Haïti: une certaine compréhension de l’insécurité actuelle

 (Partie I)

Aujourd’hui panique générale, des familles aux abois abandonnent leur demeure. Des viols, des rapts, des assassinats, des pillages et des incendies. Des cris étouffés et  inaudibles, des âmes se perdent, des esprits s’enlisent, la peur est dans les tripes et partout. Pour une fois, les villes ne se distinguent plus par le haut ou le bas, tout le monde cuit dans la même sauce de l’insécurité. Nul ne peut affirmer, sans  risque de se tromper, qui prend revanche sur qui, si tant  est que les discours soient décousus et les victimes soient à tous les niveaux et dans tous les camps.

À première vue, de manière superficielle, on se précipiterait à dire et à accepter que les gens armés sont devenus en nombre incalculable et plus forts que la Police, et que celle-ci serait dépassée. Mais si on reprenait son calme et si on observait les progressions et les stagnations de l’insécurité dans certaines zones, on finirait par comprendre que ce sont les membres de notre Police qui, simplement, semblent s’être changés de mission. Bien qu’en grande partie elle ait la monnaie de sa pièce aussi du coût total de la grande facture de l’insécurité eu égard au nombre de victimes et de morts dans son camp.

Le chaos actuel est un long processus organisé depuis le mouvement des petits soldats de l’armée, lesquels ligotaient les officiers et généraux sur fond de coups d’État successifs, jusqu’au sabordage de l’armée et sa dissolution proclamée en 1994 par arrêté du Président d’Haïti d’alors. À l’époque quand on parla de plan secret de l’international pour la déconstruction totale de l’État haïtien, les concepteurs de   la déconstruction banalisèrent les dénonciations et organisèrent des talk-shows pour taxer les dénonciateurs de militants complotistes.

Pourtant, brique par brique ils y sont lentement et sûrement parvenus :

D’abord avec les conditionnalités de l’aide, ils nous ont imposé l’élimination de la dette moyennant l’acceptation de la potion amère des plans de la  Banque Mondiale et du  FMI, mais aussi et surtout en rayant la banale dette (moins de trois milliards de dollars), ils nous coupent tous les moyens d’obtention d’investissements étrangers pour des  grands projets d’infrastructures ; puisque par ce fait,  Haïti devient insolvable et non habilitée à solliciter de nouveaux emprunts ni à faire appel aux nouveaux bailleurs. Nous imposant ainsi des subventions plafonnées des institutions de Breton Woods qui ne sont que des gouttelettes d’eau sur nos lèvres asséchées pour éviter l’inanition complète.

 Ensuite, sur la base des conditionnalités de l’aide, la communauté internationale a créé et alimenté la pagaille administrative avec l’imposition des soi-disant nouvelles structures de contrôle (UCREF, BAF, ULCC, CONALD…) sous prétexte de combattre la corruption et le blanchiment. Ces institutions budgétivores sont devenues de véritables états dans l’État, quasiment  en dehors de tout contrôle et évaluation interne, la majorité est sous coupe réglée de l’international. Elles sont propres aux divers chantages facilitant l’expatriation des capitaux (à somme nulle pour l’économie et la justice haïtienne) et mettent hors-jeu les ministères régaliens de l’État, foirant ainsi tout projet de  politique publique vendu lors des campagnes électorales. Pareille situation met  les populations, déjà en explosion démographique et dépourvues de l’essentiel,  face à leurs mandataires, passés pour incapables et  fieffés menteurs. René Préval a connu les émeutes de la faim et Jovenel Moise le « Pays-lock » à répétition jusqu’à son assassinat.

Par ailleurs, avec la présence de l’ONU sur le territoire,  comme occupant,  ipso facto Haïti tombe dans le lot des États faillis, sous tutelle, non habilité à contracter, à transiger ou à s’engager par lui-même sur des grands projets de développement autres que des aides humanitaires. Donc, tout partenariat pour la réalisation des marchés du style Build Operate Transfert ( BOT) ou Build Operate Lease Transfert (BOLT) lui est interdit ; or, aujourd’hui, un pays dans une telle nudité, avec une explosion démographique, une insécurité alimentaire, sans hôpitaux, sans voies modernes de communication, sans électricité, sans eau potable, sans école ni  université de standard, ne peut s’en sortir sans miser sur un Partenariat public-privé ( PPP) sérieux, capable d’adresser les grands chantiers de politiques publiques. Ces chantiers sont non seulement de véritables sources d’emplois et de revenus durables et dignes, mais ils sont capables de décourager les potentielles  recrues des gangs de tout acabit en maintenant occupés les jeunes en âge de travailler.

Parallèlement, le rempart du pays, après ses institutions de souveraineté, ce sont celles de la sécurité publique, telle la police, le bras armé. Or, cette  police nationale  fonctionne comme une ONG, implosée en petits syndicats  avec  un budget exécuté en grande partie par les USA et le Canada. Elle recrute ses agents sur concours  munis de certificat de bac II et même des  attestations d’études universitaires en cours,  rendant ainsi la motivation à une carrière policière quasi nulle. En conséquence, les policiers de quel que grade qu’ils soient ne prendront pas grand risque pour atteindre l’objectif national  fixé à savoir « protéger et servir » parce qu’ils savent que la police est une passerelle pour eux (bacheliers, universitaires) attendant un mieux-être individuel ailleurs.

Autres handicaps : d’une part, l’architecture administrative de cette police est mal conçue, créant une balkanisation institutionnelle avec des corps-électrons-libres-tout-puissants (DCPJ, BAF, USGPN, SWATT… etc) ; d’autre part,  un commissariat, avec un commissaire et un inspecteur en tête, qui ne peut que  constituer le premier palier de l’insécurité ambiante ;  parce que, non seulement sociologiquement les Haïtiens sont allergiques à toutes sortes de hiérarchie et de semblant d’ordre, mais ces deux hauts gradés,  perchés au sommet de cette pyramide d’agents d’égal rang, sont perçus comme deux oisifs, aux yeux de ces agents qu’ils commandent et  qui sont à déployer sur le  terrain pour l’accomplissement des  tâches  d’une durée de huit à douze heures par jour.

Ainsi le Commissaire et  l’Inspecteur deviennent immédiatement  des mangues mûres  du pied  qui, d’un moment à l’autre, seront la tototte de la masse d’agents s’activant dans  un mouvement syndical formel ou  possiblement dans d’autres groupes même à inclinaison criminelle. La situation est simplement compréhensible que, par uniformisation de niveau, de condition et de grade de ces agents, il se forme  aisément le groupe des frustrés et des griefs généralisés, prêts à broyer leurs chefs.

Par contre, ces deux chefs, évaluant le danger encouru de l’intérieur, peuvent trouver intérêt à jouer le code mou  et /ou  à fermer les yeux sur toutes les bévues et exactions de la base ou  à se faire complices ou même  promoteurs des  brasses dont les fruits sont rentables et partageables  pour mieux survivre en ce milieu potentiellement fragile en caressant les agents dans le sens du poil. Donc l’architecture des commissariats,  telle quelle est actuellement, est criminogène et expose les policiers, même sans le vouloir au départ, aux combines de toutes sortes et à toutes formes de sollicitations illégales.

Le remède, pour juguler un peu les dérives au sein de ce corps, serait d’abord de recruter les agents à partir de la neuvième année fondamentale et les officiers et cadres techniques, au besoin, seraient recrutés suivant leur niveau académique. Parallèlement, établir une  hiérarchisation des grades sur la base de : antériorité suivant année de nomination, formation supérieure,  promotion pour bonne action ponctuée après rapport d’évaluation institutionnalisé, dégradation pour faute punissable; ensuite, arriver à la déconcentration du pouvoir d’évaluation et de sanction, c’est-à-dire que chaque supérieur, à quelque maillon de la chaine de commandement, au Commissariat, a le pouvoir d’évaluation et de sanction sur le subalterne de son escouade ou de son contingent. Une pareille déconcentration de  tâches avec délégation de responsabilités au sein du commissariat pourrait  casser la syndicalisation des attitudes qui est un réflexe produit par l’uniformisation des grades et  conditions d’une base trop large de la pyramide de commandement.

(Partie II à suivre)

 

  Daniel JEAN

Avocat-chercheur indépendant

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