Quand les slogans révèlent des mécompréhensions partagées : le cas des « timoun 2000 »

Le slogan « timoun 2000 » est très utilisé par les locuteurs haïtiens. Mais le message véhiculé pose problème à certaines gens à tel point qu’il fait l’objet de bannissement et/ou d’interdiction. Dans cet article, il est tenté de montrer, d'une part, qu’il y a un rapport entre l’expression « timoun 2000 » (le mot) et ce qu’est « timoun 2000 » (la chose), et, d'autre part, que ce slogan ne peut être ni banni ni interdit.

 

Introduction

Depuis l’antiquité, il y a un débat parmi les philosophes entre ce que l’on dit et ce qui est. Ils cherchent à savoir s’il y a un certain rapport entre le réel et ce que l’on dit du réel ou encore sur le réel. De là découle la notion de vérité. Depuis Aristote passant par Thomas d’Aquin, il y a vérité si ce que l’on dit correspond à ce qui est : « Veritas est adæquatio intellectus et rei. » C’est donc un débat entre le mot et la chose (Quine) ou entre les mots et les choses (Foucault). Si ce débat perdure dans le monde intellectuel, il y a pourtant quelque chose sur lequel on est censé d’accord : on ne peut pas contester l’existence des choses puisqu’il s’agit des données objectives. L’expression « Timoun 2000 » occupe l’actualité depuis plusieurs mois en Haïti. Le sens de ce slogan est ambigu dans la mesure où il donne lieu à plusieurs interprétations. Pour certains, elle n’est qu’un simple slogan qui vient s’ajouter à la longue liste qu’a déjà connu le pays comme « Fè wana mache », « Ti mamoun » ou encore « Men madan papa » (Joseph, 2021). Pour d’autres, ce n’est pas un simple slogan, mais il cache quelque chose derrière, c’est-à-dire un conflit d’ordre intergénérationnel voulant responsabiliser les ‘timoun’ de génération 2000 des dérives de toute sorte de la société (Joseph, 2021 ; Adely, 2021 ; Philipe, 2021).

Considérant la seconde approche, qui est plus partagée, il importe de savoir s’il existe un rapport entre l’expression « timoun 2000 » et ce qu’est réellement « timoun 2000 ». Autrement dit, s’il y a une certaine vérité entre l’expression et ce que l’on dit de l’expression. L’opinion commune veut réduire ce slogan à un conflit intergénérationnel et le bannir et/ou l’interdire. En partant du postulat qu’il existe  un rapport entre le mot et la chose, il va s’agir, dans notre cas, de montrer, d’une part, qu’il existe un rapport entre ce qu’est « timoun 2000 » et ce que l’on en dit, de l’autre, que ce slogan ne peut être ni banni ni interdit. En vue de bien asseoir nos réflexions, nous commencerons par définir les slogans en général pour arriver ensuite aux mécompréhensions de l’expression « timoun 2000 ».

 

Les slogans : tentative de définition

Les définitions de slogans abondent dans les ouvrages, articles, dictionnaires. Nous présentons ici quelques-unes qui nous semblent plus essentielles. En effet, « C’est une formule concise et expressive, facile à retenir, utilisée dans les campagnes de publicités, de propagande pour lancer un produit, une marque ou pour gagner l’opinion à certaines idées politiques ou sociales. » (Trésor de la langue française informatisé). Pour Buffon (2002 : 166), il s’agit d’une « formule courte et frappante qui fait passer son caractère péremptoire sous une forme facile à retenir  et agréable à répéter. » A cela, Alice et Claire (2019) ajoutent que le slogan n’a pas seulement un caractère agréable, mais évoque aussi des propriétés stylistiques ou formelles qui favorisent la facilitation de la mémorisation, la scansion ou encore la déclamation. De ces définitions, il convient de remarquer que les slogans, de par leur concision, ne sont pas trop différents des énoncés parémiques (proverbes, maximes, aphorismes…). Ils ne sont pas non plus différents, de par leur caractère répétable, des phénomènes de réitération constitutifs de la phraséologie et de l’organisation (Charaudeau et Maingueneau, 2002). Signalons, en passant, que le phénomène de réitération pullule en créole haïtien (voir Dorcé, Jan bèl bèl !). Par ailleurs, les slogans font l’objet de critiques, c’est la raison pour laquelle ils sont accusés de « court-circuite[r] la réflexion et l’esprit critique. » (Buffon, 2002 : 166). En ce sens, les slogans suivent un certain conformisme et dogmatisme.

Toutefois, il est accepté que les slogans décrivent  la réalité ou presque ; ils expriment le réel. De ce fait, les slogans ont une portée locutionnaire. Mais ils ont aussi une portée perlocutionnaire au sens d’Austin (1962) dans la mesure où ils font agir et ré-agir. Dire d’une fille qu’elle est une « Madan papa » peut déclencher quand même une réaction chez elle. Bien sûr, la réaction peut ne pas être celle à laquelle on s’attendait. Ce qu’exprime le locuteur peut être une injure ou un compliment, qui sait ? D’où la portée illocutionnaire des slogans. Alors les slogans ne disent pas seulement des choses, mais ils font dire des choses. Mais si les slogans, comme nous venons de le voir, décrivent la réalité, pourquoi « timoun 2000 », en étant un,  pose problème pour certains ?

 

« Timoun 2000 » : rapport entre le mot et la chose

Il est difficile de dater exactement l’apparition de l’expression « timoun 2000 » et à quel moment elle attire l’attention des locuteurs haïtiens. Mais il semble que l’expression ait connu son émergence à travers les réseaux sociaux (Cf. Joseph, 2021). Esmiline Azor souligne que le slogan vise à dénigrer la génération 2000, car il réduit les filles à une machine sexuelle. Pour elle, la dénomination « timoun 2000 » n’est pas convenable, il faut parler de « ti medam 2000 yo » en raison, argumente-elle, de l’exclusion des jeunes garçons (Joseph, 2021). Si effectivement les jeunes de la génération 2000 font l’objet de certains reproches, cela ne devrait pas poser problème puisque le mot ne fait qu’exprimer la chose. Mais le problème semble résider dans la vérification de ces reproches.

Il est vrai que nous ne disposons pas assez de données scientifiques montrant le bien-fondé des reproches adressés aux « timoun 2000 », mais d’après nos observations, il y a une décadence juvénile caractérisée par une paresse intellectuelle au profit des choses banales durant la dernière décennie en Haïti. En termes de causes, les réseaux sociaux peuvent être considérés comme un élément. La technologie met à la disposition des jeunes des outils d’apprentissages, mais « timoun 2000 », pour la plupart, n’en profitent pas. Il suffit de remarquer qu’un texte de cinq minutes est jugé trop long pour être lu. En revanche, des heures peuvent être consacrées à des films/vidéos.

D’autres caractéristiques sont attribuées aux « timoun 2000 ». Le sociologue Alcimé Lundi en a identifié dix (voir Le port-au-princien, les caractéristiques des « timoun 2000 »). Évidemment nous ignorons comment le sociologue parvient à ces données, ce qui nous met dans l’embarras de les reprendre ici. Toutefois, une caractéristique nous parait judicieuse : leur flexibilité sexuelle. Par cette dernière, l’auteur apporte la précision suivante : « Tola lito pour trouver un (e) copain (ine) est terminé. Avec les ‘timoun 2000’, il n'en a plus. Ils plient à la minute qu'on leur courtise. » Cette flexibilité sexuelle est due à leur situation socio-économique difficile (Dorcé, A paraitre). Lorsqu’on parle de flexibilité sexuelle en rapport aux « timoun 2000 », on fait référence uniquement aux filles ; mais les autres reproches concernent aussi les garçons. D’où la dénomination « timoun 2000 » ne pose pas en réalité de problème, contrairement à l’opinion d’Esmiline Azor (Cf. Supra).

Les dérives que l’on attribue aux « timoun 2000 » ne portent pas sur un conflit intergénérationnel, contrairement à ce que prétend Philipe (2021), comme si la génération des années 90 est responsable des dérives de la génération précédente, qui est elle-même responsable de celles de la génération antérieure et ainsi de suite. En ce sens, on finit par tomber dans une réduction simpliste à l’infini. Ce qui importe, c’est qu’il existe effectivement une génération 2000 que l’on peut questionner sans porter la réflexion sur la période précédente. L’expression « timoun 2000 » pose tellement de problèmes qu’elle fait l’objet d’interdiction et de bannissement (Adely, 2021 ; Joseph, 2021).

 

« Timoun 2000 » : interdit d’interdire

Pour comprendre que les slogans ne peuvent être interdits ni bannis, il faut rappeler comment ils ont émergé. En effet, les slogans émergent dans des situations spécifiques et ont un objectif spécifique. Le linguiste Renauld Govain ne cesse de rappeler l’objectif des slogans (Garçon, 2021 ; Joseph, 2021). Ainsi, Govain souligne « l’objectif est de toucher la sensibilité linguistique de l’interlocuteur. Sans la notion d’intersubjectivité, le slogan n’aurait pas de sens pour le locuteur. » (Joseph, 2021). Les slogans sont conçus parfois en Haïti comme quelque chose fabriqué par un groupe de locuteur qui n’a pas vraiment de rapport avec la réalité. Cette conception doit être dépassée car ils naissent de notre réalité, c’est-à-dire de ce que nous vivons au quotidien.

En fait, la réalité de la chose s’exprime à travers le mot. Si l’expression timoun 2000 a émergé d’une situation spécifique, elle ne peut être utilisée dans une situation différente. En ce sens, il y a une certaine adéquation entre le mot et la chose. Mais Govain est beaucoup plus explicite lorsqu’il ajoute « l’intersubjectivité est à considérer de manière générale. […]. Les slogans naissent dans des situations spécifiques et sont utilisés dans situations semblables. » (Joseph, ibid.). Alors, on peut dire que les reproches adressés aux « timoun 2000 » ne sont pas totalement absurdes comme nous laissent croire plus d’un.

 

Pour ne pas conclure

Les slogans sont nés dans un espace-temps bien déterminé. Contrairement à la conception simpliste voulant que les slogans viennent de nulle part, ils viennent de quelque part. Et ce ‘quelque part’ est la réalité de tous les jours. Concernant l’expression « timoun 2000 », elle ne fait pas l’exception puisque, de toute évidence, elle est un slogan. Si l’on fait un ensemble de reproches aux « timoun 2000 », c’est parce qu’il existe des « timoun 2000 » dans un espace-temps ayant permis à l’expression de voir le jour. En ce sens, « timoun 2000 » reste un slogan qui ne fait que refléter la propre réalité des enfants de la génération 2000. Si bien que le dicton latin le dit avec à propos : « Ex nihilo nihil fit. » C’est la raison pour laquelle il est inutile de chercher à le bannir et/ou à l’interdire

Si cette expression pose problème à certains, il y a lieu de leur annoncer une bonne nouvelle : qu’ils ne s’inquiètent pas parce qu’elle va disparaitre comme celles, jadis, les plus dérangeantes. Mais si elle va disparaitre, c’est pour permettre à d’autres de voir le jour, car la réalité aura toujours besoin des mots/des expressions pour l’exprimer, c’est souvent les slogans qui le font le mieux dans des contextes spécifiques. S’il est vrai que le mot exprime la chose, on pourrait demander toutefois si le mot ne peut en quelque sorte trahir l’idée de la chose, i.e. s’il ne peut pas y avoir une inadéquation entre le mot et la chose. Les réflexions du philosophe Henri Bergson (1938) pourraient nous aider à nuancer la question, mais nous ne développons pas ce point ici.

Francklyn DORCÉ,

Université d’État d’Haïti

 

Références

ADELY Molière, 2021, « Timoun 2000 yo : l’expression qui cloue au pilori les jeunes de la génération 2000 », Enquet’Action, 1e décembre 2021

ALICE Krieg-Planque, CLAIRE Oger, 2019, « Slogan », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critiques, 19 décembre 2019

AUSTIN John L., 1962, How to things with words, Oxford, Oxford Press University, trad. fr. de G. Lane, Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1970 

BERGSON Henri, 1938 [1900], Le rire, Paris, Librairie Felix Lacan

BUFFON Bertrand, 2002, La parole persuasive. Théorie et pratique de l’argumentation rhétorique, Paris, PUF.

CHARAUDEAU Patrick, MAINGUENEAU Dominique, 2002 (dirs), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil.

DORCÉ Francklyn, 2021, « Jan bèl bèl : une simple tautologie ? De grandes différences linguistiques et philosophiques », Le National, 23 septembre 2021

DORCÉ Francklyn, A paraitre, « Etid sosyolenguistik vyolans senbolik sou fanm nan mizik Rabòday ann Ayiti », Kreyoliti.

GARCON Jeff M., 2021, « Se zen svp ? Ou t ap ri m. Byen pase. W ap jwenn sa. Que disent les slogans sur nous ? », Enquet’Action, 9 juin 2021

JOSEPH John C., 2021, « Timoun 2000 ; entre marginalisation et acceptation », Rezo Nòdwès, 29 novembre 2021

PHILIPE Davidson, 2021, « ‘Timoun 2000’ : au-delà des interdits sexuels », Fernando live news, 29 Octobre 2021

Trésor de la langue française informatisé (TLFI), « Slogan », https://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/affart.exe?19;s=22895631145;?b0

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

6 COMMENTAIRES