Arts et société en Haïti : quels enjeux pour les jeunes talents ?

Dans pratiquement tous les domaines artistiques et culturels en Haïti, des artistes autodidactes en majorité, et des artistes et créateurs formés dans des champs techniques, professionnelles et universitaires se retrouvent souvent dans des situations économiques précaires, jusqu’à tomber dans la misère. Pourquoi  les meilleurs talents ne sont pas toujours ceux et celles qui jouissent des fruits de leurs créations ? Comment des artistes peuvent-ils rentabiliser leurs productions de manière efficace et durable quand il n'existe aucun système de crédit, d'assurance, de financement et de subvention dans le secteur culturel haïtien ? 

Dubreus est certainement moins connu de la génération actuelle, avait également connu une triste fin selon certains témoignages, dans la liste des jeunes artistes de son temps qui finissent à genou.  Black Alex et tant d’autres noms célèbres comme Herold Christophe ont connu le succès et ont bénéficié de l’admiration des dizaines, des centaines, des milliers et des millions de personnes, pour ensuite sortir par les portes de la pitié ou de l’indigence. Quelles sont les leçons tirées par les jeunes talents de la  génération actuelle pour ne pas tomber dans les mêmes pièges ?

Des proches de ces talents, ou les artistes à partir de leurs voix viennent souvent solliciter du public et de la communauté des soutiens financiers et d’autres d’assistance pour pouvoir répondre à certains de leurs besoins primaires et secondaires, urgents ou prioritaires du moment. Quand ce ne sont pas des problèmes de santé qui frappent nos artistes, ils sont tout simplement victimes de certaines mauvaises gestions de leurs ressources, des comportements autodestructeurs et des problèmes sociopolitiques et économiques qui affectent toute la société ou leur communauté respective.

Dans la recherche des causes qui occasionnent cette forme d’institutionnalisation de la capitalisation des créateurs en Haïti, on retient plusieurs causes d’ordre personnel, professionnel, social, institutionnel, éducatif, culturel et global. Pourquoi la majorité des artistes formés et diplomés à l'ENARTS ne sont pas toujours ceux et celles qui sont au-devant de la scène ?  Comment convaincre la majorité des jeunes créateurs que talent et trahison ne riment pas au sein des groupes, en attendant le choc en retour ? Pourquoi faut-il enseigner les notions d'innovation sociale depuis les études classiques en Haïti ? 

D’abord sur le plan personnel, individuel ou même psychologique, mental ou comportemental, les artistes et tous les créateurs confondus, qui jouissent souvent de certaines gloires éphémères ou de célébrité passagère, n’arrivent pas à prendre du recul pour se rappeler que tout est passager dans ce bas monde. À force d’appuyer sur les pédales de la jouissance, de l'opulence et surtout de l’illusion que tout est bien beau, ils finissent par se retrouver face aux murs impénétrables de la réalité sociale, économique, culturelle et conjoncturelle.

Dans ce point de vue personnel, on ne manquera pas de questionner le statut social de l’artiste, son capital social, familial et économique, en dehors de son niveau d'équilibre mental et psychologique, en tenant compte des influences abusives de la drogue, de l’alcool et d’autres formes de produits et environnements nocifs pour la santé.

Dis-moi dans quel domaine artistique tu évoques, ton niveau de formation et de fréquentation,  et dans quelle classe sociale tu es issu,  je te dirai si tu pourras ou non mener une véritable carrière artistique dans un pays qui cultive les crises comme les pétales sur une rose ?

Derrière la réussite artistique, sociale et économique d’un artiste, quel que soit le domaine, il faudra toujours prendre en compte les leviers sociaux et économiques dont ils disposent pour comprendre les limites et l'échec de la majorité des autres talents de cette cohorte ou génération. Et ce n’est pas l’ancien directeur général de l’École nationale des Arts, Philippe Dodard, qui viendra nous dire le contraire.

De la sociologie de l’art qu’il faudra prendre en compte, avant, pendant et après chaque acte artistique, en dehors des notions théoriques, techniques,  esthétiques, philosophiques ou même ésotériques qu’il faudra prendre inscrire dans ses approches objectives, stratégiques, politiques et économiques.

Devant l’absence d’une politique publique clairement définie, en matière de politique culturelle officielle en Haïti, pour assurer la gouvernance, le fonctionnement, la formation, le financement, le développement et le renouvellement des actifs et passifs des industries culturelles et créatives dans le pays, la majorité des jeunes qui souhaitent se lancer, s’initier, se divertir, s’investir et entreprendre dans les industries culturelles doivent inévitablement privilégier des publics spécifiques à satisfaire à partir de ses oeuvres et  ses créations, de ses produits et performances artistiques et culturels.

Développer son propre style et maîtriser les notions de marketing, de compétitivité, tout en diversifiant ses sources de revenus représente la véritable stratégie utilisée par les artistes et créateurs, évoluant en groupe ou en solo, dans des environnements aussi difficiles et imprévisibles comme Haïti. Pourquoi les cours sur le réseautage social sont importants dans la formation des talents artistiques et professionnels en général, en sachant le poids et l'influence des clans, des groupes aux multiples qualificatifs et même des gangs sur l'offre et la demande, le système et les leviers qui déterminent l'échec des génies ou le succès nuls ?   

Dans l’attente de développement des programmes de formation initiale et continue pour les artistes dans les domaines de la comptabilité des industries culturelles, gestion des institutions patrimoniales, gouvernance des industries culturelles, médiation et les médias (traditionnels et sociaux), l'économie et l’entrepreneuriat culturel, les jeunes talents doivent prendre le temps de se questionner sur les véritables enjeux financiers et défis économiques relatifs aux pratiques artistiques et aux filières culturelles dans lesquelles, ces filles et ces garçons souhaitent  évoluer.

Devenir artiste, créateur dans les différents domaines artistiques, littéraires, patrimoniaux et culturels offre de nombreux avantages, des privilèges, du luxe dans certains cas, de la visibilité, de la popularité, des possibilités de renforcer son capital social certes. Parallèlement, les milieux artistiques et culturels représentent parmi les secteurs les plus dangereux et les plus vulnérables en termes d’illusion, de manipulation, de corruption, de prostitution, des activités parfois contraires à certaines valeurs morales et des principes du droit, face à certaines déviances.

Des leviers visibles et invisibles, mais certainement attractifs qui profitent largement de la naïveté et de l’innocence de certains, certaines en majorité qui souhaitent ou rêvent de devenir des stars. À quel prix ? À quelle fin ? Et pourquoi atteindre autant de sommets, si à la fin on risque de mener pratiquement une vie sous les traces du train, que représentent certaines filières très exigeantes et épuisantes des industries culturelles comme partout dans le monde ?

Développer sa passion est un art, défendre sa place est une science qui n’est enseignée dans aucune université dans le monde. À chacun ses atouts, ses actifs et ses passifs, ses leviers qu’il faudra tôt ou tard manipuler pour atteindre des résultats, des objectifs, des compétitions et des distinctions.

 

Dominique Domerçant

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