Le juteux commerce de la faim en Haïti

La faim tenaille les entrailles du peuple haïtien. Le 17 mars 2023, la Coordination nationale de la sécurité alimentaire (CNSA) publie un rapport sur cette affliction en indiquant que 4,9 millions haïtiennes et haïtiens sont en insécurité alimentaire sévère et nécessitent une aide d’urgence. Cette situation alarmante provoque des remous dans le pays. J’ai suivi avec grand intérêt les interventions de plusieurs commentateurs dans la presse et regardé plusieurs reportages réalisés avec certains responsables du secteur de la sécurité alimentaire. Ils insistent essentiellement sur l’insécurité qui empêche la circulation des produits alimentaires à l’échelle du territoire national, la montée de la pauvreté et l’inflation qui limitent drastiquement l’accès économique de la majorité de la population aux aliments et les problèmes structurels et occasionnels qui limitent la capacité productive de l’agriculture haïtienne.

 

Est-ce la première fois que des millions de familles ne mangent pas à leur faim en Haïti ? Pour répondre à cette question, il s’avère nécessaire de voir quelques données publiées sur l'insécurité alimentaire dans le pays au cours des 10 dernières années .

Dans un rapport publié en juin 2011, la CNSA avait indiqué que 3.81 millions d’Haïtiens vivaient dans l’insécurité alimentaire élevée et modérée. Ce chiffre allait rester quasi stable 2 ans plus tard lorsque l’organisme estimait dans son rapport publié en juillet 2015 entre 3 et 3.8 millions le nombre d’Haïtiens vivant dans l’insécurité alimentaire. En août 2020, l’adjectif « aigu» a été ajouté au terme d’« insécurité alimentaire » pour décrire la situation dramatique de 4.1 millions d'Haïtiens qui étaient incapables de se nourrir. Neuf mois plus tard, le Réseau mondial contre les crises alimentaires (GNAFC) a classé Haïti parmi les 10 pays au monde confrontés à des crises alimentaires graves dans son rapport publié le 5 mai 2021. La situation s’est amplifiée au cours de l’année 2022 et le bulletin du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (Analyse IPC) publié le 14 octobre 2022 avait fait état d’une détérioration majeure de la crise alimentaire dans le pays en indiquant que la faim touche 4,7 millions haïtiennes et haïtiens. Crescendo ! Haïti vient de remporter la palme de la honte en faisant partie, pour la première fois et comme le seul pays du continent américain, des sept pays au monde les plus affectés par la famine et la misère, selon le dernier rapport mondial sur les crises alimentaires présenté le 3 mai 2023 par le Réseau mondial contre les crises alimentaires (GNAFC).

 

Ces différentes données montrent que, depuis plusieurs années, la faim est une constante dans la vie quotidienne des millions de familles haïtiennes. En fait, sauf miracle inespéré, Haïti passera piteusement à côté du deuxième Objectif de développement durable (ODD 2) : Faim « Zéro ». Cependant, face à cette débâcle, volontairement ou par omission, il y a un aspect qui est malheureusement absent des débats. Il s’agit du résultat décevant de l’aide internationale en Haïti. Pour nous autres, c’est un point très important qui mérite une attention particulière. Car, chaque année, plusieurs dizaines de millions de dollars sont dépensées en Haïti dans différents programmes et projets dits de lutte contre l’insécurité alimentaire. Le pays regorge d’organisations internationales d’aide au développement  qui reçoivent annuellement des sommes faramineuses pour adresser les problèmes d’alimentation et de nutrition.

 

Sans prétendre à l’exhaustivité, voyons quelques projets qui ont englouti des centaines de millions de dollars au cours de ces 10 dernières années.

  • Le Projet Winner : 126 millions de dollars américains. Ce projet a été mis en œuvre entre 2009 et 2014 dans les départements de l’Ouest, du Centre et de l’Artibonite.
  • Le projet AVANSE : 85.8 millions de dollars américains. Le projet d’appui à la valorisation du potentiel agricole du Nord pour la sécurité économique et environnementale, projet AVANSE, a été mis en œuvre entre 2013 et 2018 dans les départements du Nord et du Nord-Est.
  • Le projet RESEPAG II : 85 millions de dollars américains.  La deuxième phase du projet de renforcement des services publics agricoles (RESEPAG II) a été exécutée dans les départements du Nord, du Nord-est, du Centre, du Sud et de la Grande-Anse de 2016 à 2019. 
  • Le projet Kore lavi : 80 millions de dollars américains. Le projet d’appui au programme national de sécurité alimentaire et de nutrition en Haïti, baptisé « Kore Lavi », a été mis en œuvre entre 2013 et 2019 dans plus de 20 communes au niveau des départements du Nord-Ouest, de l’Artibonite, du Centre, du Sud-Est et de l’Ouest.
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  • Le programme PMSAN : 50.7 millions d’euros. Les activités du Programme multisectoriel de sécurité alimentaire et nutritionnelle (PMSAN) ont été mises en œuvre entre 2018 et 2022 dans les départements de l’Artibonite et du Nord-Ouest.
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  • Le projet rizicole : 30 millions de dollars américains. Le projet de renforcement de la riziculture a démarré ses activités en 2014 et touche la plaine des Cayes, l’Artibonite et le Nord-Est.
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  • Le projet Chanje Lavi Plantè : 25 millions de dollars américains.Le projet Feed the Future Haïti Chanje Lavi Plantè a été mis en œuvre pendant 3 ans, 2015 - 2018, dans les départements de l’Ouest, du Centre et de l’Artibonite.
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  • Le projet SECAL : 21.2 millions d'euros. Le projet d’appui à la sécurité alimentaire en Haïti, dénommé projet SECAL, a été mis en œuvre dans le département du Sud de 2013 à 2020.
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  • Le projet SYFAAH : 19 millions de dollars canadiens.Le système de financement et d'assurances agricoles en Haïti, projet SYFAAH, a démarré ses opérations en 2011. Il visait à améliorer la sécurité alimentaire dans le pays en relançant l’économie agricole et rurale par la dynamisation du financement agricole. Ses activités ont pris fin en 2019.

La liste est très longue. Nous ne pouvons donc pas énumérer ici tous les projets réalisés en Haïti au cours des 10 dernières années dans le secteur de la sécurité alimentaire et nutritionnelle. D’ailleurs, on n'ajoute pas les dizaines de milliards de gourdes dépensées par le Ministère de l’agriculture (MARNDR) ainsi que les dizaines de millions d’euros annuels des Plans de mise en œuvre humanitaire (HIP). Mais où diable sont passés ces argents ? Oh ! L'insécurité alimentaire en Haïti est un dur à cuire. Elle est tellement coriace, dit-on, que même les millions des bailleurs de fonds internationaux associés à l'expertise des organisations d'aide au développement ne sont pas en mesure de la dissoudre.

De surcroît, la machine à millions ne s'arrête pas. Elle continue bien évidemment de fonctionner à plein rendement. En effet, divers projets de sécurité alimentaire et nutritionnelle sont en cours d’exécution dans tous les recoins du pays. À titre d’indication, on peut citer :

  • PARSA : 152 millions de dollars américains. Le projet d'agriculture résiliente pour la sécurité alimentaire, financé par la Banque mondiale, est en cours d’exécution dans les départements du Sud, de la Grand-Anse, des Nippes, du Centre et du Nord-Ouest.
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  • PITAG : 91 millions de dollars américains. Le programme d’innovation technologique dans les secteurs de l’agriculture et de l’agroforesterie, financé majoritairement par la Banque interaméricaine de développement (BID), est en cours d’exécution au niveau de plusieurs départements.
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  • PASAH : 60 millions de dollars américains. Le projet d’amélioration de la sécurité alimentaire en Haïti, financé par la Banque interaméricaine de développement (BID), est en cours d’exécution dans plusieurs départements.
  • Ayiti Pi Djanm : 50 millions de dollars américains. Le projet Ayiti Pi Djanm, financé par l’Agence américaine pour le développement international (USAID), est en cours d’exécution dans les départements du Sud et du Nord-Est.
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  • HRASA : 30 millions de dolars américains.Le projet Feed the Future Haiti Resilience and Agriculture Sector Advancement (HRASA), financé par USAID, est en cours d'exécution dans les départements du Nord, du Centre et du Sud.
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  • Projet TPR : 28.96 millions de dollars américains. Le projet territoires productifs résilients en Haïti, cofinancé par la Banque mondiale et le Fonds mondial pour l’environnement (GEF), est en cours d’exécution dans les départements des Nippes et du Sud.
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  • MAIS et AVETI : 25.9 millions de dollars canadiens. Ces projets, financés par Affaires mondiales Canada (AMC), sont en cours d’exécution dans les départements du Sud et de la Grand-Anse.
  • PROMES, PAGAI - phase 1 et PAPAH - phase 2 : 22.42 millions de dollars américains. Ces projets sont en cours d’exécution dans les départements du Sud-Est, du Sud et de la Grand-Anse. Ils sont financés par la Direction du développement et de la coopération (DDC) de la Suisse.
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  • PAIS : 13 millions d’euros. Le projet d’appui à l’irrigation dans le Sud (PAIS) est financé par l’Agence française de développement (AFD).
  • PARSA : 10 millions d’euros.Le projet d'agriculture résiliente pour la sécurité alimentaire, financé par l’Union européenne (UE), est en cours d’exécution dans le département de la Grand-Anse.
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  • Jaden Kreyol/PROFISUD : 10 millions de dollars canadiens. Le projet de valorisation du jardin sous le leadership des jeunes et des femmes, financé par Affaires mondiales Canada (AMC) et la Direction du développement et de la coopération (DDC) de la Suisse,est en cours d'exécution dans les départements du Sud et de la Grand-Anse.

À présent, avec l’aggravation de la faim qui terrasse des millions de familles dans le pays et le classement d'Haïti parmi les sept pays les plus affectés par la famine et la misère dans le monde, c’est donc à bon droit que l’on peut se demander au bénéfice de qui ou de quoi ces projets s'exécutent et leurs centaines de millions de dollars sont dépensés. Nous sommes, bien entendu, habitués aux jeux rhétoriques stériles des acteurs humanitaires et de l'aide au développement à chaque fois qu'on leur pose ces genres de question. Actuellement, l'insécurité est l'axe central de leurs arguments. En les écoutant parler, on pourrait croire qu'il existe un groupe armé au niveau de chaque kilomètre carré du territoire national.

 

Les quelques projets de sécurité alimentaire qu'on cite ci-dessus totalisent plus de 1 milliard de dollars américains. On est donc face à un drôle de constat : la faim augmente en Haïti à mesure que des centaines de millions de dollars se déversent dans des projets de lutte contre l’insécurité alimentaire. Tout compte fait, la montagne des millions des bailleurs de fonds internationaux ainsi que celle de l'expertise des organisations internationales d‘aide au développement accouchent manifestement d’une souris malnutrie dans la lutte contre la faim en Haïti.

 

Lovena Amazan

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