PANDEMIE L’histoire n’est pas toujours d’un grand secours

L’historien Malte Thießen vient d’écrire un ouvrage sur le coronavirus qu’il aborde du point de vue de l’histoire sociale. Dans une interview accordée à une revue allemande (1), il explique pourquoi les épidémies précédentes n’ont pas appris grand-chose aux humains et ce qui peut les aider à prévenir les crises futures.

Quand une épidémie surgit, les humains ont toujours tendance à scruter le passé pour essayer de comprendre le présent. « C'est ainsi que les gens fonctionnent : quand quelque chose de nouveau arrive, nous voulons pouvoir l'encadrer, le comprendre, le contrôler. Et c'est là que le regard en arrière aide. » Au point que dans certains débats publics, l'histoire est devenue « une boîte à outils dans laquelle chacun a puisé ce qui lui convenait pour étayer ses propres arguments ».

 

Mais si ces connaissances sur la grippe espagnole, la peste et d’autres pandémies anciennes ne nous aident pas à avoir une attitude plus rationnelle, c’est parce que la société actuelle est différente de celles des temps anciens, dit Thießen. Nous sommes finalement le produit de notre temps. « Le virus n'est pas quelque chose qui nous tombe dessus comme ça. Nous devons voir comment la société réagit, quelles mesures elle prend, comment nous nous organisons tous ensemble faire face à la menace. Les conditions sociales et les valeurs de la société d’aujourd’hui sont différentes de celles du temps des pandémies précédentes. » Mais pour ce qui est des réactions, elles sont restées les mêmes : la recherche de boucs émissaires, la stigmatisation, etc. Comme au Moyen-Âge.


Comment expliquer cet « échec collectif » dont parle l'historien britannique de la médecine Mark Honigsbaum en ce qui concerne la gestion du coronavirus alors que le monde était pourtant prévenu ? Pour le scientifique, le monde vit à l’ère de l’immunité. « Grâce aux antibiotiques, aux programmes d'aide systématiques, nous ne considérons plus les maladies infectieuses comme une menace, fait-il remarquer. Nos parents savaient encore que les maladies infectieuses faisaient partie de la vie et pouvaient être mortelles. » Ce serait ce sentiment de sécurité qui aurait rendu les contemporains quelque peu aveugles à leur propre vulnérabilité. La solution serait, selon  Thießen, « d’abandonner cette assurance ».

 

Deuxièmement ce qui s’est passé avec la grippe porcine des années 2009/2010 est aussi pour beaucoup dans cette débâcle, pense-t-il. À l’époque, un vaccin a été mis au point en très peu de temps, ce qui aurait, selon lui, renforcé le sentiment de sécurité immunitaire des gens. « De plus, le virus de la grippe porcine s'est avéré relativement inoffensif, les gigantesques réserves de vaccins étaient donc superflues. » Résultat : on a vertement critiqué « l'hystérie et l'alarmisme » à l’époque. « La grippe porcine est entrée dans notre conscience collective comme un exemple dissuasif d'activisme aveugle. »

 

La troisième raison de cet insuccès est qu’on pensait au début que la Covid-19 était l'épidémie des autres. « Celle des Chinois qui mangeaient soi-disant des chauves-souris, qui vivaient et travaillaient complètement à l'étroit, selon le stéréotype. Nous pensions : une telle chose ne peut pas nous arriver. Une erreur fatale. Notre arrogance nous a été fatale. »

 
La santé avant l’économie

Comparant le SARS-COV2 à toutes les épidémies précédentes, Thießen constate qu’il est la seule maladie au cours de laquelle toute une société a été mise en mode stand-by et un consensus relativement large en faveur des restrictions massives a été trouvé. Il pense qu’au début les gens ont accepté sans trop se plaindre les lockdowns, les fermetures d'écoles et les couvre-feux « parce qu’ils ont aujourd'hui une autre perception des risques, un tout autre souci pour les personnes âgées et les malades que par exemple lors de la grippe de Hong Kong à la fin des années 60 ».

 

Depuis l’Antiquité, explique Thießen, à chaque nouvelle épidémie, l’économie passait avant la santé. Le coronavirus est la première pandémie dans laquelle on a vu le pendule pencher en faveur de la santé et la sécurité au-dessus de la liberté. Cela ne s’était encore jamais produit dans l'histoire. Si les gens ont accepté des pertes économiques qui étaient impensables auparavant, c’est parce qu’ils pouvaient se le permettre. « Je ne suis pas sûr que nous aurions agi de la même manière au plus fort de la crise bancaire de 2008. Mais nous avons fait face à cette pandémie en prenant appui sur une base économique relativement solide, l'État pouvait verser des compensations massives. »


A cela s'ajoute manifestement une « appréciation des risques généraux de la vie différente que dans les années 60 ». Thießen constate aussi que les Européens d’aujourd’hui n’acceptent plus aussi facilement que des gens meurent tout simplement parce qu'ils sont malades. « Aujourd'hui, affirme-t-il, nous pouvons vivre différemment et plus longtemps avec des maladies préexistantes. Nous considérons qu'une prise en charge médicale optimale et un âge avancé vont de soi. Ce faisant, nous oublions que cet automne doré est un acquis relativement récent. »


Même si dans son livre, il fait l’éloge de la solidarité sociale pendant la pandémie, notamment la protection des personnes âgées et des pré-malades, il reconnaît toutefois que les adolescents ont été au début tenus à l’écart. Ils ont été considérés comme une menace et leurs besoins ont été trop longtemps ignorés.

 

Comme historien, il a été « effrayé » par les failles sociales qui sont apparues lors de la pandémie. « Justement parce que c'est un constat vieux comme le monde que les pandémies ont toujours été les grandes créatrices d'inégalités dans l'histoire. Les plus pauvres et les plus défavorisés socialement ont non seulement un risque d'infection plus élevé, mais souffrent aussi davantage des mesures d'endiguement. La possibilité de l’enseignement à distance doit pouvoir être envisagée. Le fait que la politique n'ait pas pensé à cela m'a semblé être un témoignage d'extrême pauvreté. »

 

La solidarité internationale aussi n'a été qu'embryonnaire alors qu’il faudrait « concevoir l'immunité de manière globale ». Il croit que ce n'est que si tout le monde est protégé que nous le serons aussi. C’est l’une des leçons à tirer de la pandémie, c’est que nous devons nous considérer davantage comme faisant partie d'une communauté mondiale et renforcer en conséquence la conscience de la vulnérabilité au niveau mondial. « Les crises désormais doivent être considérées sous un angle global, planétaire, mondial : elles sont notre problème à tous. »

 

Thießen fait aussi remarquer que jamais un événement n'a été aussi largement documenté. Cette diversité des sources est une « nouveauté absolue » dans la perspective de l'histoire contemporaine, même « une chance unique que nous devons saisir ».

 

Quelles leçons pouvons-nous tirer de la pandémie de coronavirus et qu'est-ce qui rend une société, plus résistante aux crises ?, demande-t-on à l’historien des maladies. « Nous devons arriver à la conclusion banale, dit-il, que la crise, c'est nous, le changement climatique, c'est nous. Ce n'est pas quelque chose d'extra-terrestre qui nous tombe dessus, mais qui résulte de notre mode de vie, de notre comportement, de nos conditions. Nous avons donc aussi le pouvoir de changer les choses. »

 

Une chose bizarre, relève-t-on cependant : si avec le coronavirus, la santé avait la priorité sur l'économie, ce n’est pas le cas pour la crise climatique. Pour Thießen, la raison est que ce virus est perçu comme une menace concrète, un risque qui nous concerne directement. C'est pourquoi des ressources très différentes de celles habituellement mobilisées ont été mises en œuvre. Mais pour le changement climatique, c'est différent parce qu’il se produit insidieusement, il est projeté dans un avenir lointain. « Il faudrait que le problème se rapproche de nous pour que davantage de choses se passent. Si le changement climatique a un impact tangible, comme cet été avec les inondations catastrophiques, beaucoup de choses seraient soudain possibles. »

Huguette Hérard

 
N.D.L.R.

(1) Né en 1974 en Allemagne, Malte Thießen dirige l'Institut d'histoire régionale de Westphalie (LWL-Institut für westfälische Regionalgeschichte) à Münster (Allemagne). Après son doctorat à Hambourg, il a été professeur junior à l'université d'Oldenburg et a travaillé au German Historical Institute de Londres. Son dernier ouvrage s’intitule « Auf Abstand: Eine Gesellschaftsgeschichte der Coronapandemie » (« A distance : une histoire sociale de la coronapandémie »). L’interview conduite par Katja Iken et Eva-Maria Schnurr a paru dans le « Der Spiegel » du 3 novembre 2021.

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