L’analyse de l’état de la décentralisation haïtienne au vu de la théorie de décentralisation : le constat d’un effet d’affichage

1. La définition normative et culturelle

Le quatrième et dernier critère énoncé par Roig, c’est la définition normative et culturelle utilisée par le professeur Eisenmann (1903-1980) pour expliquer la centralisation et la décentralisation. Il semble que cette conception lui soit tout à fait originale. Ainsi, son premier objectif a été notamment de débarrasser ces notions de tous les éléments hétérogènes qui leur ont été ajoutés. De ce fait, cette conception présuppose que « le problème de la centralisation ou de la décentralisation est celui de l’unité ou de la division corrélative de l’appareil étatique ou de la collectivité étatique » ; c’est « le problème des formes d’État et autres collectivités politiques, de leur structure unitaire (simple) ou composée (divisée) ; centralisation et décentralisation sont des formes d’État — l’unitaire, la composée — » (Roig, 1966, p.450). Par cette définition, Eisenmann renonce à la décentralisation par services qui recouvre en revanche le problème du fédéralisme et il entre dans une perspective strictement normative pour définir les notions de centralisation et décentralisation qui relèvent du droit public général. Pour Charles Eisenmann, comme pour Hans Kelsen, la problématique centralisation-décentralisation apparaît avant tout comme un élément lié à la qualité et à la portée de la norme (Roux, 2016, p.6). À partir de là, Eisenmann aboutit à une distinction à partir de trois types de systèmes possibles. D’abord, la centralisation dans laquelle la maîtrise des activités appartient à un organe central : « une activité normatrice est centralisée si c’est en dernière analyse un organe central qui décide quelles normes seront par elle posées » (Thalineau, 1994). Ensuite, la décentralisation implique que la maîtrise d’une activité revient à une multiplicité d’organes non centraux. Enfin, « la semi-décentralisation consiste à faire dépendre l’entrée en vigueur des normes d’une double décision libre, prise l’une par l’organe central, l’autre par l’organe décentralisé, à la provoquer ou à ne pas l’empêcher… » (1994). De ce fait, cette conception suscitée, particulièrement la dernière approche axée sur la « semi-décentralisation », nous intéresse beaucoup dans le cas d’Haïti, car elle peut permettre de faire le point sur le système haïtien dit « décentralisé » à partir des principales théories juridiques, notamment la Constitution du 29 mars 1987. Il est clair que du 1er janvier 1804 (date de la fondation d’Haïti) au 29 février 1987 (date du début de la grande réforme décentralisatrice), les gouvernements qui se sont succédé en Haïti ont préconisé un système axé presque sur la centralisation où la maîtrise de tout appartenait à l’organe central de l’État. De 1987 à nos jours, on est passé à une forme de gouvernance par la décentralisation où juridiquement la maîtrise de l’activité affaire publique — ne dépend plus d’une seule autorité centrale, mais de tout un ensemble d’institutions locales, autrement dit les collectivités territoriales.
Cependant, avec la répartition de compétences opérée par la loi fondamentale du 29 mars 1987, il arrive que l’État dispose, d’un côté, de responsabilités pour agir dans le monde local et, de l’autre, la collectivité locale en dispose d’autres ou encore ces deux disposent des missions communes. À titre d’exemple, la Constitution dispose, à l’article 32.1, que « l’Education est une charge de l’État et des Collectivités territoriales […] ». Elle poursuit, à l’article 32.2, que « la première charge de l’État et des Collectivités territoriales est la scolarisation massive, seule capable de permettre le développement du pays. » Ces compétences et tant d’autres sont constitutionnellement définies comme des compétences partagées entre l’organe central et l’organe décentralisé au niveau de la commune.
Cependant, en réalité, seul l’État central s’occupe de ces compétences dites « partagées ». Dans ce cas, les interventions de la commune n’ont pas de grands impacts, d’autant plus que les autres collectivités locales sont presque inexistantes financièrement. De plus, il est à constater que le pouvoir Exécutif haïtien est toujours au-devant de la scène dans la moindre réalisation à quelque échelle locale qu’elle puisse effectuer, en vue de faire de la propagande politique dans l’unique objectif de conserver la popularité du président en place à des fins électoralistes. Fort de cela, n’y a-t-il pas lieu de se demander si en réalité le système haïtien ne fonctionne pas comme une semi-décentralisation en lieu et place d’une décentralisation ? Tout chercheur qui étudie le fonctionnement du système territorial haïtien risquerait de répondre affirmativement à ce questionnement en raison de ce qui se fait dans la pratique. Toutefois, il reste à dénombrer les décisions qui sont prises localement et celles qui sont prises par les autorités nationales afin de répondre à cette interrogation.

Conclusion

Cette étude réalisée à travers la théorie de décentralisation nous a montré qu’il n’y a pas l’ombre d’un doute, que juridiquement, la décentralisation haïtienne a été implantée dans le pays. Cela dit, des dispositions constitutionnelles de 1987 ont consacré cette décentralisation et plusieurs dispositions juridiques qui y ont succédé, jusqu’à aujourd’hui, ont aménagé son fonctionnement : des élections locales sont épisodiquement organisées, certains organes sont constitués notamment au niveau de la section communale et la commune, des compétences sont désormais transférées aux entités dites décentralisées…

Cependant, il semble que le législateur haïtien post 1987 ne considère toujours pas les collectivités locales comme des acteurs indispensables à la décentralisation et au développement local du pays. Cela s’explique par une carence constatée dans la production des lois visant à renforcer et à encadrer les pouvoirs locaux en vue d’asseoir la décentralisation comme le souhaitait pourtant le constituant de 1987.

De plus, l’un des problèmes de la décentralisation haïtienne réside dans la distance qui existe entre le droit et la pratique. On constate qu’il existe un « effet d’affichage » dans le système territorial haïtien. La pratique est en désaccord constant avec le droit. Il est presque irrationnel de présenter les collectivités territoriales d’Haïti en se basant seulement sur les textes. L’observation de ce qui se fait sur le terrain est une condition indispensable pour distinguer la théorie de la pratique. Alors que certaines dispositions juridiques sont parfois précises et relativement complètes, elles ne sont pas toujours mises en œuvre par les décideurs publics.

Le passé semble refaire surface par la reproduction, de plus en plus fréquente, des pratiques qui portent à équivoque. La révocation des élus, notamment les maires, pour les remplacer par des maires intérimaires (des agents exécutifs intérimaires) nommés par le pouvoir Exécutif, de 2011 à 2016, est un exemple tangible d’un retour aux pratiques anciennes.

Toutefois, il importe de souligner que l’un des problèmes du système haïtien dit « décentralisé » réside dans un manque de préparation du milieu local haïtien qui soit à même de permettre l’application des dispositions locales relatives à la décentralisation. De surcroît, des questions continuent à être posées sur la volonté réelle des dirigeants à rendre effective cette décentralisation haïtienne lorsque l’on sait que l’État haïtien évolue avec une culture traditionnelle de centralisation et que la décentralisation dont on parle aujourd’hui exige de la démocratie qui implique la transparence politique (organisation des élections libres, justes et démocratiques).

En définitive, l’analyse de ces différentes approches théoriques de la décentralisation par rapport à la réalité territoriale d’Haïti nous permet d’évaluer en partie le système territorial d’Haïti. Elle nous permet d’être en mesure de porter des éclaircissements sur le processus de la décentralisation haïtienne. D’abord, il ne fait pas de doute que le processus de décentralisation réelle et effective d’Haïti a été initié par la Constitution du 29 mars 1987 avec la construction de trois catégories de collectivités locales. Ensuite, des avancées significatives dans la construction des organes des collectivités locales ont été obtenues à travers une procédure démocratique (élection). Enfin, tout un ensemble de textes relatifs à l’encadrement et au fonctionnement de ces collectivités décentralisées ont été adoptés pour les rendre fonctionnelles, bien que certains d’entre eux soient déjà obsolètes sans même entrer en application. Toutefois, les besoins des collectivités territoriales restent grands, notamment en matière financière. En conséquence, suivant les 4 critères susmentionnés, selon lesquels on peut définir la décentralisation, il est possible d’affirmer qu’il existe en Haïti bien évidemment un processus de décentralisation, mais cette décentralisation n’est pas encore concluante. Il est donc de la responsabilité des décideurs publics de travailler en conséquence pour asseoir cette décentralisation en vue de parvenir au développement intégral du pays.

Auteur :

Joram Vixamar

Docteur en droit public de l’Université Renne 2, en France

Chercheur associé au Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Innovations Sociétales (LiRIS) de l’Université Rennes 2
Email : joramvixamar@gmail.com

Doyen de la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Diplomatiques (FSJPD) de l’Université Publique du Bas Artibonite à Saint-Marc (UPBAS)

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES