ÉDUQUER: POUR QUOI FAIRE?

Cinquième partie : Parler à nos enfants de la mort

 

 Je viens  je ne sais d’où

Je suis  je ne sais qui

Je meurs  je ne sais quand

je meurs  je ne sais où

Je m’étonne d’être aussi joyeux

Extrait de « La Force majeure » de Clément Rosset (réf)

.

Il semblerait que la souffrance, et plus particulièrement le deuil (la mort d’un proche ou l’imminence de la sienne) ait une vertu à la fois  thérapeutique et spirituelle en ouvrant ce que certains dénomment le « troisième œil », (réf), mais que nous appellerons plus simplement « l’œil philosophique ». Il y a de cela environ sept ans, il eût été  incongru en Haïti, de publier un livre ou un article sur la mort, voire de suggérer de débattre d’un tel thème avec nos écoliers. Le fait de côtoyer quotidiennement la mort à travers  la violence criminelle et l’industrie du kidnapping nous ferait-il prendre conscience subitement de notre finitude ou mieux, de la grande loi de l’ «impermanence », pour utiliser la terminologie bouddhique ?

 

L’histoire du roi de Perse

On raconte l’histoire d’un ancien Roi de Perse qui voulait percer le secret de la vie humaine. Il demanda alors à l’homme le plus sage et le plus instruit de son royaume, d’entreprendre cette lourde et difficile tâche.

 Quelques années plus tard, ce dernier lui apporta  trois volumes de mille  pages  sur l’Histoire des Hommes depuis leur origine.

-Sire, dit-il, voici le travail demandé.

Mais, à cette époque, le Roi était en train  de résoudre des problèmes relatifs à l’organisation de son royaume. Contrarié, il lui dit :

« Tu vois comme je suis confronté, jour et nuit, à  des problèmes d’État de la plus haute importance. Où penses-tu que je puisse trouver le temps de lire toutes ces pages ? Ne peux-tu condenser tout cela en un seul volume? »

Chose dite, chose faite.  Un an plus tard, l’écrivain se présenta  devant le Roi avec un seul tome de l’Histoire de l’humanité. Malheureusement,  le souverain menait alors une terrible  guerre contre un autre État.

-Cette guerre me tracasse tellement que je peux à peine dormir la nuit. Mille pages! Tu imagines! J’aurais bien aimé avoir autant de temps libre que toi. Ne peux-tu résumer davantage cette histoire?

-D’accord, mon Roi, répondit calmement le sage.

Et il se remit  une nouvelle fois au travail. Après quelques mois, il lui apporta un  condensé de deux cents pages. Le roi, était alors très souffrant, affaibli, et  paraissait beaucoup plus vieux.

-J’apprécie ton dévouement. Mais, je me porte si mal  que je n’ai point la force de lire même ce résumé que tu viens de produire.  Je connais ton grand  esprit de synthèse. Un tout dernier effort : fais-moi un petit opuscule de trente  pages. 

Une nouvelle fois, le sage reprit la rédaction de son ouvrage. Mais, quand il revint, le monarque était à l’article de la mort. D’une voix haletante, à peine audible, il demanda à l’écrivain :

« Mon ami!... Dis-moi…. en quelques mots… la principale… caractéristique de la vie humaine »

Alors, le sage de répondre, plein de compassion pour son Roi :

« Sire, c’est la souffrance…  De la naissance à leur mort, les hommes souffrent. Comme vous, en ce moment!  Il y a la souffrance de la vieillesse, la souffrance  de la maladie, la souffrance de la mort.  Et ceci commence dès  la naissance, la toute première des souffrances. » (réf)

 

La vie n’est-elle que souffrance, comme semble le suggérer l’histoire du roi de Perse ?

Certes, non. Elle est vaste et globale, même si nous avons tendance malheureusement à la fractionner, à la réduire à un petit secteur, dépendamment de notre champ d’intérêt ou d’action.  Elle comporte à la fois, le rire et les pleurs,  la tristesse et la joie,  l’amour et la haine, le plaisir et la douleur, le travail et le loisir, la réussite et l’échec, le sexe et l’abstinence, l’abondance et le manque, la jeunesse et la vieillesse, la santé et la maladie… et surtout le  rendez-vous final dont la date, l’heure, le lieu et le comment sont inconnus, à savoir la mort. La vie serait donc une alternance de joie et de peine, avec la souffrance comme toile de fond. Pour répéter Arthur Schopenhauer : « Toute notre vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ». (réf)

Il y a  la souffrance physique due à un traumatisme, à un handicap, à la maladie physique ou mentale. Il existe aussi celle qui résulte de la difficulté de satisfaire ses besoins de base, mais aussi d’autres, superfétatoires, créés et entretenus à travers  une  publicité organisée. À ceci, s’ajoute  la souffrance morale ou mentale que nous nous infligeons souvent à nous-mêmes en anticipant l’avenir ou  en coloriant (en interprétant)  la réalité par le truchement de  nos pensées, sentiments et  émotions (la voix dans notre tête telle que décrite dans un précédent article). Elle est imputable le plus souvent à  nos attentes déçues, nos  peurs, et au  cercle vicieux et sans fin du désir et de l’attachement, encouragé par une société de consommation qui survalorise les biens matériels et entretient le culte de l’ego et du paraitre. Ajoutons-y la souffrance philosophique ou existentielle due à l’incapacité de trouver un sens à sa vie. Dans la même catégorie, rentre la  crainte refoulée de la mort, cette échéance inéluctable que nous essayons d’oublier par des activités frénétiques et de continuelles distractions  pour exorciser l’échéance finale, ceci  à l’instar du roi de Perse. D’où l’attitude commune : ne jamais y penser.

 

Pourquoi parler de la mort ?

Pour Blaise Pascal, philosophe et croyant, tous les  hommes cherchent le bonheur sans exception, y compris  celui qui va se pendre. Le suicidé commettrait son acte pour échapper à la souffrance  en espérant que la mort règlera le problème. Albert Camus, athée, écrivain, dramaturge et philosophe du XXe siècle, a connu une existence particulièrement difficile et a même pensé sérieusement  au suicide. Très tôt orphelin d’un père décédé durant la guerre d’Algérie, il a été lui-même frappé précocement par la tuberculose pulmonaire, maladie difficilement curable à l’époque, faute de drogues efficaces. Il a voulu passionnément comprendre la mort et a  écrit : « Je juge donc que le sens de la vie est la plus pressante des questions » (réf).  Et plus loin, de faire le constat accablant : « Les hommes meurent…..Et ils ne sont pas heureux » (réf). Si les hommes étaient immortels,  ils pourraient accepter d’être malheureux, car ils auraient l’éternité devant eux pour trouver le bonheur. Si au contraire, ils étaient mortels, mais heureux, le  bonheur serait la  compensation à la brièveté de leur existence. Camus en conclut, tout comme Jean-Paul Sartre, que la vie n’a aucun sens, qu’elle est donc « absurde ». Le suicide, selon lui, serait la  solution logique à un tel constat.

 La  philosophie, en tant que «  manière pratique  de vivre » et non comme « spécialité intellectuelle éthérée » ou « simple discours logique » n’ayant aucun lien avec la réalité quotidienne, constituerait le remède à la situation.  Elle vise à nous rendre heureux (du moins joyeux), non dans l’illusion, mais dans la vérité, selon  André Comte-Sponville. (réf) Le vrai philosophe ( du grec philos, ami et sophia ,sagesse) est un ami à la fois  de la sagesse et de la vérité. D’où la méfiance, voire l’antagonisme, qu’il a toujours inspiré aux hommes de pouvoir et d’argent, parce que lui, il est sorti de la caverne dans laquelle eux, ils demeurent encore enchainés (réf). La différence fondamentale entre le  philosophe et le croyant (ou l’idéologue), c’est que ce dernier adopte, au départ, une conclusion (généralement la plus favorable et la plus commune) pour tenter de la justifier après coup. Par contre, démarche philosophique et démarche scientifique sont parentes.. Elles partent généralement d’une hypothèse de départ, font appel à l’observation, la réflexion, le raisonnement (l’expérimentation), avant d’aboutir  à une conclusion, laquelle peut être ultérieurement  remise en question. Pour certains philosophes, Dieu n’existe pas ; nous ne sommes que de la matière qui disparait à notre mort : ce sont les athées/matérialistes. Pour d’autres, nous avons été créés et  sommes essentiellement un Esprit, une âme ou une Conscience qui ne disparait jamais. C’est l’opinion des spiritualistes souvent  étiquetés péjorativement « croyants ». En fait, ils ne le sont pas tous, car, seule la méthodologie, et non la conclusion, permet de les classer. Par ailleurs, nombre d’athées/matérialistes sont en fait des croyants, qui adoptent d’emblée ce point de vue, souvent par influence ou effet de mode, sans une quête philosophique ou spirituelle préalable. Il existe par ailleurs, des  « scientistes » c’est-à-dire  des « religieux de la science » qui croient dur comme fer que cette dernière explique ou finira par tout expliquer et sont prêts à envoyer leurs contradicteurs au bûcher, comme à l’époque médiévale. L’Histoire, par ailleurs, démontre que croire  ou ne pas croire en un créateur  ou dans  une vie post-mortem ne fait pas de vous un meilleur être humain. Il existe  des athées qui de par leur désintéressement et leur amour du prochain font penser au Christ et,  à l’inverse, des voyous « d’église  » ou  « du temple ». Il s’agit d’être lucide et de prendre pour modèles, ces êtres éveillés, ces grands humanistes et philosophes, ces  éveilleurs de conscience, qui ont eu une grande longueur d’avance quant à  la compréhension de l’existence. On peut citer  dans l’ordre chronologique : Bouddha, Socrate, Jésus-Christ et d’autres moins connus ou influents. (réf) Ces derniers peuvent être athées ou non, matérialistes ou spiritualistes, voire agnostiques, c’est-à-dire n’arrivant pas à trancher dans un sens ou un autre.

 

Pourquoi parler de la mort avec nos enfants ?

Si la mort et la souffrance  n’existaient  point, philosopher eût été un exercice stérile, futile. C’est le propre de l’être humain, de se questionner, de tenter de  comprendre le cycle complet de sa vie  qui commence théoriquement par la naissance et semble se terminer par la mort, l’échéance ultime. Entre ces deux extrêmes, il y a la vieillesse et  la maladie et...la souffrance. Pour s’en sortir, il faut préalablement apprendre à bien  se connaitre et réaliser que c’est l’interprétation par le cerveau de ce qui survient  à l’extérieur comme à l’intérieur de nous qui  nous rend heureux ou malheureux, gai ou triste. Ce sont alors  les sentiments, les  émotions et aussi les pensées lesquels déterminent nos actions bonnes ou mauvaises.  D’où l’importance de cultiver  l’attention, l’auto-observation, par la pratique précoce de la « méditation de la pleine conscience ». D’où la nécessité d’une éducation philosophique dès le plus jeune âge. Il s’agit de débats interactifs ouverts, réalisés dans un esprit d’écoute et de tolérance et encadrés par un facilitateur bien au fait du sujet. L’éducation doit certes développer l’intellect, faciliter la réussite matérielle (réussite dans la vie), apprendre  à rester en santé, mais aussi accorder une place au moins égale aux  questions  existentielles en aidant l’élève à trouver sa réponse, sa voie. « Garder les pieds sur terre et les yeux au ciel »,  dit un sage proverbe chinois.  Il s’agit surtout de  réussir sa vie.  L’enfant n’est pas un vase à remplir, mais une pâte consciente  qui doit apprendre à se modeler elle-même, pour son bien et celui de  l’humanité.

Pour terminer, citons ce garçonnet, qui, après un atelier de philosophie, déclarait avec enthousiasme :

« Maman, Maman, quand je pense que j’ai attendu sept ans et demi pour faire de la philosophie! » (réf)

 

À suivre

 Erold JOSEPH,

Docteur en médecine, pneumologue, expert en santé publique, promotion de la santé, et de l’interrelation santé/éducation

Courriels : eroldjoseph2002@yahoo.fr  et eroldjoseph2002@gmail.com  

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