Le cadavériquat : le nouveau régime politique de la République d’Haïti

Le 7 juillet 2021, le Président haïtien a été assassiné. Un mois après le magnicide, Haïti n’a pas de Président. Pourtant, il y a un Conseil des ministres et un Premier ministre. Pourtant, l’administration semble fonctionner et la justice continue d’exaspérer les honnêtes gens avec des juges d’instruction qui refusent d’instruire le dossier de l’assassinat du plus haut personnage de l’État. Sans commentaires ! Pourtant, une opposition semble contester le pouvoir du Premier ministre, Ariel Henry. Le Premier ministre est son propre chef et ne rend de comptes qu’à lui-même. En l’absence d’un Parlement fonctionnel, son action n’est contrôlée par aucun contre-pouvoir. Cela veut dire que le gouvernement mixte instauré en 1987 a encore muté. Cela veut dire qu’un nouveau régime s’est installé en Haïti qui n’est ni un régime westminstérien, ni une monarchie, ni un consulat, ni une royauté, ni un régime présidentiel, ni un régime parlementaire. Comment qualifier ce régime ? La Constitution haïtienne ne permet pas de qualifier ce nouveau régime sans chef d’État, mais avec un Premier ministre.

En règle générale, pour qualifier un régime, provisoire, on essaye d’identifier la personne ayant l’autorité la plus forte. Dans les faits, on constate que depuis le magnicide du 7 juillet 2021, les nouveaux chefs de la République d’Haïti ne cessent de se réclamer du Président assassiné, Jovenel Moïse, auquel ils prétendent vouloir rendre justice. Monsieur Claude Joseph a été le premier chef du nouveau régime. Lorsqu’il présidait le Conseil des ministres, le portrait du Président assassiné était accroché derrière lui. Claude Joseph a décrété l’État de siège, ce qui est une prérogative présidentielle. Claude Joseph a assumé le pouvoir dans sa plénitude pendant toute la durée de l’État de siège avant de céder la primature à un autre Premier ministre. De même, dans les faits, pendant que l’opposition politique haïtienne était encore à la recherche d’une solution haïtienne à la crise qu’elle a alimentée, les puissances étrangères regroupées au sein du Core Group ont imposé une solution. Le Core Group a accepté que Monsieur Ariel Henry devienne Premier ministre en remplacement de Monsieur Claude Joseph qui a repris son portefeuille de ministre des Affaires étrangères. Il a appelé « à la formation d’un gouvernement consensuel et inclusif. » Il a ajouté : « Dans cet objectif, il encourage fortement le Premier ministre désigné, Ariel Henry, à poursuivre la mission qui lui a été confiée de former un tel gouvernement. » La mission qui lui a été confiée ? Par qui ? Par le Président assassiné ou par le Core Group ? Le Président avait nommé et n’avait pas eu le temps d’installer Ariel Henry comme Premier ministre. Comment peut-il poursuivre la mission qui lui a été confiée par un Président assassiné ? Il se trouve que Monsieur Ariel Henry a formé un gouvernement et que depuis, il gouverne. Et Ariel Henry gouverne avec les hommes du Président assassiné. Pendant ce temps, les commandeurs de Port-au-Prince multiplient les solutions de sortie de crise qu’ils ont commandées à eux-mêmes et dont personne ne veut. Et si quelqu’un leur tient la contradiction au nom de la liberté d’opinion, ils sont prêts à envoyer des intellectuels à gages comme d’autres envoient des tueurs à gages ou des commandos pour éliminer physiquement un adversaire politique.

Pendant ce temps, les spécialistes en courtage politique essayent de désigner de potentiels Présidents de transition au mépris des intérêts du peuple abandonné. D’autres se donnent pour mission de dire qui représente la nation en faisant mine de ne pas entendre les accusations portées par le peuple contre les élites jugées complices dans l’assassinat du Président. Pendant ce temps, les éternels opposants réclament un dialogue et un accord inclusif dans le seul but de se faire une place à la table du pouvoir. Pendant ce temps, les querelles se poursuivent et le peuple n’a pas de perspectives. Et pendant ce temps, il n’y a aucune réflexion sur la réforme de l’État, sur le régime ou sur le système politique. Il n’y a aucune réflexion non plus sur les causes 2 de ce chaos et de cette déchéance. Et pendant ce temps, le Premier ministre gouverne et réclame justice pour le Président assassiné. Ainsi donc, à force de chercher les Haïtiens ont trouvé un nouveau régime qu’ils sont en train d’expérimenter. Je propose de baptiser ce régime de cadavériquat. Le cadavériquat consiste pour ceux qui dirigent actuellement la République d’Haïti à agir au nom du Président assassiné afin de faire croire aux naïfs qu’ils continuent son œuvre. Il n’existe pas de contre-pouvoir dans le cadavériquat. Le cadavériquat repose sur une promesse de justice et de lutte contre les injustices sociales réelles ou supposées. Dans le cadavériquat, les chefs utilisent le cadavre du Président défunt comme une figure tutélaire. Ils n’ont pas su protéger le Président de son vivant, mais ils utilisent son cadavre à des fins de propagande. Et qu’en dit le peuple ? Il n’adhère pas. Il tourne tout en dérision. Désormais, après un fait politique, il se dit que c’est le cadavre du Président assassiné qui se fait justice. Une tragédie de plus ! Un chef vivant ne vaut rien dans la République d’Haïti. Le cadavre d’un chef assassiné peut être utilisé pour apaiser les masses et donner l’impression de vouloir effrayer les oligarques et les magnicides. Il n’y a pas de cap, pas de plan, pas de projet, mais il y a un Conseil des ministres et un Premier ministre. L’État est à la dérive. La division est totale. Il n’existe aucune chance que ce régime réponde aux demandes du peuple haïtien. Nous sommes tout simplement dans une défaite totale de la démocratie et de la civilisation. Mais que l’on se rassure ! Les Haïtiens n’ont pas le monopole de l’horreur. En 897, il y a eu un concile cadavérique à Rome. C’était une manière horrible de régler des conflits entre les papes et les familles aristocratiques.

Avant 1492, l’île d’Haïti était politiquement organisée en caciquats. Le caciquat comme régime politique était une originalité. Avec Toussaint Louverture, Haïti a inventé ce que j’ai été le premier à conceptualiser dans ma thèse de doctorat et que j’ai appelé le Colétat à savoir la collectivité qui fonctionne comme un État alors qu’elle est une colonie. Avec les décentralisations partout dans le monde, avec la régionalisation, le Colétat est une réalité incontestable et représente l’avenir des États unitaires. Dans sa déchéance et à force de pratiquer la bossalocratie (au sens footballistique), la République d’Haïti en arrive au cadavériquat. Cependant, on ne fait pas de politique avec des cadavres, mais avec des Humains, vivants et ambitieux pour leur pays. Le cadavériquat a déjà eu deux chefs : Claude Joseph et Ariel Henry. Nul ne sait combien de temps Ariel Henry passera à la tête du cadavériquat. En attendant, les propositions de sortie de crise se multiplient. Pourtant, personne ne propose de sortir du cadavériquat. Personne ne parle de l’avenir du pays qu’il faut penser en urgence. Alors, tant qu’il n’y aura pas un nouveau Président élu par le peuple, un Parlement fonctionnel et un pouvoir judiciaire respecté et respectable, Haïti vivra sous le règne du cadavériquat. Mais en même temps, cela fait longtemps que la République d’Haïti est un cadavériquat. Cela fait longtemps qu’elle se contente de compter les cadavres sans rendre justice aux victimes. Mais, depuis le 7 juillet 2021, les chefs gouvernent en faisant allégeance au cadavre d’un chef qu’ils ont livré aux magnicides. Et à défaut de justice, le peuple voit le zombi du Président partout ! Tristes tropiques ou Bonjour tristesse ? Sommes-nous chez Claude Lévi-Strauss ou chez Françoise Sagan ? Un peu des deux ! Hélas !

Éric SAURAY
Docteur en droit public – politologue et avocat au Barreau du Val d’Oise
France, août 2021

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