Haïti : insécurité, État et société

L’intégrité de chacun dépend de celle des autres

Philosophie paysanne (Ayiti)

Introduction.-

Nous avons publié à la fin de l’année 2004, un fascicule intitulé « Se prendre en charge ou disparaître », où nous avons évoqué la question de l’insécurité, thème d’actualité par excellence.

Nous voulons aujourd’hui revenir sur le sujet pour d’une part, reprendre le fil des idées que nous avions abordées dans l’ouvrage, mais aussi, pour essayer d’aller plus loin dans l’effort de compréhension d’un problème aux sources profondes et multiples et déposer dans le panier des débats, quelques éléments de réflexions et de propositions qui ne prétendent pas à la recette, mais sont plutôt des pistes de solutions qui devraient nous porter à divorcer des opérations en trompe-l’œil et des éternels saupoudrages.

1- Un peu d’histoire

Le terme, insécurité remonte à la période qui a suivi la chute de la dictature de Jean-Claude Duvalier et fait allusion à une forme de criminalité qui semblait frapper aveuglément des personnes appartenant à diverses couches sociales. La société haïtienne se voyait donc confrontée à une nouvelle variante de délinquance non conforme aux mœurs du pays.

Pourtant, notre société en avait vu bien d’autres. Et pour cause, pendant les vingt-neuf ans de dictature, le régime des Duvalier eut à exercer une répression d’État extrêmement sauvage ; plus sanglante sous Papa doc, plus voilée, mais non moins efficace sous Baby Doc . Ce terrorisme d’Etat absorbait on dirait l’essentiel de la violence civile, élevant l’arbitraire le plus total au rang de politique d’État. La « sécurité publique, version duvaliérienne » fut garantie au prix de milliers de cadavres de jeunes des deux sexes, d’hommes, de femmes et d’enfants.

Des vêpres sanglantes de Jérémie en 1964, en passant par le carnage opéré sur les paysans de la Forêt des pins et les pratiques de tortures, d’assassinats et de têtes tranchées des révolutionnaires haïtiens en 1969, le bilan du duvaliérisme est extrêmement lourd pour le pays. Mais notre société pouvait identifier les auteurs directs de ces crimes.

2- Ce qui a changé après 1986

Ce qui a changé de façon radicale après 1986, c’est :

• La perte graduelle par l’Etat, du monopole et du contrôle de la violence des armes et son exercice débridé par divers groupes armés ;

• Le contour diffus de cette violence souvent qualifiée d’aveugle ;

• L’apparition après 86, mais surtout après le coup d’État sanglant de Cédras-Michel François en 1991, de formes nouvelles d’agressions armées accompagnées de viols massifs de femmes et de fillettes ;

• Le phénomène des enfants armés vers l’an 2000 ;

• La multiplication exponentielle des gangs armés surtout dans la zone métropolitaine à partir de 1995 et le déchaînement périodique d’affrontements armés ;

• Et après 2004, la montée du kidnapping avec son cortège d’horreur et de terreur ;

• L’apparition de zones dites de non-droit.

Mais au milieu de toute cette confusion, certains actes criminels portaient clairement la signature de leurs commanditaires. Par exemple, les massacres téléguidés par des secteurs de l’oligarchie, à l’encontre des paysans de Jean-Rabel, Danti, Piatr, Bocozelle, etc., où le bain de sang dont furent victimes des électeurs en 1987, commandité par l’étranger, de connivence avec d’anciens barons duvaliéristes et des oligarques, allergiques à toute participation populaire aux affaires du pays. À l’époque, l’armée d’Haïti ouvrait et fermait selon les besoins des couches dominantes, la vanne de l’insécurité d’après un rapport de l ‘OEA.

Ce qui a changé aussi sur un plan positif, c’est la libération de la parole, la multiplication des médias et désormais, la possibilité pour le peuple haïtien d’être informé. Une possibilité, d’acquérir des connaissances diverses, d’être sensibilisé sur les problèmes du pays et sur ses droits. Les médias se faisant souvent tribune de maintes revendications populaires.

Mais cette même ouverture est devenue au fil du temps, porteuse aussi de dangers, (notamment après 2004) dans la mesure où certains médias (radio, télévision) accusent un manque flagrant d’éthique, de civisme, de moralité, en diffusant messages et images témoignant d’une violation systématique des règles les plus élémentaires du respect des valeurs profondes de notre société. Une problématique liée par ailleurs à la déliquescence de l’État et la défense de gros intérêts économiques et politiques.

3- Les multiples visages de l’insécurité

Bien entendu, l’insécurité ne s’arrête pas aux meurtres et aux vols, mais s’étend à une gamme de situations. Comme le problème historique de l’insécurité foncière qui pénalise durement le monde rural, (et s’est étendu graduellement au monde urbain), celui très grave et très actuel de l’insécurité alimentaire. L’insécurité de nos frontières terrestres et maritimes qui facilite toutes sortes de trafic (armes, stupéfiants, personnes, contrebande commerciale). La libéralisation sans garde-fous, l’absence de contrôle de notre espace aérien et maritime, facilitant toutes sortes d’interventions dangereuses notamment contre notre production agricole.

À maintes reprises, des habitants de la campagne, en divers points du territoire ont déclaré avoir remarqué la présence d’avionnettes faisant le va-et-vient sur des zones cultivées. Ces remarques ont été faites dans la Grand’Anse, notamment à Dame-Marie, où à l’époque, le riz cultivé était non comestible parce qu’amer à la récolte ; où il était également constaté, la disparition des mazombelles victimes de problèmes inhabituels. C’est encore aujourd’hui, les cas assez suspects de plaies inconnues jusqu’ici, affectant le petit mil dans le Plateau central et sur l’île de la Gonâve ; les mandarines de la Vallée de Jacmel, etc.

Une autre forme d’insécurité sournoise (ô combien) –bien présente, mais très peu évoquée-est celle liée à notre statut de pays assisté/occupé, qui permet à toutes sortes d’organismes, d’ONGI, de groupes religieux, d’ambassades, d’adopter les initiatives les plus incongrues dans les domaines les plus divers, notamment dans l’agriculture, la santé, la religion, l’éducation, en ignorant les autorités du pays, et sans avoir de comptes à rendre à personne pour les dommages qu’ils pourraient éventuellement causer. L’exemple le plus édifiant est celui du choléra-minustah. Sans oublier l’incitation à détruire des sites historiques, déclarés par certaines sectes protestantes fondamentalistes d’origine américaine, des habitats de Satan !

Cependant, nous allons volontairement dans ce texte nous référer essentiellement à l’insécurité des armes, à la violence meurtrière, tout en invitant ceux qui nous lisent à garder à l’esprit, l’interconnexion des diverses formes d’insécurité.

4- Des opinions courantes

D’habitude, certaines opinions (pas des moindres) minimisent le rôle de la misère abjecte et des inégalités scandaleuses en tant que source primaire de la violence aveugle qui bouleverse la capitale et s’étend de plus en plus à travers le pays. Cette opinion suggère qu’il s’agit pour l’essentiel de manœuvres politiques. Elle compare la situation des paysans pauvres à celle des habitants des bidonvilles, en soulignant la situation de misère souvent plus féroce dans laquelle croupit la paysannerie. Ce qui aurait dû faire du monde rural, un monde de violence par excellence, compte tenu de cette insoutenable situation.

Apparemment, cette argumentation peut paraître logique. Et nous reconnaissons tout de suite d’un point de vue strictement statistique que la misère rurale est souvent classée (pas toujours) plus contraignante que la misère urbaine. Mais, la réalité de la violence urbaine est-elle aussi simple ? Cette extrapolation peut-elle rendre compte de la situation des bidonvilles et de leurs habitants ?

D’autres opinions avancent comme un facteur important de cette violence, le manque d’éducation à la citoyenneté des jeunes des milieux défavorisés ou le manque de loisirs? La construction de parcs et de terrains de jeux devrait, selon cette vision, contribuer à diminuer la violence dans les quartiers pauvres. Cette vision simpliste est d’abord un apport des ONG et des grosses ambassades, reprise à satiété aujourd’hui par beaucoup de médias et par les porte-parole officiels et officieux du système.

Qu’en est-il vraiment ?

5-Les principaux déterminants de l’insécurité

L’insécurité telle qu’elle est vécue depuis des lustres par la population, prend naissance dans le processus de mutation de la société haïtienne, au moment où la bataille des divers secteurs revendicatifs à partir de 1985, affaiblit l’état dictatorial et arbitraire, sans réussir jusque là à l’abattre et à refonder nos institutions sur de nouvelles bases. C’est un phénomène multidimensionnel. Ainsi, les déterminants de l’insécurité, de la violence aveugle liée notamment aux zones de non-droit sont-ils d’ordre politique, socio-économique, culturel et institutionnel.

5.1 Sur le plan politique. Il s’agit de l’utilisation après 1986, de divers groupes et catégories sociales. Des membres de l’ancienne armée d’Haïti, d’anciens macoutes, d’anciens attachés et des membres du FRAPH. Plus tard, des policiers révoqués, des désœuvrés et des pauvres des quartiers populeux, des enfants de rue. Ces différents groupes sont utilisés par des clans opposés dans la défense d’intérêts liés au pouvoir politique, pour prendre ou pour reprendre le pouvoir. Cette manipulation de l’insécurité est devenue une arme aux mains de différentes factions adverses. Et l’étranger s’en sert également pour renforcer la dépendance du pays.

5.2 Sur le plan socio-économique. L’augmentation effarante du chômage, du coup de la vie, l’extension de la pauvreté et l’exode rural ont occasionné la formation d’une ceinture de bidonvilles autour de la capitale et des grandes villes. Le rachitisme du secteur industriel et l’absence de développement en général expliquent cette absorption résiduelle de la force de travail disponible. Une situation liée à l’incapacité ou le refus du secteur privé haïtien de développer un tissu industriel conséquent, au moins égal à celui de la République dominicaine. Dans ce contexte, des milliers de jeunes au chômage, sans perspective d’avenir, abandonnés à eux-mêmes, deviennent la proie facile des politiciens véreux et des secteurs mafieux qui les utilise contre rémunération pour leurs basses œuvres. Mais la faim et les besoins divers poussent aussi ces jeunes à commettre des actes de banditisme. Un exemple entre mille. Un adolescent de la zone de St-Martin, promettait à une animatrice d’une ONGI en 2006 de lui remettre son arme à condition que l’ONG lui assure le paiement régulier de ses études.

5.3 Sur le plan culturel. L’exode massif des paysans vers la ville, et les conditions infrahumaines dans lesquelles la plupart croupissent dans les bidonvilles, provoquent le relâchement des liens sociaux. Les anciennes solidarités dont jouissaient les familles paysannes même en ville ayant volé en éclat, des milliers de laissés pour compte viennent se désintégrer dans les cités de tous les noms : Cité Soleil, Cité de Dieu (Village de dieu), Cité Linteau, Cité Letènel, Gran Ravine, Simon Pelé, etc. Ces jeunes sombrent dans le désespoir et la haine d’une société qui les traite comme des déchets. Maintenus dans la misère, ils côtoient l’opulence -notamment à Port-au-Prince - et retournent à la société sous forme de violence aveugle, tous les manques dont ils souffrent, sans compter, le mépris et l’exclusion. Pour n’avoir rien reçu, ces jeunes n’ont pu développer aucun sentiment d’appartenance ni le souci du bien commun. Ils volent, violent, assassinent sans état d’âme, instaurant une répartition forcée des richesses. De tels comportements sont l’expression de « la perte des repères d’identité » conduisant à un « effritement de la conscience personnelle » selon un sociologue.

5.4 Sur le plan institutionnel. La décomposition de l’État rentier, conduit inévitablement à la dislocation voire la désintégration des institutions qui en furent le socle. C’est le cas de l’armée. Sa situation est plus évidente à cause de son caractère propre de socle du vieil État. Mais la plupart des autres institutions sont dysfonctionnelles, les unes plus que les autres. Donc incapable de répondre aux défis d’une société en mutation. Aussi est-il nécessaire de soupeser, d’analyser et de décoder la dimension, le contour réel et la signification du banditisme et de la violence aveugle en Haïti. De penser à une gamme de mesures à court, moyen et long terme pour la freiner d’abord et l’éliminer ensuite. Car, soyons clairs, cette violence ne pourra jamais être résolue par la seule force des armes de guerre aux mains de la police ou de l’armée. La vraie solution institutionnelle définitive passe par la refondation de l’État (une expression malheureusement galvaudée) et la construction de nouvelles institutions en phase avec les besoins réels du peuple haïtien. Un État qui se dotera de forces de sécurité vraiment nationales, nous voulons dire, au service de la Nation.

Myrtha Gilbert
15 septembre 2006
Actualisé en mars 2018
 

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