Ne touche pas à mon Bois-Caïman

Depuis quelques années, certains chercheurs ont tendance à contester l’existence de la Cérémonie du Bois-Caïman, osant même qualifier de mythe cet évènement majeur qui aurait ou avait lancé la révolte générale des esclaves de Saint-Domingue. Léon François Hoffmann, historien réputé crédible est allé jusqu’à affirmer que la Cérémonie, telle que l’ont décrite de nombreux auteurs, n’eut jamais lieu. « Elle n’est, selon lui, qu’une fiction historique élaborée par les porte-parole de l’élite haïtienne du XIXe siècle afin de souligner la distance culturelle séparant les masses de l’élite et de légitimer la loi de cette dernière ». Mythe ou pas, le Bois-Caïman est ineffaçable dans l’imaginaire et dans l’esprit des Haïtiens qui sont toujours fiers de rappeler cette page d’histoire à leur souvenir et de commémorer sa célébration tous les 14 août.

Il est intéressant de remonter aux sources qui racontent cet évènement avant rappeler les descriptions traditionnelles de la « Cérémonie » et de relancer le débat sur la cohérence des récits  de ce qui est considéré par plus comme le premier Congrès des Noirs de la colonie de Saint-Domingue.

  1. Les sources de la connaissance de la cérémonie du Bois-Caïman

 

De nombreuses sources décrivent différemment le déroulement et le contenu de cette cérémonie.

 

On peut identifier comme toute première source le livre de De Gastine Histoire de la République d’Haïti ou Saint-Domingue, paru en 1819, qui contient plusieurs détails qui seront repris par d’autres auteurs comme Hérard Dumesle : l’orateur qui fit un discours, les esclaves qui abjurèrent la religion de leurs maitres, la carbonisation d’un bélier au lieu d’un taureau ou d’un cochon noir.

 

La seconde source en date est le récit d’Antoine Dalmas, écrit en 1824, soit 23 ans après l’évènement. Antoine Dalmas était un Français qui avait affirmé se fonder sur les aveux d’esclaves détenus après une tentative avortée de révolte sur l’habitation La Gossette. On lui reproche d’avoir fait dans les pages 117 et 118 de son livre Histoire de la Révolution de Saint- Domingue « une description raciste et dédaigneuse d’une hypothétique cérémonie » que Léon François Hoffman dénonce comme une histoire inventée de toutes pièces.

 

La troisième source en date sur la Cérémonie du Bois-Caïman est représentée par le poème du sénateur Hérard Dumesle Voyage dans le Nord d’Haïti écrit aussi en 1824. Certains auteurs utilisent plutôt le titre de Makanda.

En quatrième lieu, il faut mentionner  les « Essais sur l’Histoire d’Haïti » publiés en 1865, de Beaubrun Ardouin qui avait reproduit le récit de son frère Céligny Ardouin, que l’on considère  aussi comme le travail orienté « d’un authentique représentant de l’oligarchie mulâtre de l’époque »

 

Enfin, la cinquième et dernière source provient un mémoire de famille mentionné par Étienne Charlier dans Aperçu sur la formation historique de la nation haïtienne, Port-au-Prince. 1954.

 

Ces sources sont complétées par les résultats de diverses enquêtes menées sur les lieux par des scientifiques haïtiens qui ont recueilli des récits oraux, transmis de génération en génération ainsi que par des publications récentes comme celle de Léon-François Hoffman, Un mythe national : la cérémonie du Bois-Caïman, in La République haïtienne, État des lieux et perspectives, sous la direction de Gérard Barthélemy et Christian Girault. ADEC Karthala. 1993, et enfin le livre de Rachel Beauvoir-Dominique, Bois-Caïman, paru aux Editions Cidhica, Montréal. 2019.

2. Les descriptions les plus connues de la Cérémonie du Bois-Caïman

2.1.  Les récits de Dalmas et de Jean Claude Dorsainvil

Le tout premier récit est celui d’Antoine Dalmas qui n’avait pas assisté à la Cérémonie et qui avait dit ceci dans son  Histoire de la Révolution de Saint-Domingue : « Les dispositions de ce plan avaient été arrêtées quelques jours auparavant entre les principaux chefs, sur l’habitation Le Normand, au Morne Rouge. Avant de l’exécuter, ils célébrèrent une espèce de fête ou de sacrifice, au milieu d’un terrain boisé et non cultivé de l’habitation Choiseul, appelé le Caïman, où les nègres se réunirent en très grand nombre. Un cochon entièrement noir, entouré de fétiches, chargé d’offrandes plus bizarres les unes que les autres fut l’holocauste offert au génie tout-puissant de la race noire. Les cérémonies religieuses que les nègres pratiquèrent en l'égorgeant, l'avidité avec laquelle ils burent de son sang, le prix qu'ils mirent à posséder quelques-uns de ses poils, espèce de talisman qui, selon eux, devait les rendre invulnérables servent à caractériser l'Africain. Il était naturel qu’une caste aussi ignorante et aussi abrutie préludât aux attentats les plus épouvantables par les rites superstitieux d'une religion absurde et sanguinaire. »

Le second récit est de Jean Claude Dorsainvil, auteur du manuel d’Histoire d’Haïti, utilisé depuis des générations. C’est la description la plus connue de l’évènement, qui explique pourquoi cette «Cérémonie» détient un tel pouvoir sur l’imagination des Haïtiens. Un récit très romancé qui nous fait vivre la cérémonie comme si nous y étions. « Tous étaient rassemblés, quand un orage se déchaina ». Des centaines et des centaines d’esclaves agglutinés dans une clairière. Puis vient la tempête. Il y a les arbres qui se tordent sous les assauts du vent, les éclairs qui zèbrent le ciel, le tonnerre qui gronde. Et, au milieu de ce déchainement de la nature, une vielle négresse avance, dansant, pirouettant, tout en tournant un grand coutelas au-dessus de sa tête. Apparaît un cochon noir dont on ne peut même pas entendre les grognements. La négresse plonge son coutelas dans la gorge du porc. Le sang distribué à tous les assistants et « tous jurent d’exécuter les ordres de Boukman ».

Une description qui apparaît trop belle aux yeux de certains pour être considérée comme vraie, qui se sont sans doute dit d’entrée de jeu comment peut-on résister à une tempête pour continuer une cérémonie jusqu’au bout dans un espace non couvert.

2.2.  Le lieu et les deux fers de lance de la cérémonie

Bois-Caïman était un endroit choisi au sein d’une plantation appartenant à Lenormand de Mézy, à Morne Rouge, dans la Plaine du Nord, à quelques kilomètres de la ville du Cap-Haitien, où un grand nombre d’esclaves se serait réuni dans la nuit du 13 au 14 août 1791. Une zone très fertile où prospéraient des caféières qu’on appelait à l’époque caféteries.  Une zone actuellement en décadence où se sont développées des constructions anarchiques et que Evans Paul avait proposé en juillet 2015 comme site d’un mémorial en souvenir de son importance pour notre histoire.

On sait que la cérémonie était conduite par deux personnages principaux. D’abord Dutty Boukman  ou Zamba Boukman - selon les auteurs - et Cécile Fatiman. Certains disent encore qu’il est né à la Jamaïque, ce qui est contesté par des recherches récentes. Il en est de même de ce qui a été traditionnellement sur son niveau intellectuel, de nombreuses sources ayant longtemps affirmé qu’il savait lire - ceux qui disent que Boukman signifie homme du livre - tandis que d’autres affirment qu’il était illettré comme la plupart des esclaves. Le comble, c’est qu’un chercheur haïtien du nom de Rodney Salnave, conteste l’orthographe traditionnelle de son nom, avançant que son appellation véritable était Bouqueman qui serait d’une origine catholique française.

Boukman avait de grandes capacités en termes de leadership pour avoir occupé des postes de responsabilité, respectivement contremaitre et puis cocher sur la plantation Clément. Certains lui attribuaient également le titre de hougan et d’autres celui d’imam, c’est-à-dire de guide religieux qui est habilité à conduire la prière chez les musulmans. Des qualificatifs que plus d’un considère comme fantaisistes tout comme l’interprétation de Kay Imam pour la localité de la cérémonie, qui voudrait dire chez l’Imam alors que, selon Dalmas comme nous l’avons dit plus haut, il existait au sein d’une autre habitation,  l’habitation Choiseul « un terrain boisé et non cultivé de l’habitation Choiseul, appelé le Caïman ».

La deuxième personnalité du jour était Cécile Fatiman (future femme de Louis Michel Pierrot, général de l’armée révolutionnaire haïtienne, devenu plus tard président d’Haïti) qui était la fille d’une esclave africaine et d’un Blanc de l’île de Corse, qu’on a toujours présentée comme une prêtresse vodou, une mambo était possédée par le lwa Erzulie au cours de la Cérémonie.

Les deux grandes figures de la Cérémonie avaient coprésidé la cérémonie à l’issue de laquelle Jean François, Biassou et Jeannot étaient proclamés « leaders de la résistance et de la révolte devant aboutir à l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue » dans le cadre de la résolution issue des échanges entre les marrons qui avaient décidé d’en finir avec l’ordre colonial.

2.3 Les autres participants à la réunion de la nuit du 13 au 14 août 1791

Ce qui est incontestable, c’est que cet évènement tenu pendant la nuit du 14 août 1791, dans le sillage d’autres mouvements menés en 1676 par Padréjean et en 1757 par François Mackendal était la première grande réunion d’esclaves dans la colonie, dont on estime qu’ils étaient environ au nombre de 200. On comptait également de nombreuses étoiles montantes de la lutte des esclaves : Georges Biassou, Lamour Dérance, Jean François Papillon, Haaou, Romaine la Prophétesse, sans Souci, etc. Au cœur des débats : prendre une décision en vue  d’un soulèvement général, dont le mot d’ordre devait être transmis à travers l’ensemble du territoire, pour demander aux frères de race de se tenir prêts à passer à l’action dans les jours qui allaient venir.

On sait que les plus impatients avaient commencé vers le 17 août à mettre le feu à certaines plantations du Nord. Ils furent arrêtés, déférés au Cap, et sous la torture, avouèrent qu’une conspiration couvait en effet. Mis au courant de ces faits, et sous la menace d’être à leur tour arrêtés. Boukman et les autres conjurés décidèrent d’accélérer le mouvement pour lancer la grande révolte dans la nuit du 22 au 23 août.

2.4  Les caractères de la réunion

On relève là aussi quelques controverses.

Les non-vodouisants l’ont souvent considérée comme un congrès essentiellement politique mené par les esclaves dans l’objectif  d’échanger des idées et d’envisager des stratégies menant à une révolte pour conduire à l’effondrement du système esclavagiste. D’où la tendance à minimiser le poids de la religion dans le traitement du dossier. Notre premier historien Thomas Madiou, par exemple raconte que la réunion du dimanche 14 août 1791 était strictement politique, mais n’a rien dit absolument d’une quelconque cérémonie vodou.

À l’opposé, d’autres analystes se sont évertués à  amplifier l’aspect religieux au moins sur le plan psychologique pour prouver que le vodou était « nécessaire et indispensable pour la conquête de la liberté des esclaves » et pour montrer que cette religion avait contribué grandement à notre libération du joug colonial.

  1. Entre le symbolisme du Congrès du Bois-Caïman et la mise en œuvre du projet collectif

3.1 Le symbolisme du Congrès du Bois-Caïman : une affaire de sang

On a toujours présenté le clou de la cérémonie par le breuvage collectif de sang par les participants pour rendre  les esclaves invulnérables dans la lutte pour la libération de la colonie de Saint-Domingue. Cette cérémonie était en effet un pacte du sang qui devait lier les insurgés jusqu’à leur mort.

Mais, l’origine du sang a été diversement interprétée. Pour certains historiens, il s’agissait du sang d’un cochon noir qui a été sacrifié sur place par Cécile Fatiman. D’autres soutiennent au contraire que c’était le sang d’un homme du nom de Jean-Baptiste Vixamar qui s’était offert en sacrifice.

L’origine de ce rituel du sang est diversement interprétée. Pour certains, il s’agit simplement d’une ressemblance avec le sacrifice expiatoire de Jésus qui avait donné sa vie pour sauver l’humanité. On prétend aussi que, pendant la cérémonie, Boukman avait fait une prière qui est restée célèbre : « Le dieu qui a créé la terre, qui a créé le soleil qui nous donne la lumière. Le dieu qui détient les océans, qui assure le rugissement du tonnerre. Dieu qui a des oreilles pour entendre, toi qui es caché dans les nuages. Qui nous montres ou nous sommes, tu vois que le blanc nous a fait souffrir. Le dieu de l’homme blanc lui demande de commettre des crimes, mais le dieu à l’intérieur de nous veut que nous fassions le bien ».

Parallèlement, le rituel de la consommation du sang pendant les cérémonies relève aussi de l’Afrique, comme l’a révélé l’historien britannique Robin Law. Une pratique qui, selon lui, aurait été transmise par des esclaves d’origine du Dahomey, dont on sait que les représentants étaient très nombreux, sinon majoritaires dans la colonie. D’autres recherches ont indiqué que cette pratique du rituel du sang était aussi monnaie courante chez des populations d’Afrique Centrale, notamment dans les groupes issus d’Angola et de la République démocratique du Congo. On la retrouvait également chez les Akans du Ghana, ainsi qu’au  Nigéria, notamment chez les Igbo, que nous avons l’habitude d’appeler Ibo en Haïti.

3.2. La mise en œuvre de la décision du Congrès de Bois-Caïman

La Cérémonie de Bois-Caïman était le point de départ d’une guerre de libération nationale qui devait nous conduire, à partir du 1er janvier 1804, à la prise en charge de notre destin de peuple libre et indépendant et dont la concrétisation était marquée par .le soulèvement général des esclaves dans la nuit du 21 au 22 août 1791, une semaine plus tard.

Au cours de cette nuit, les esclaves avaient brûlé cinq habitations, massacré les colons, sans épargner les femmes et les enfants. Pendant une dizaine de jours, ils avaient mis La Plaine du Nord en flammes. Le décompte était spectaculaire : près de 1 000 Blancs assassinés, 161 sucreries et 1 200 caféteries brûlées. Et Boukman avait tenté de pousser jusque vers le Cap-Français.

La riposte des autorités coloniales fut sévère. Boukman avait péri pendant qu’il conduisait ses troupes et la tête du chef des révoltés avait été exposée sur une pique pendant une dizaine de jours dans l’intention de montrer à toutes fins utiles à ses frères de race qu’il n’était pas invulnérable comme ils s’étaient tous  attaches à croire après avoir bu le sang sacré du cochon du Bois-Caïman.

On sait que malgré la répression impitoyable, la révolte des esclaves ne fut pas vaincue. D’autres chefs lui avaient succédé dans la lutte : ses lieutenants Jean-François, Biassou, Toussaint Louverture et plus tard Jean-Jacques Dessalines, le fondateur de la nation haïtienne.

Conclusion

Cette étude montre de nombreuses zones d’ombre concernant l’existence et les caractères de la Cérémonie du Bois-Caïman ainsi que tout ce que l’on a l’habitude de dire sur Boukman, que ce soit sur son origine, sur sa religion, sur ses capacités intellectuelles, sur la prière qu’il aurait prononcée à la Cérémonie et même sur son appellation. Des contradictions également en termes de toponymie qui sèment la confusion sur le nom du théâtre de l’évènement. Il faut ajouter que certains auteurs mettent aussi en doute le nombre élevé de participants (plusieurs centaines) avancé par Jean Claude Dorsainvil, indiquant seulement de 200 à 300 personnes -, l’existence d’un cochon à la réunion, mais évoquent plutôt le sacrifice d’un bélier, voire le déplumage d’un oiseau tombé du ciel pendant la cérémonie et dont les plumes auraient été distribuées aux divers participants. Autre sujet de débat : l’étiquette de « vieille négresse » attribuée à Cécile Fatiman, future épouse de Pierrot, qui lui est né en 1761 et qui avait épousée cette femme en 1812, soit 21 ans après l’évènement. Ce qu’il faut souligner, c’est que la Cérémonie à laquelle certains dénient la qualification de Congrès [comme A.J. Victor dans un article publié le 1er novembre 2021 dans Conservateur haïtien Cérémonie du Bois-Caïman » : que disent les sources historiques ?] est bien ancrée dans la mémoire des Haïtiens qui la considèrent comme le premier évènement fondateur de leur pays je propose en ce jour de 231e anniversaire de cet important évènement que le projet de mémorial annoncé depuis 2015 passe au plus vite au stade de réalisation et que nos compatriotes continuent de s’accrocher au souvenir de ce haut lieu de leur histoire avec le slogan : TOUCHE PAS A MON BOIS-CAIMAN.

Jean SAINT-VILe

Jeanssaint_vil@yahoo.fr

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