L’expertise de l’e-gouvernance et la spirale de l’errance

L’utopie

Je pars de l’hypothèse hautement improbable que, par un singulier hasard, dont la nature a le secret, Haïti a pu accéder à une gouvernance responsable et intelligente. Je postule que le chef de ce nouveau gouvernement, systémiquement (c’est-à-dire techniquement, managérialement et éthiquement) compétent, convaincu de l’impérieuse nécessité de passer du management d’insignifiance et d’indigence de ces 66 dernières années à un management de rupture et d’innovation, a décidé d’engager Haïti sur la voie d’un changement durable. Pour réussir, il s’est proposé de mettre en œuvre une stratégie contextuelle de refondation de l’écosystème institutionnel national en mobilisant les ressources endogènes du pays. Et comme tout bon stratège intelligent, avant de formuler ses objectifs et de planifier ses activités, il a souhaité accéder à des données contextuelles et problématiques susceptibles de lui permettre de diagnostiquer en profondeur les causes de cette invariante trajectoire de défaillance sur laquelle glisse Haïti.

La brèche étincelante

Sublimé par un tel projet, imbu de la brèche qui s’offre ainsi au pays pour trouver une ligne de fuite hors du cycle d’urgence, d’insignifiance et d’errance qui a longtemps mobilisé l’attention des décideurs sur leur sauvetage personnel et leur zone de confort, je laisse éclater mon délire dans une initiative spontanée. J’ai adressé une longue lettre à ce décideur éthique pur lui décrire ma vision du contexte problématique haïtien et ma disponibilité à lui formuler une offre d’aide à la décision.

Les hypothèses

Ma décision de m’engager cette initiative repose sur un certain nombre d’hypothèses.

Premièrement, je me laisse dire que celui qui se lance dans une telle démarche stratégique incongrue trouvera forcément le temps de lire et de formuler une réponse. Cette hypothèse repose sur une autre plus improbable encore : Pour agir avec politesse et respect, tout en étant dans le rôle de celui qui a le pouvoir, il faut réellement que ce décideur soit dépouillé de sa carapace de marron et qu’il ait abandonné la suffisance managériale selon laquelle un stratège n’a pas de temps pour se plonger dans les détails de l’écosystème problématique qu’il veut transformer. Si tel n’était pas le cas, il se serait contenté de rester à la surface du réel problématique, comme la grenouille insignifiante et confortable, en récitant les recettes de la gestion axée sur les résultats de l’universelle boîte à outils de la bonne gouvernance.

Ces deux hypothèses me bercent d’une ardente frénésie qui me pousse à inférer que ce nouveau contexte peut rendre les acteurs sociaux, agissant comme experts, administrateurs, gestionnaires, superviseurs, opérateurs et bénéficiaires des actions gouvernementales, plus disponible et plus disposés à transcender leur urgence de survivre pour briser le verrou de leur insignifiance et se mettre en résonance, par un engagement authentique, avec un tel projet qui magnifie l’utopie de la refondation de l’écosystème institutionnel national. Je postule aussi que le collectif haïtien, dont la majorité ne survit que par et dans l’espoir de trouver une aubaine pour fuir le pays, a pu prendre conscience, à partir de l’exemple des luttes sociales en France et ailleurs, que les citoyens d’un pays doivent s’enraciner sur leur terroir en se mobilisant et en luttant au péril de leur vie pour défendre leurs droits et faire avancer la société vers un idéal démocratique jamais acquis, toujours incertain.  

Voilà pour le contexte, passons maintenant à la lettre-diagnostic que j’aurais proposée comme aide à la décision, au chef de ce gouvernement, pour définir la stratégie de cette refondation de l’écosystème institutionnel haïtien pour faire vivre l’utopie d’une gouvernance intelligente.

La lettre

Monsieur le Chef du Gouvernement,

Je saisis cette originale initiative pour vous proposer ma disponibilité comme maitre d’ouvrage d’aide à la décision afin d’offrir des scénarios capables de structurer la stratégie de votre gouvernement qui vise à refonder, à partir des ressources endogènes du pays, l’écosystème institutionnel national pour instaurer un climat d’affaires plus intelligent et plus orienté vers les intérêts du pays.

Monsieur, le Chef du gouvernement, il me semble qu’il n’est nul besoin de nous attarder sur le bilan catastrophique et désastreux dans lequel se trouvent les institutions publiques du pays, puisque par votre démarche vous vous inscrivez dans une dynamique de rupture d’avec ce bilan. Il est vrai, hélas, que les entreprises privées ne se portent guère mieux, notamment du point de vue des services qu’elles fournissent à la population. Et si, paradoxalement, elles génèrent, néanmoins, de juteux profits pour leurs propriétaires, en faisant notamment payer en dollars américains des services souvent médiocres, c’est parce qu’elles ont toujours misé sur la défaillance systémique des institutions de la gouvernance publique. Car celles-ci ont été, de 1957 à 2023, pour faire court, le siège de colossaux conflits d’intérêts amenant leurs gestionnaires à toujours mépriser les intérêts du collectif en prêtant allégeance à des intérêts privés qui sont subordonnés à des intérêts mafieux et transnationaux. Ce sont manifestement ces accointances qui ont structuré ce climat d’affaires immonde où l’escroquerie a triomphé et pavé la voie au gangstérisme d’état qui a émergé ces 12 dernières sous le leadership du banditisme légal.

C’est donc une immense joie de savoir que ces temps sont sur le point d’être révolus, d’où ma frénésie de venir apporter mon étincelle pour irradier cette utopie de gouvernance intelligente. Je me permets donc de partager avec vous, en guise de diagnostic, un jeu de données contextuelles qui objective les contraintes problématiques occultées de l’écosystème haïtien et qui, de ce fait, peut apporter une valeur ajoutée à votre stratégie. C’est d’ailleurs ce que semblez rechercher puisque vous voulez d’abord affiner votre vision en vous plongeant dans le contexte problématique, pour mieux prendre l’ampleur de la mission, définir les objectifs et dimensionner les processus des institutions pour qu’elles soient de vraies interfaces opérationnelles capables d’agir sur les contraintes réelles.

Monsieur le Chef du gouvernement, je pense qu’il est important que je précise que, de par mon métier de professionnel spécialisé dans les systèmes d'information et l'informatique décisionnelle, je travaille avec l’approche systémique qui intègre la pensée critique et mobilise la prospective éthique comme bases contextuelles de pensée complexe pour innover les écosystèmes invariants. C’est ce que les penseurs systémiciens appellent la reliance des savoirs transversaux qui permettent de penser dans la complexité pour agir avec intelligence.

En soulignant le rôle de la pensée critique et éthique comme gradients de raisonnance de mes postures professionnelles, je cherche à situer la place que prend dans mon diagnostic les données contextuelles. Ce sont elles, du reste, qui sont la base du système de mesure sur lequel doit reposer la vision de l’innovation. Et cela pour la bonne raison que la même compétence qui permet de performer est aussi celle qui permet d’évaluer. De sorte que la vraie mesure de la performance d’une gouvernance innovante se reflète dans le système de mesure dont il dispose pour évaluer ses actions. Car à tout moment, elle doit se servir de ses multiples capteurs pour anticiper les risques d’invariance en détectant les signaux faibles qui disent les frémissements des bugs dissimulés dans la routine confortable. Or qui dit système de mesure, dit en amont maitrise des processus, maitrise des données et maitrise des postures. car c’est seulement par une intelligente structuration des processus qu’on peut cartographier les données qui alimentent la mémoire de l’écosystème organisationnel pour anticiper les risques et dimensionner les postures des pilotes et des acteurs métiers face aux incertitudes de l’environnement avec lequel ils sont en interaction.

En conséquence mon offre s’articulera sur un écosystème de données qui tentera de baliser le contexte problématique, en tenant compte du réel défaillant pour objectiver les contraintes afin de dimensionner les processus qui permettront d’apporter des réponses en m maitrisant les marges de valeurs et l’intégrité des acteurs.  

Permettez, Monsieur le Chef de gouvernement, que je précise que cette offre s'adapte parfaitement au contexte réel de nos institutions publiques, puisqu’elle est le fruit d'un apprentissage nourri par le retour d'expérience de 18 années d'expertise comme consultant auprès du renforcement institutionnel haïtien sur les domaines stratégiques comme la justice, l'éducation, la sécurité sociale, la santé, la gouvernance et les technologies. Au cours de cette longue expérience diversifiée, j’ai pu accéder à un modèle de données contextuelles qui peut scientifiquement vous offrir les brèches à saisir pour refonder notre écosystème organisationnel.

Grâce à ce modèle de données, j’ai pu identifier les lignes de forces de 10 grandes failles enchevêtrées dans l’écosystème institutionnel haïtien. Elles forment un gigantesque réseau de contraintes qui ébranle, précarise, fissure les murs de la gouvernance publique et d’entreprise du pays. Le drame est que ces failles agissent et diffusent leurs contraintes dans le plus grand silence en irradiant un enfumage qui brouille la vision stratégique. Ce faisant, elles confortent les insignifiances qui sont célébrées comme performance et verrouillent l’écosystème institutionnel sur un cycle invariant de résilience qui tue l’intelligence collective, car l’urgence devient la seule réponse possible aux défaillances. D’où cette trajectoire erratique sur laquelle glisse le pays, alors que toutes les institutions du pays ont été prises en charge depuis 37 ans par l’expertise de l’e-gouvernance du renforcement institutionnel. En outre, les experts qui ont piloté la stratégie du renforcement des institutions haïtiennes sont tous de brillants universitaires et d’illustres gestionnaires dont la renommée académique et/ou culturelle est attestée par de prestigieuses universités étrangères.

Cette réalité troublante donne lieu à une paradoxe anthropologique angoissant qui caractérise Haiti comme un fumier de défaillances peuplé d’insignifiants doctorés. Plus le pays consomme les ressources humaines surdiplômées venant des universités d’ici ou d’ailleurs, plus il dépend de l’assistance internationale. Or cette assistance, si performante pour ceux qui la mettent en œuvre, est manifestement incluse dans le faisceau de causes qui nous a conduit à cette impasse indigente où tout le monde ne demande qu’à fuir le pays. Un tel paradoxe ne saurait ne pas interpeller un universitaire et un décideur politique systémiquement compétent

Manifestement, ce paradoxe s’énonce comme un verdict : l’expertise de l’e-gouvernance qui a été au chevet d’Haïti durant ces dernières années est si insignifiante qu’elle ne peut même pas prendre conscience que sa performance est une spirale d’errance. En conséquence, il y a lieu de prendre de se distancier de cette inconscience, car on ne peut innover un écosystème avec le même mode de pensée, la même culture, les mêmes réflexes qui l’ont shitholisé. Il est donc urgent de prendre le temps de bien comprendre les liaisons et les rétroactions qui nourrissent l’activation de ces 10 segments de failles pour bien savoir dimensionner les processus des institutions afin qu’elles résistent à leurs contraintes.

 

 

 

Monsieur, le Chef du gouvernement, comme vous pouvez le voir, ces segments de failles sont corrélés et interreliés aux strates qui servent de plateforme de réussite pour de nombreux acteurs et groupes sociaux de l’écosystème national. Par une de ces impostures qui fleurissent toujours dans les contextes paradoxaux, ceux qui se tiennent sur les plateformes de ces failles pour se hisser au sommet du phare de la réussite nationale sont les mêmes qui sont choisis pour agir sur ces failles. Faut-il encore expliquer pourquoi les charges virulentes de médiocrités que libèrent ces segments de failles orientent les postures managériales et professionnelles des acteurs sociaux haïtiens vers l’indignité et l’irresponsabilité ? Ne sont-ce pas ces postures de médiocrités qui ont pavé la voie sinueuse de l’invariante spirale de la performance défaillante de l’écosystème institutionnel et social haïtien ? Ne sont-ce pas ces lignes de basses eaux professionnelles, culturelles et managériales qui forment la voie royale de la réussite des experts de la stratégie limaçante du Ti pa Ti pa ?

Qu’on ne s’y trompe pas, la démarche lente et gluante de l’escargot, qui finit toujours par trouver la sortie, n’est pas une performance à reproduire dans les écosystèmes turbulents et invariants. Car, en ces lieux de défaillance séculaire, il ne s’agit pas tant de ‘‘ramper pour sortir du trou du shithole’’ et clamer sa réussite, mais de conjuguer et de se relier pour apprendre à changer ses comportements et ses rapports avec son environnement, à transmettre des valeurs, à agir plus responsablement et à vivre plus dignement.  L’innovation dont Haïti a besoin est essentiellement une réforme de la conscience pour transformer les comportements et les postures en les orientant vers des finalités collectives par l’aiguillon d’une boussole éthique.

Voilà Monsieur le Chef du gouvernement le diagnostic contextuel qui peut servir d’éclairage à la refondation de l’écosystème national. N’est-ce pas le moment de poser la question qui fâche : Des compétences rares et distinctives, qui assument le courage de la vérité et de l'éthique et qui font le choix de rester sur leur terroir, ne représentent-elles pas une immense opportunité pour initier le pays sur la voie innovante d’un management de rupture et d’intelligence ?

Voilà, Monsieur le Chef du gouvernement, les éléments contextuels et basiques de mon diagnostic, ce sont eux qui doivent permettre à la stratégie de la refondation institutionnelle de se sublimer pour agir sur les contraintes que représentent ces failles. Le collectif haïtien doit enfin comprendre que ce n’est pas en fuyant, mais en s’accrochant aux incertitudes de son écosystème qu’on peut trouver un équilibre fonctionnel vivable et durable. Je peux paraitre immonde aux yeux de certains en le disant, mais regarder les Français et les Françaises risquer leur vie pour défendre des droits que leurs aïeuls avaient acquis au prix de longues luttes, et nourrir le vœu comme Haïtien d’émigrer vers ce pays pour aller profiter d’un meilleur climat social est une profonde indigence anthropologique.

 

Erno Renoncourt, 28/03/2023

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