Le président dominicain Luis Abinader et le rêve des politiciens haïtiens d’ascendance arabe

Les politiciens et les médias refusent de dévoiler dans l’espace médiatique haïtien l’origine sociale de Luis Abinader. Il serait difficile, voire impossible pour des gens qui pratiquent la politique en Haïti et le journalisme, un métier qui exige une grande culture générale, de ne pas connaître l’origine de Luis Abinader, l'actuel président de la République dominicaine partageant l’île d’Hispaniola avec Haïti.

Selon plusieurs études consultées par Le National, le président Luis Rodolfo Abinader Corona, plus connu sous le nom de Luis Abinader, est un Dominicain d’origine arabe, en particulier libanaise. Si en Haïti, il est toujours difficile pour les Haïtiens d’origine – arabe, juive, allemande, etc. – d’intégrer la société haïtienne, ce n'est pas le cas en République dominicaine. En ce sens, l’historien Roberto Khatlab écrit dans le quotidien libanais L’Orient-Le Jour : « Luis Abinader, qui a gravi les échelons dans son pays jusqu’à occuper le siège de la présidence, vient d’une famille émigrée qui s’est très vite intégrée à la vie de ce pays d’Amérique centrale dès le début du siècle dernier. »

Luis Abinader est le petit-fils de José (Youssef) Sesin Abinader. Né à Baskinta en 1889, au Metn, un village de l’écrivain et poète libanais Mikhaïl Neaïmé (1889-1988), José (Youssef) Sesin Abinader laisse le Liban dans des circonstances dramatiques, en 1909, il prend le chemin de la République dominicaine, en particulier la ville de Puerto Plata où vivaient déjà beaucoup de Libanais. Pour retracer l’histoire de la migration des Arabes de la République dominicaine, l’arrivée du premier groupe, dans la partie l’Est de l’île d’Hispaniola, remonte aux années 1880 et 1890, il s’installe à Elias Piñas, à San Juan de la Maguana…

Pour confirmer que l’actuel président dominicain est d’origine arabe, Joseph Bernard Jr., dans son ouvrage Histoire des colonies arabe et juive d’Haïti, souligne un ensemble de patronymes qu’il faut chercher à mémoriser. Ainsi énumère-t-il (p. 46) : « Il existe dans la généalogie dominicaine environ 260 patronymes d’origine arabe, dont certains se retrouvent également dans le registre généalogique haïtien : Abdalah (Abdallah), Abinader, Acra, Antún (Antonn), Basha, Bichara, Elías, Fadul (Fadoul), Giha, Hasbún (Hasboun), Isa (Issa), Jaar, Khoury, Kouri, Lajam (Laham), Lama, Manzur (Mansour), Musa (Moussa), Nahum (Nahoum), Nicolás (Nicolas), Risk (Rizk), Saba, Succard (Succar, Soukar). »

En Haïti et en République dominicaine, les Arabes subissaient le même sort : ils n’étaient pas vus d’un bon œil par les nationaux. Pour répéter Joseph Bernard Jr., ils vivaient dans des « conditions très précaires afin de rassembler le capital indispensable à leur lancement dans le commerce ».

Contrairement à Haïti, la République dominicaine accorde une grande importance à la diversité culturelle, ce qui permet l’intégration des immigrants à un certain niveau (social, politique…). Si l’on tient compte de la tradition de la politique dominicaine, Luis Abinader n’est pas le premier fils d’immigrant qui arrive à briguer le poste de la présidence dominicaine. Par exemple, quatre présidents dominicains d’origine haïtienne dirigèrent l’État dominicain. Il s’agit de Gregorio Luperon (18 décembre 1879 - 1er septembre 1880), Ulysses Heureaux Lebert (septembre 1882 – 1er septembre 1884 ; du 6 janvier au 27 février 1887-1889 ; du 30 avril 1889 à 1899), le tyran Rafaël Leónidas Trujillo Molina (1891-1961) et Joaquín Balaguer (depuis Trujillo jusqu’en 1996).

Pour revenir aux Arabes émigrés pour plusieurs raisons, dont les persécutions politiques et religieuses à l'égard des minorités juives et chrétiennes et la crise économique qui touchait l'Empire Ottoman selon Joseph Bernard Jr., ils ont foulé le sol d’Haïti (vers septembre 1890) et de la République dominicaine dans l’objectif premier de réussir économiquement. Mais beaucoup d’entre eux ont des formations académiques très solides. Sur toute l’île, certains se sont également impliqués à fond dans la politique. À titre d’exemple, Luis Abinader, membre du Parti révolutionnaire moderne (PRM), comme nous venons de le souligner, est l’actuel président de la République dominicaine ; Jean Samir Mourra, ancien candidat à la présidence au cours des élections haïtiennes 2005 ; Steeve Khawly, Haïtien d’origine libanaise, participe aux élections présidentielles haïtiennes de 2015 sous la bannière du parti Bouclier, et Pierre Réginald Boulos, fondateur du Mouvement pour la Transformation et la Valorisation d’Haïti (MTVAyiti), est un éventuel candidat à la présidence lors des prochaines élections.

Peut-on anticiper qu’en Haïti un citoyen haïtien d’origine arabe ou juive pourrait arriver, un jour, à occuper le poste de Président d’Haïti ? À cette question du National, Viviane N. Boulos, citoyenne haïtienne d’origine libanaise, a répondu en ces termes : « Bien sûr que non. Ce pays est raciste à tous les niveaux. Il y a peu de Juifs en Haïti. Les rares familles qui y étaient sont parties avec l’arrivée de François Duvalier. Il ne reste que les Bigio qui sont de mère haïtienne d’origine euro-africaine. » À bien comprendre ses propos, des citoyens haïtiens d’origine arabe ou juive qui s’impliquent dans la politique de ce pays ne mesurent pas le poids de la couleur sur la société haïtienne. « Ce pays est divisé par la couleur et la réussite. Bel héritage du colon français », a-t-elle expliqué au quotidien Le National.

La communauté haïtienne d’origine arabe est très solidaire en vue de réussir ensemble. Mais l’ambition de certains citoyens haïtiens d’origine arabe visant la prise du pouvoir semble une question qui divise. Pour preuve, lors de cet entretien accordé à notre rédaction, Vivianne N. Boulos soutient : « Ayant subi la discrimination anti-arabe dans mon jeune âge, je trouve que quelqu’un de mon ethnie qui cherche à briguer la présidence ne se respecte pas. »

Selon la sociologue Michèle Oriol, l’ambition des Haïtiens d’origine arabe de briguer des postes politiques, dont la présidence, est un rêve qui ne sera jamais matérialisé. Pour corroborer sa position, elle déclare dans « Un certain bord de mer – Un siècle de migration arabe en Haïti », un documentaire réalisé en 2005 par Viviane N. Boulos et Mario L. Delatour, ce qui suit : « La politique haïtienne est noiriste. »

Après plus d’un siècle et demi de leur présence au pays, les Haïtiens d’origine arabe n’ont toujours pas accès à la politique haïtienne. Pour les citoyens haïtiens de souche bossale, les Haïtiens d’origine arabe doivent évoluer uniquement dans le commerce même s'il faut rappeler que certains d'entre eux ont occupé de grands postes politiques en Haïti. À ce titre, Carlo Boulos et Jean Deeb, deux Haïtiens d'origine arabe, furent respectivement ministres de la Santé publique et Maire de Port-au-Prince. Robert Malval fut Premier ministre du 30 août 1993 au 8 novembre 1994 et Rudolph Henry Boulos, Sénateur élu du département du Nord ‘Est lors des élections de 2005. Il fut déchu de son titre à cause de sa double nationalité.

Mais, à un plus haut niveau, si l'on tient compte des propos de Viviane N. Boulos et de la sociologue Michèle Oriol, avoir un Haïtien d’origine arabe ou juive comme chef d’État d’Haïti par les urnes, est un rêve qui ne sera jamais concrétisé. Parce que la République dominicaine et Haïti, deux pays qui partagent la même île, n’apprécient pas avec le même sentiment leurs fils d’ascendance arabe. N'est-ce pas l’occasion de penser, au moyen de la culture, le vivre ensemble et la pluralité comme valeurs fondamentales de toute société ?

Wilner Jean

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