Une politique nationale pour concilier la santé et l’éducation

Première partie

D’abord, comprendre la santé autrement

À la mémoire du Dr Paul FARMER, un grand ami d’Haïti, ardent  défenseur de l’équité et de la justice sociale

« L’on ne choisit pas sa mission ; c’est elle qui nous choisit »

Dr Gary SchwartzCette série d’articles vise à éclairer le  lecteur  sur la Politique nationale de Santé scolaire élaborée  par le ministère de l’Éducation nationale avec le support du Ministère de la Santé publique, du Réseau francophone  international  pour la Promotion de la Santé (REFIPS), de l’OMS, de l’UNICEF, de l’UNESCO, de la Chaire Éducation et Santé de l’UNESCO et de  l’Union Internationale de  Promotion de la Santé et d’Éducation pour la Santé (UIPES). Un certain nombre de passages sont tirés de mon livre « Comprendre la santé autrement » lequel sera publié  avant la fin de l’année 2022.

  1. Pourquoi une direction de santé scolaire au sein d’un ministère de l’Éducation ?

La santé et l’éducation constituent  une réaction  réversible.

  1. L’éducation améliore la santé.

L’éducation est un élément majeur de la santé des individus et des populations.(1) et (2) Elle exerce sur cette dernière une influence à la fois  directe et indirecte. L’influence directe se concrétise  via les connaissances acquises  en matière de santé, ce qui facilite la préservation de cette dernière. L’influence indirecte consiste en la promotion économique et sociale imputable à l’éducation,  ce qui  entraine une amélioration de la santé via ce qu’on appelle désormais les «  déterminants sociaux de  la santé ».   D’où l’expression  «Inégalités sociales de Santé »  ou ISS qui traduit le fait que les inégalités sociales (et économiques) se répercutent immanquablement sur le niveau de santé des individus et des populations. Autrement dit, plus votre statut socioéconomique s’élève, plus votre santé s’améliore, et vice-versa. Ce parallélisme étroit   a été baptisé «  gradient social de santé ».   Ces concepts de la  santé publique moderne  et de la  promotion de la santé ont été vulgarisés  grâce, notamment  aux travaux  de  recherche initiés en 1820 par le chirurgien français Louis-René Villermé et poursuivis, affinés, beaucoup plus tard par d’autres, notamment Richard  Wilkinson  et  Michael  Marmot. (3 )

  1. La santé  améliore l’éducation.

Une bonne santé (nutrition incluse) des écoliers, des universitaires et des enseignants est un élément important pour les résultats  de l’enseignement et pour la qualité de l’éducation. En effet, les problèmes de santé , la faim , la mauvaise alimentation entravent souvent l’assiduité scolaire, voire entrainent le décrochage.

 Par ailleurs, ce sont les acteurs éducatifs qui connaissent les structures et le fonctionnement du milieu éducatif et scolaire. Les actions sanitaires dans les écoles doivent être planifiées par eux, mais en concertation avec le Ministère de la Santé publique.  C’est justement  le rôle de la Direction Santé scolaire du ministère de l’Éducation nationale  de faire le lien entre ces deux secteurs, ces deux ministères. (1) et (2)

  1.  
  2. Qu’est-ce que la santé ?

Les définitions de la santé se sont  succédé à travers l’histoire. Il y a d’abord la vision fonctionnelle, la plus commune : la santé serait l’absence de maladie. L’on est en santé quand on n’est pas malade, quand la machine organique fonctionne adéquatement. Mais, comment savoir que cette dernière marche  bien, quand un grand nombre de maladies sont silencieuses, surtout à leur début?  Il y aurait ainsi deux pôles : le normal et le pathologique. Quelle est la frontière entre les deux? Il s’agit d’une question abondamment débattue par le médecin philosophe Georges Canguilhem. (4) et (5) Où se situer alors ? Comme le fait remarquer  Emmanuel Kant , « l’on peut se sentir bien portant…mais l’on ne peut jamais savoir que l’on est bien portant ».(6) Pour le savoir, il faut effectuer  des examens paracliniques?  Pourquoi le faire quand on n’a aucun symptôme ou signe?  À quel rythme? Qui doit-on cibler du point de vue populationnel? Dépistage systématique ou des groupes dits à risque ? À quel coût et pour quel résultat diagnostic ou thérapeutique? Par ailleurs, il existe également des malades imaginaires. Molière en savait long.

En 1946, L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a rejeté, dans sa charte fondatrice, cette définition fonctionnelle, à première vue objective, au profit d’une vision perceptuelle, totalement subjective: « La santé est un état complet de bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas en une simple absence de maladie ou d’infirmité. » La santé est donc assimilée au bonheur. Cette définition utopique entrainera plus tard, en 1981, une décision irréaliste, celle de rendre la santé accessible à toute la planète en l’an 2000.

Il existe toutefois une troisième vision dite adaptative,  plus réaliste, proposée en 1960  par l’agronome et écologiste, René Dubos. Cette définition  met l’accent sur l’équilibre entre l’homme et son environnement : « la santé est un état physique et mental  relativement exempt de gênes et de souffrances permettant à l’individu de fonctionner aussi longtemps que possible dans le milieu ou le hasard ou le choix l’ont  placé ». () Elle serait la résultante d’un équilibre dynamique, toujours précaire,  entre l’homme et  son environnement.

En réalité, la santé, tout comme la vie, l’amour, le bonheur, la mort, à  savoir  les choses les plus importantes de l’existence, sont les plus difficiles à définir, à mettre en mots, en concepts, en théories. Elles sont essentiellement faites pour être vécues.  Elle est donc  à la fois subjective et objective.

  1. Les déterminants  de  notre  santé

Dans l’imaginaire collectif, quand on parle de santé, l’on a tendance à se référer aux hôpitaux, aux  médicaments, aux  médecins, infirmières, auxiliaires, techniciens de laboratoire. etc.  Or, tout ceci ne constitue  que le « système de soin »  communément appelé «  médecine ». Cette « représentation sociale » de la santé s’avère fausse.   Il faut enlever ces verres déformants, autrement dit  changer de lunettes, c’est- à-dire de paradigme, afin de mieux appréhender la santé dans toute son immensité.

Elle dépend, en fait, d’une pluralité de facteurs appelés « déterminants de la  santé » et réunis en quatre (4) grands groupes (voir Figure  1) :

  1. Les comportements et habitudes de vie  (en bas, en  mauve)
  2. L’environnement physique, psychologique, social, culturel, professionnel  (à  gauche et en bleu)
  3. La biologie qui fait référence à  l’âge, l’immunité,  la génétique. etc. (en haut  et  en  jaune)
  4. La médecine ou  « système de soin »  ou  «organisation des services de santé » ou « système de santé ». Elle apparait à droite et en vert. (7) et (8)
  1. Déterminants de la santé  et budget

Le budget alloué aux différents  déterminants l’est-il  en fonction de leur  contribution réelle  à la santé ?

La  figure 2, ci-dessous, vise à mettre en corrélation, chaque groupe de déterminants avec le budget qui lui est assigné dans le système de santé.

  Elle montre (colonne à gauche) l’importance,  chiffrée en pourcentage,  de chacun des 4  groupes de déterminants dans la construction de la santé aux  États-Unis. De haut en bas, on voit chaque groupe  avec une coloration spécifique. Le groupe des « comportements et habitudes de vie » appelé ici « style de vie » est colorié  en jaune.

En face, dans la colonne de droite, l’on voit le pourcentage  correspondant du  budget-santé  alloué à chaque groupe de déterminants,  lequel conserve la même coloration.

 Il en ressort que la section des   comportements et habitudes  de vie  (en jaune),  dont  la contribution  à la santé était estimée à l’époque (années 1990) à 43%, ne recevaient néanmoins que 1,6% du budget  (ligne horizontale jaune extrêmement mince).  Par contre, le système  de soins (importance estimée seulement à 11%) détenait la quasi-totalité des fonds , soit 90% du budget. La biologie, très liée au système de soins, bien que contribuant seulement  à 27% accaparait 7,6%  du financement, soit  environ 5 fois plus  que la catégorie des Habitudes de vie (style de vie). Donc, un total  de  97,6% du budget de la santé aux États-Unis sont attribués au système biomédical  donc, à la médecine.  La situation est quasiment  identique à travers  le monde, avec toutefois, une différence de taille, à savoir que ce système est totalement inefficace et inefficient notamment dans les pays en développement  dépourvus  des  moyens  technologiques et financiers  adéquats. (7) et (8)

 De nombreuses études ultérieures réalisées par des sociologues, anthropologues, psychologues, économistes et autres  ont démontré que même  les comportements  et  habitudes  de vie  sont, en fait, « surdéterminés » par l’environnement  social et économique lequel  inclut les différents milieux de vie des gens . Autrement dit, la mauvaise santé, épouse de la pauvreté,  est  une prison  sûre, fortement gardée, dont les seules et uniques clés s’avèrent  l’équité et la justice sociale. (9) et (10)

  1. Deux visions antagoniques

Depuis le XIXe siècle, deux grands paradigmes s’affrontent dans le domaine de la santé : d’un côté la vision biomédicale et de l’autre, la vision biosociale ou holistique. Pour les tenants de la première, prendre en charge  la  santé d’une population consiste uniquement à diagnostiquer et à traiter les maladies, à prévenir ces dernières chez les individus exposés ou dits à risque. Cette pensée  biomécanique est lourde du poids des grandes découvertes scientifiques et médicales du XIXe au  XXIe siècle. Nous faisons allusion essentiellement à la pasteurisation, la découverte du stéthoscope, des microbes, des antibiotiques, la vaccination, la chirurgie cardiaque, les neurosciences, la neurochirurgie etc. Elle s’est incrustée profondément dans l’inconscient collectif  à la manière d’une suggestion hypnotique, effaçant les autres aspects du tableau. Elle considère l’être humain comme une simple machine biologique dont seul le médecin (le mécanicien) peut prévenir ou réparer les pannes. Ces pannes auraient une cause unique qu’il convient de découvrir, afin de rendre à la machine humaine sa  fonctionnalité. Ce système de pensée encore dominant  auquel appartiennent de grands inventeurs comme Pasteur, Laennec, Virchow a trouvé dans le Dr Lewis Thomas son meilleur porte-parole.

En face, la vision biosociale dite  holistique, tout en accordant  au volet thérapeutique, toute son importance,  met l’accent sur les différentes dimensions de l’être humain, et sur  son environnement au sens large. Dès  1854, lors de l’épidémie de choléra qui  décima la population de  Londres, John Snow effectua une analyse statistique et populationnelle rigoureuse des cas de mortalité et de morbidité.  Il a alors conclu que cette maladie était liée à la contamination de la pompe à eau de Broad Street par les matières fécales entreposées dans le voisinage et qui étaient aussi régulièrement jetées dans le fleuve « la Tamise ». Il démontra, de la sorte, le rôle important  de l’environnement dans le déterminisme des maladies. Épidémiologiste avant la lettre, avant Thomas Mc Keown, il a ainsi mis à mal la « théorie des miasmes », véritable dogme médical qui expliquait des pathologies, notamment la peste et le choléra, par l’inhalation de mauvaises odeurs appelées  « miasmes » à l’époque. Filippo Pacini, médecin anatomo-pathologiste italien, établit, durant la même année 1854,  la relation entre  la maladie et le germe appelé alors « corpuscule de Pacini »  qu’il avait mis en évidence plus d’une décennie auparavant. Malheureusement, le corps médical n’admettait pas encore la théorie microbienne. Il faudra attendre  Louis Pasteur en 1883 ,  le découvreur des microbes, puis Robert Koch pour  confirmer la découverte de Pacini. (11)

Toutefois, la paternité du nouveau paradigme  doit être imputée au gouvernement canadien de Pierre Trudeau, et plus précisément à son « Ministre de la Santé et du Bien-être social » de l’époque : l’avocat Marc Lalonde. Un document révolutionnaire  publié en 1974 par son équipe scientifique, et intitulé « Nouvelle perspective de la santé des Canadiens »,  soutient que, malgré l’emphase mise sur le système des soins et les résultats considérables obtenus dans  ce domaine, la demande  thérapeutique devenait de plus en forte, alors que la médecine organisée s’avère très dispendieuse même  dans ce  pays pourtant  très riche. (12) La meilleure formule, selon  ce rapport, consiste à agir prioritairement en amont, sur ce qu’il a appelé les « déterminants de  la santé » afin  de ne pas tomber malade . D’où la décision d’accorder désormais, une attention soutenue  à tous les facteurs qui influencent la santé, en fonction de leur importance : c’est la prévention dite primaire. La pensée biosociale a influencé considérablement les différentes réunions et déclarations ultérieures de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), comme la « Réunion d’Alma Ata » en 1978 sur les soins de santé primaires (13), la « Stratégie mondiale de la Santé pour tous d’ici l’an 2000  » en 1981,  (14) et enfin, la  « Charte d’Ottawa de 1986 pour la promotion de la santé » (15) qui est une adoption officielle de cette vision sanitaire holistique.

 Et pourtant, en dépit de l’évidence, des faits, des belles déclarations, des nombreuses rencontres internationales subséquentes, le paradigme biomédical reste et demeure encore la pensée dominante dans le monde, et même au Canada .

  1. En guise de conclusion

 La principale explication de cette contradiction entre la théorie et la praxis résiderait dans ce que le psychosociologue américain Léon Festinger a dénommé, en 1957 « dissonance cognitive ». Il s’agit d’un processus mental inconscient consistant à bloquer  l’entrée dans le cerveau de toute information qui s’avère en contradiction avec une cognition ou croyance dominante, ceci dans le but de préserver une certaine cohérence et de diminuer ainsi, la tension psychologique qui en résulterait. (19)Ce blocage peut être partiel ou total et revêtir différentes formes, allant du déni au refus systématique de certaines sources ou catégories d’informations. Le déni est d’autant plus fort que l’information entre en conflit avec des intérêts personnels ou de groupe. L’un des  meilleurs moyens de nier une vérité dérangeante, c’est de l’accepter publiquement, mais de ne point en tenir compte dans la vie de tous les jours: c’est la forme suprême de dissonance cognitive.

Il existe à cela  néanmoins d’autres causes politiques. La vision biomédicale fait du médecin le dieu de la santé. Elle gravite autour de l’individu, autour des soins, des grandes technologies de laboratoire, de l’industrie pharmaceutique et aussi, du profit. Elle est donc en conformité avec  le néolibéralisme dominant.

 Le paradigme biosocial ou holistique, par contre, ramène le médecin à son statut d’être humain ne maitrisant point les multiples facteurs de cet équilibre fragile dénommé santé.  Il privilégie le collectif et prône une collaboration harmonieuse, complémentaire, entre les différents secteurs de la société, porteurs des multiples déterminants de la santé. Cette synergie interdisciplinaire dans la réflexion et l’action se nomme « intersectorialité ». 

Cette vision de la santé considère l’équité et la justice sociale comme les  leviers  d’action essentiels pour élever le niveau global  de santé d’une population. Elle fait écho à la déclaration  du  grand économiste indien et prix Nobel, Amartya Sen : « La santé publique, l’éducation, l’économie, la politique sont des sciences morales requérant un haut niveau d’éthique. »

 

Dr Erold Joseph

Phone : (509)37776581

Courriels : eroldjoseph2002@yahoo.fr  et eroldjoseph2002@gmail.com  

 

NB : Le Dr Erold Joseph, originaire d’Haïti, est pneumologue, expert en promotion de la santé et en santé scolaire. Il est à l’origine de la création, en 2005, sous le ministre de l’Éducation, Pierre Buteau, de l’Unité Santé, Nutrition et Éducation qu’il dirige depuis lors et qui est devenue l’actuelle Direction de  Santé scolaire. Il est l’auteur de nombreux article et conférences, tant à l’échelon  national qu’international, sur la santé, l’éducation, les inégalités sociales, la mort, et  la philosophie  vue en tant que manière de vivre. Il travaille à la validation de la Politique nationale de Santé scolaire et à  la finalisation de ses trois premiers ouvrages : l’un sur la santé (quasiment terminé) l’autre sur la mort,  le troisième sur « l’éducation à la vie » dans le milieu scolaire.

 

 

RÉFÉRENCES 

  1. MENFP/Direction Santé Scolaire, Cadre de référence de la santé scolaire, 2005. 2012
  2. UNESCO, Santé et nutrition en milieu scolaire, études thématiques, Forum mondial sur l’éducation, 2001
  3. Michael MarmotStatus  syndrome,  Bloomsbury, 2015
  4. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 1966
  5. Georges Canguilhem, La santé, concept vulgaire et question philosophique, Pin- Balma, Sables, 1990
  6. Bernard Vandewalle,  Kant : santé et critique, L’Harmattan, 2001
  7. Raynald Pineault et Carole Daveluy, La planification de la santé : concept, méthodes, stratégies, JFD éditions, 1997
  8. Marie-Thérèse Lacourse,  Sociologie de la santé, Éditions de la Chennelière, Montréal, Québec, 1998
  9. Raymond Massé, Culture et santé publique, Gaetan Morin éditeur, Montréal, Paris,1995
  10. Martine Bantuelle et René Demeulemeester, Comportements à risque et santé : agir en milieu scolaire, Éditions INPES, 2008
  11. Aquilino Morelle et Didier Tabuteau, La santé publique, PUF, 2015
  12. Marc Lalonde, Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, Nouvelle perspective de la santé des Canadiens, Ottawa, 1974
  13. Organisation mondiale de la Santé (OMS), Conférence d’Alma Ata sur les soins de santé primaire,1978
  14. Organisation mondiale de la Santé (OMS), Stratégie mondiale de la santé pour tous d’ici l’an 2000
  15. Organisation mondiale de la Santé, Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé, Ottawa 1986
  16. Katherine Frolich et al, Les inégalités sociales de santé au Québec, Les Presses de l’Université de Montréal, Canada 2008
  17. Adam Wagstaff, Pauvreté et inégalités sociales dans le secteur de la santé, Bulletin Organisation mondiale de la Santé, 2002
  18. Organisation mondiale de la Santé (OMS) , Charte d’Ottawa pour  la promotion de la santé, Ottawa, 1986
  19.  Vaidis D.  et Halimi-Falkowicz S.  La théorie de la dissonance cognitive : une théorie âgée d’un demi-siècle, Revue électronique de psychologie sociale, 2007

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