Texas, un défi à relever

Cette humiliation qui a tant choqué avec raison le monde, me pousse plutôt après un temps d’émotion à me demander : est-ce que le peuple haïtien dans sa globalité, les paysans et les gens de la masse en particulier, connaissent vraiment l’histoire d’Haïti ? Est-ce que c’est le poids écrasant et douloureux de cette histoire qui le rend si docile, perdu, désarmé, au lieu de le pousser à se battre pour changer la donne et préserver l’honneur et la fierté dont elle est pourtant l’expression ? Le poids de l’histoire c’est autant les séquelles du temps colonial et de la lourde facture de l’indépendance payée à la France, celles des occupations américaines et des missions de l’ONU, que les forfaits de l’élite dominante de tous poils (financière, économique, spirituelle, intellectuelle, politique), complice de l’establishment international.

Une logique américaine

S’il est de droit qu’un pays protège son territoire contre l’invasion ou l’immigration massive, il est par contre des traitements inhumains que le droit international interdit purement et simplement. Il est inconcevable qu’au XXIe siècle les États-Unis, qui se présentent comme un pays démocratique et le défenseur de l’ordre démocratique mondial, s’offrent un tel spectacle. Les États-Unis, n’est-ce pas avant tout une histoire de melting-pot. Alors, s’agit-il purement et simplement de racisme et en particulier de xénophobie que le gouvernement américain cultive contre Haïti ? Qu’est-ce qui a réellement changé ou qui est différent dans ce traitement, en passant de Trump à Biden ? En outre, on sait bien que les États Unis comme les autres puissances n’ont pas vraiment d’amis, mais plutôt des intérêts. Pas d’illusion !

Une histoire bafouée

Si l’histoire d’Haïti est enseignée dans notre système éducatif, ce n’est toutefois pas un enseignement libérateur, c’est-à-dire qui aide et qui pousse l’élève haïtien à se découvrir, à mieux se connaître, voire à se reconnaître dans ses trames, et à s’assumer pour se libérer. L’élève a étudié très partiellement cette histoire, d’abord et surtout pour réciter et avoir une note de passage. Cette histoire est en même temps quasi totalement absente dans les écoles en milieu rural. D’une manière générale, dans notre cheminement académique, elle ne fait pas l’objet comme il le faut et se doit d’analyses approfondies qui éveillent, choquent, révoltent la conscience du citoyen, capables alors de lui donner une compréhension intelligente qui le détermine à l’action. C’est pourquoi dans notre réflexion intellectuelle, ce sens de l’histoire n’est pas toujours présent. Aujourd’hui, les dates historiques ne trouvent presque pas leur éclat dans les cérémonies officielles. Même le salut au drapeau n’est pas respecté. Tout est banalisé.

La pratique de la fuite

Le premier bourreau de la masse est le système néo-esclavagiste mis en place par les nouveaux maitres après l’assassinat de Jean Jacques Dessalines. Bien ficelé et adapté à l’évolution, ce système fait obstacle tant à une réelle transformation sociétale qu’à la révolte contre cette situation d’inhumanité et de privation de la grande majorité nationale. Au lieu de l’affronter sur place, le peuple préfère fuir dans un cheminement à géométrie variable. Tout d’abord, c’est cette fuite qui allait donner la classe paysanne des montagnes, dont le retour en contact avec les villes s’est fait malheureusement contre elle, dans une logique d’exclusion, de marginalisation et d’exploitation qui produit une inégalité aiguë. Cité Simone devenue Cité Soleil est construite selon cette logique du système dominant. Les « boat people » comme les « fly people », en particulier des jeunes, durant ces derniers temps, s’inscrivent dans ce même constat de barrière, de problème d’intégration sociale et d’insertion sur le marché.

Cette pratique existe aussi à l’échelon supérieur, mais suit une autre trajectoire. La plupart de ceux qui ont le pouvoir et la richesse préfèrent investir dans l’importation et davantage à l’étranger, voire spéculer, au lieu d’appuyer la production nationale, de construire le pays et de pratiquer le tourisme intérieur. Tout semble indiquer qu’ils ne se reconnaissent pas appartenir à cette terre. Ils s’allient avec les puissants pour protéger leur pouvoir et leurs intérêts, conformément au principe : « tout par et pour la métropole ». La métropole, ce sont ces pays étrangers qui dictent les ordres, où ils ont leur villa, où leurs enfants étudient, où ils investissent ou placent leur argent et où ils voyagent quand ils le veulent pour en jouir. Aujourd’hui, on se retrouve face à un pays totalement dépendant, démuni, affaibli, à genoux, incapable de se défendre, de défendre l’honneur national, et de protéger la dignité de ses ressortissants. Nos dirigeants, les nantis et les politiciens se battent davantage pour leurs privilèges et leur pouvoir, que d’agir pour laver cet affront, pour secourir le Grand Sud et rendre justice, etc.

Mettons notre devoir au propre

C’est tout çà qui doit d’abord nous choquer et nous révolter, qu’on ne doit pas accepter, et qu’il faut absolument changer, non pas à la manière de 1986 pour ne pas se faire ensuite avoir par de nouveaux politiciens et les gardiens du système. Si on le fait correctement, c’est certain qu’on n’aura pas tous ces Haïtiens à fuir leur pays pour aller connaitre l’humiliation en terre étrangère. Un proverbe haïtien dit : « L’affront ne pousse pas au suicide, mais plutôt à se rendre autonome ». L’affront du Texas, nous le déplorons, le condamnons et le dénonçons. Mais, nous devons d’abord en vouloir à nos dirigeants et nous-mêmes pour notre tolérance.

Travaillons alors à construire la vraie « Haïti chérie », cette fois-ci notre perle à nous. La grande question est : comment ? C’est un vrai projet de société inclusif qu’il faut se donner, dans lequel prennent place de manière structurée une autre vision de société qui sert de parapluie à un plan d’aménagement du territoire, avec son embranchement économique, infrastructurel et environnemental, et un système éducatif républicain basé sur l’inclusion, l’équité et l’efficacité, dans lequel il est enseigné de manière profonde la vraie histoire d’Haïti, le civisme, le vivre ensemble et l’entrepreneuriat pour la création de richesses et d’emplois décents massifs. Le reste viendra progressivement par effet d’entrainement. Nous avons raté 1986, 1990, 1994, 2010, 2016. Ne ratons pas 2021, au double titre du séisme du 14 aout dans la péninsule du Sud et de l’affront américain du 20 septembre.

Abner Septembre
Sociologue, Chercheur en Sociogronomie, Entrepreneur
Environnementaliste, Ex-Ministre de l’Environnement
@ Vallue, 24 septembre 2021

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES