Cependant, le montant récolté est moins de 20 millions pour l'année 2020. Comment comprenez-vous cela ?

PP: L’objectif fixé par l’ONU pour mettre en œuvre la nouvelle approche à travers le fonds du choléra est de 400 M$. Seulement 20 M$ ont été récoltés jusqu’à maintenant dans le contexte dont on vient de discuter. La réparation individuelle sous forme de paiements directs est une hypothèse de travail qui a initialement été posée tant par l’ONU elle-même que par les victimes. L’étude de faisabilité d’INURED et ASFC démontre que les victimes elles-mêmes, même si elles expriment une préférence pour une telle forme d’aide, sont très lucides quant aux avantages, inconvénients et risques d’une telle approche, et les associations qui les représentent sont prêtes à considérer plusieurs options. L’ONU et la communauté internationale doivent – et peuvent – dialoguer de façon franche, transparente et continue avec elles pour considérer toutes les options. Les victimes sont les premières concernées, elles devraient être au centre de toutes les discussions, de toutes les étapes de tous les processus, y compris en ce qui concerne le type d’assistance le plus approprié en fonction de leurs besoins et des ressources disponibles.

LN: « L’amélioration de la sécurité alimentaire a été un élément clé pour contrôler la flambée de choléra survenue au Pérou dans les années 90 et, de la même manière, cette amélioration est essentielle en Haïti », a écrit Dr Carissa F . Étienne, directrice de l’Organisation panaméricaine de la Santé. Comment jugez-vous cette approche?

PP: Les catastrophes de l’ampleur de l’épidémie de choléra en Haïti requièrent une réponse exceptionnelle dans tous les domaines, dont la sécurité alimentaire fait partie, au même titre que le droit à l’eau, à des soins de santé, à des infrastructures sanitaires adéquates, à la justice, etc. Les leçons apprises et meilleures pratiques développées ailleurs sont à cet égard très utiles, mais doivent toujours être adaptées au contexte haïtien en fonction des besoins et attentes exprimés par les victimes et les organisations qui les représentent.

Le National : « Je comprends assez vite, qu’en fait, on compte sur moi pour dire des choses que d’autres ne peuvent, ou ne veulent pas dire », s’est ainsi exprimé l'épidémiologiste Renaud Piarroux. Et Ricardo Seitenfus pour sa part, a affirmé que : « jamais l'ONU n'a traité un État membre, de plus un État fondateur, de manière aussi cavalière dont font l'objet Haïti et son peuple ». Vous en pensez quoi?

Pascal Paradis : Il y a eu des avancées et des efforts qu’on doit de reconnaître, notamment pour enrayer l’épidémie elle-même et pour débuter des projets collectifs dans certaines régions, mais la réponse donnée jusqu’ici est loin d’avoir été à la hauteur. L’épidémie de choléra en Haïti est un cas d’une ampleur sans précédent. On peut et doit faire beaucoup mieux, beaucoup plus pour réparer les souffrances et les dommages qui ont été causés. Ce sont les Haïtiennes et les Haïtiens qui ont le pouvoir d’exiger cela. De tous les temps et partout dans le monde, il y a une constante : c’est la société civile qui génère le changement, qui pousse les institutions à satisfaire à leurs obligations. Si on baisse les bras, si on n’en parle plus, alors l’affaire risque de tomber dans l’oubli, et certains pourront dire que c’est réglé, qu’« on a fait tout ce qu’on a pu ». Mais si les Haïtiennes et Haïtiens continuent d’exiger la vérité et la justice haut et fort, s’ils continuent de demander réparation, en tout temps et en tout lieu, à chaque interaction avec le gouvernement d’Haïti, avec l’ONU, avec les agences et ONG internationales, alors on peut espérer des résultats.

Propos recueillis par :

Lesly SUCCÈS

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