Lors de la 79e Assemblée générale des Nations unies, on s’attendait à ce que les représentants haïtiens fassent les leurs. En dehors des distorsions exagérées, voire rocambolesques, véhiculées par les réseaux sociaux avec leurs propres ingrédients, les différents incidents diplomatiques ont été particulièrement regrettables et inopportuns. Une situation pour le moins cocasse : les deux principales instances de l'Exécutif – le Conseil présidentiel de transition (CPT) et la primature – se sont retrouvées en double représentation lors de cette rencontre internationale.
Selon certaines sources, cette confusion diplomatique vient du fait que la délégation conduite par le Premier ministre Garry Conille était chargée de mener des discussions techniques, ce qui incluait des rencontres avec des institutions comme la Banque mondiale, la Banque interaméricaine de développement et certains organismes des Nations unies. Il était aussi question de prendre part aux réunions au Conseil économique et social des Nations unies, l'un des six organes principaux de l'ONU, dont la mission est de promouvoir des conditions économiques et sociales propices au développement. Tout cela regroupe naturellement des prérogatives du gouvernement qui a vocation de gouverner. Tandis que Leblanc Fils était censé, lui, assurer le leadership de la représentation politique et diplomatique.
En effet, le chef du protocole de la diplomatie brésilienne détenait une liste, transmise par l’ONU, des officiels haïtiens, sur laquelle figurait Edgard Leblanc Fils en tant que président d’Haïti, censé diriger la délégation haïtienne qui devait présider cette réunion diplomatique de haut niveau avec le président brésilien. Celui-ci devait d’ailleurs voyager dans le même avion que le président kényan, William Ruto, en visite en Haïti. Logiquement, pour cette rencontre, le Premier ministre Gary Conille devait y participer en tant que second personnage de l’État.
Néanmoins, lors d'une conférence de presse au Salon diplomatique de l'aéroport, Leblanc Fils a affirmé avoir reçu une lettre du Département d'État américain, transmise par l'ambassadeur haïtien à Washington, indiquant qu'il ne pouvait pas garantir sa sécurité, car une autre délégation était déjà prise en charge. En conséquence, il a demandé à Lesly Voltaire, qui devait faire partie de la délégation du CPT, de le remplacer à la tête de la délégation haïtienne. Cela avait pour but de mettre fin aux rumeurs selon lesquelles Lesly Voltaire serait en visite privée à Washington.
Visiblement choqué par ce qu’il pense être un dysfonctionnement du ministère des Affaires étrangères, le président du CPT a déclaré qu’il va demander à la chancelière Dominique Dupuy de rappeler en Haïti pour explication le représentant d’Haïti à l’ONU, Antonio Rodrigue, et le chargé d’affaires ai d’Haïti à Washington, Louis H. Joseph.
Lesly Voltaire explique et accuse
Le comble est que, le lundi 22 septembre, Voltaire a été ridiculisé par les agents de sécurité brésiliens, qui lui ont interdit l’accès à une réunion bilatérale sur la crise haïtienne, organisée à la demande du président brésilien Lula Da Silva, en marge de l’Assemblée générale de l’ONU. Pour lui, le fait de ne pas avoir été inscrit dans le calendrier des rencontres avec Lula constitue une marginalisation de son rôle. Il n'est donc pas surprenant qu'il ait laissé entendre, dans un entretien accordé à Gazette Haïti News, que « des têtes allaient tomber », en guise de sanction contre les responsables de cette humiliation.
On ne sait pas encore lesquelles puisque plusieurs personnalités sont censées planifier les voyages des autorités haïtiennes à l’étranger. En tout cas, Voltaire semble suggérer que des changements pourraient survenir à la suite de cette situation, ce qui ajoute une couche d'incertitude et de tension à la scène politique haïtienne déjà suffisamment explosive.
Voltaire a fait savoir que le chef du protocole brésilien avait pris contact avec la délégation du Premier ministre, qui était déjà en place. Dominique Dupuy a précisé que toutes les places étaient occupées, ce qui l’a conduit à rebrousser chemin. La réponse de la chancelière et le refus d’accès à la réunion évoquent, sans l'ombre d'un doute, pour Voltaire, une appropriation des pouvoirs du CPT, qualifiée de « coup d'État diplomatique ».
Les Haïtiens ont souvent tendance à blâmer l'étranger pour leurs propres décisions impopulaires. Là, Voltaire a mis indirectement en cause trois hauts responsables de l’État qui avaient la charge de l’organisation du voyage : la chancelière Dupuy, le chargé d'Affaires ai d'Haïti à Washington et le représentant permanent d’Haïti à l’ONU. Ces derniers dont il ne cite pas les noms auraient, laisse-t-il entendre, induit en erreur les autorités américaines en présentant le Premier ministre Conille comme le chef de la délégation haïtienne, dans le but de « boycotter le CPT ».
Toutefois, dans un entretien accordé à l’émission Matin Débats, Dominique Dupuy a révélé que Conille et Leblanc Fils avaient collaboré pour organiser ce voyage aux Nations unies. Selon elle, la lettre envoyée au président du CPT était une erreur du service informatique du Département d'État, et l'ambassadeur américain en Haïti se serait excusé pour cette méprise. Cependant, la ministre n’a fourni aucune explication concernant le cas Voltaire.
Un goût amer
Tous ces couacs diplomatiques mettent en lumière les enjeux de pouvoir et d'influence dans le contexte politique haïtien. Il n’est dès lors pas étonnant que lors de ces rencontres internationales, les égos de nos représentants s’entrechoquent bruyamment. Il faut dire que Conille n’a pas été à son premier coup d’essai, puisqu'il a déjà agi de manière autonome.
Dans un contexte comme Haïti où les défis sont déjà incommensurables, il est vraiment inutile d'en rajouter. Cet amour excessif pour le pouvoir explique cette tendance à vouloir tirer toujours la couverture à soi et à jouer des coudes. Une attitude aussi immature qu'inadaptée. En tout cas, les dysfonctionnements observés lors de cette rencontre ont donné une mauvaise image de l'organisation côté haïtien.
Cette affaire laisse un goût amer où personne ne sort grandi. Le triste spectacle offert ressemble à celui d'une république bananière, où des décisions désordonnées et improvisées ont pris le pas sur l’unité nationale. Pourtant, une délégation unique rassemblant le président du CPT et le Premier ministre, aurait permis de projeter une image forte et cohérente, un signal d’unité face aux étrangers. Ce manque d’unité, de coordination et d’organisation, sources profondes de nos malheurs, continue de fragiliser notre nation déjà exsangue.
Espérons que la 80e Assemblée générale de l’ONU sera moins chaotique et permettra enfin de redresser la barre en matière de diplomatie, en offrant l’occasion de présenter une nation unie et déterminée à affronter les défis mondiaux.
Huguette Grenz et Sergo Alexis