Haïti est un État fort

Bien avant la rédaction de ce présent article, je sais combien son titre est provocateur et soulève a priori des éléments paradoxaux. Dans mes conversations habituelles avec des amies ou pas sur la conjoncture socio-politique d’Haïti, il existe un positionnement constant chez mes interlocuteurs, qui peut se résumer ainsi : « Haïti a besoin d’un État fort ». Pour aller plus loin, il y a même des partis politiques qui construisent ses projets de société sur l’idée d’une nécessité d’instaurer ou de restaurer un État « fort » en Haïti, non seulement pour mieux agir sur la situation désordonnée que fait face ce pays depuis plusieurs décennies, mais aussi poser les jalons du développement d’Haïti.   

En effet, les raisons qui justifient ce recours à cet État « fort », me semble-t-il, tout à fait compréhensible. Pourtant, l’objet de cet article est d’aller à l’encontre de ce discours très majoritaire dans l’espace public haïtien. Un article qu’on pourrait qualifier de « contre-courant » et même de « rébellion ». Dans cette même veine, je sais aussi qu’il s’agira d’un exercice relativement difficile pour démontrer qu’Haïti est un État « fort ». Bien au contraire, nous avons tous besoin d’un État « faible » en Haïti. Avant de vous soumettre quelques symptômes prouvant qu’Haïti est un État fort, permettez-moi de dire ce que j’entends par un État fort ou faible, bien sûr à la lumière des outils déjà mobilisés en Science politique.

État fort ou faible : beaucoup de bruits pour rien ?

Fort souvent, ce qui amène la plupart des citoyens et des citoyennes à considérer Haïti comme un État « fort », c’est parce qu’on a tendance à survaloriser la dimension concrète de l’État, c’est-à-dire, forte croyance dans l’incarnation de celui-ci dans nos institutions, visiblement localisables et repérables. Cette survalorisation de la matérialité nous pousse à écarter toutes considérations qui peuvent être pertinentes valorisant une approche idéelle ou symbolique de l’État.

Dans certains travaux de recherche, en particulier en Science politique, les États-Unis d’Amérique sont considérés comme un État fédéral (dans son ensemble) faible. En effet, ce qui sous-entend que cette « faiblesse » dont il est question ici, ne réside pas dans la logique « souple » des institutions. D’ailleurs, les institutions américaines sont très réputées pour ses rigidités. En réalité, la question qu’il faudrait soulever à ce stade de ma réflexion : Pourquoi les États-Unis sont-ils des États faibles ? 

Pour faire court, la faiblesse des États-Unis trouve son explication dans la place ou même importance accordée aux institutions étatiques. Cela me fait penser à un titre d’ouvrage très curieux : « Qui gouverne à Washington ? [Cater, 1964]. La réponse développée par l’auteur, et largement partagée, n’est pas le locataire de la Maison blanche comme l’on pourrait le croire. La réponse est plus favorable aux groupes organisés de la « société civile », des corporations et de groupe de Lobbying. La représentation des citoyens et des citoyennes vis-à-vis de la structure étatique et son périmètre d’action dans l’arène politique jouent un rôle central pour dire si un État est faible ou fort. Toutefois, on ne peut pas sous-estimer le poids de la fonction présidentielle dans ce pays.

Tandis que, si on demande à un Français ou une Française son avis sur un sujet d’intérêt général, sa réponse serait très probablement : c’est le rôle de l’État de décider. La raison est simple, c’est parce que, l’État français est fort. Sa « forteresse » ne s’explique pas seulement dans la rigidité de ses institutions, mais dans la façon dont ses citoyens conçoivent le rôle et la place de l’État dans la société. En d’autres termes, tout repose sur l’État et il est omniprésent. La « société civile » occupe une place marginale. Alors que dans le premier cas, dans certains pays anglo-saxons, où les États sont faibles, la société civile joue un rôle fondamental dans les décisions politiques.  Donc, on s’aperçoit que quand l’État est faible, la société civile est forte ; et quand la société civile est faible, l’État est fort.

J’espère que jusque-là, ma démonstration est plus ou moins claire en évoquant  des exemples exotiques. Maintenant, comment peut-on prouver concrètement qu’Haïti est  un État fort ? Je vous suggère deux (2) pistes de réflexion pouvant réconforter le titre de l’article, malgré les désaccords que celui-ci pourrait susciter.  

Haïti, un État tutélaire

L’une des caractéristiques d’un État fort, c’est son côté tutélaire. Il est facile d’affirmer que tous les citoyens et toutes les citoyennes haïtiennes attendent quelque chose de transcendant ou d’extraordinaire de la part de l’État haïtien. Si l’on demande ces choses à l’État haïtien, c’est parce qu’on suppose qu’il est fort et qu’il est capable de tenir ses promesses.

Par ailleurs, tellement l’on croit dans la « forteresse » de l’État, on lui demande des choses qu’il ne peut pas donner. Il suffit de prendre l’exemple du nombre important de manifestations effectuées dans une semaine pour comprendre notre dépendance quasi-totale de l’État haïtien. Encore une fois, ce n’est pas forcément la posture des institutions étatiques qui détermine si un État est fort ou faible, mais fondamentalement notre représentation de l’État. En Haïti, nous avons une image de l’État qui est protectrice ou qui peut tout gérer. C’est ce qui explique donc sa « forteresse », pas dans la structuration des institutions, mais dans l’imaginaire haïtien.      

Haïti, un État résilient

á¾¹ mon sens, Haïti est l’une des démocraties dans le monde qui a pu résister à des chocs internes et externes robustes. Ce pays connait d’importantes instabilités socio-politiques depuis sa naissance, en 1804. Mais, tant bien que mal il existe encore. Si l’on prend un exemple récent, pour expliquer sa résilience, la mort tragique telle que la connaissons d’un président en plein exercice.

 Cet acte qualifié d’odieux et barbare pour certains remet profondément en cause la portée symbolique de l’État, car l’homme le plus sacré dans la République a été assassiné dans son lieu le plus intime, dans sa chambre. La fonction présidentielle est hautement banalisée. Malgré tout cela, l’État haïtien reste et demeure et aucune manifestation d’ampleur particulière n’a eu lieu pour donner à l’État sa valeur symbolique. S’il était « faible », il ne saurait exister au moment où j’écris cet article. C’est donc sa résilience particulière qui contribue à sa « forteresse ».  

En conclusion, l’idée d’une restauration d’un État fort en Haïti ne tient pas la route, car il l’est déjà !  Au contraire, il est fort au même titre que la France que je viens de citer plus haut. Nous avons plutôt besoin d’un État faible où les groupes organisés occupent une place centrale dans la vie politique, l’État ne sera plus au centre au tout. Il serait plus intéressant d’avoir un État « facilitateur », qui facilite la négociation entre ces les différents intérêts où le tout monde serait concerné par la prise de décision publique. Je ne veux pas terminer cet article sans soulever ce questionnement : Un État faible signifie-t-il l’absence de toute puissance publique légitime ?

 Amos FRANÇOIS, Politiste

contact.amosfrancois@gmail.com

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