C’est sous la présidence de Jovenel Moïse, entre 2017 et 2018, que la Brigade de Sécurité des Aires Protégées (BSAP) a pris réellement forme. Officiellement rattachée à l’Agence Nationale des Aires Protégées (ANAP), elle est instaurée par un arrêté présidentiel et une circulaire ministérielle signée par Pierre Simon Georges, ministre de l’Environnement d’alors. À l’origine, sa mission devait se limiter à la protection des ressources naturelles et à la surveillance des aires protégées.
Mais très vite, la BSAP s’émancipe de ce cadre et s’impose comme une force sécuritaire alternative, déployée bien au-delà des forêts et des parcs nationaux. Aujourd’hui, elle patrouille dans les marchés publics, contrôle des espaces urbains et se positionne comme une entité d’ordre, souvent en concurrence avec la Police Nationale d’Haïti (PNH), qui, depuis sa création, est l’institution étatique chargée de maintenir l’ordre public. Ce changement d’orientation nous amène à interroger la réelle nature de la BSAP : est-elle encore une institution dédiée à la surveillance des aires protégées, ou une structure de sécurité agissant de plus en plus indépendamment des instances officielles de l’État ?
En 2023, leur présence dans la plaine de Maribahou (Ouanaminthe) inspirait un sentiment de sécurité. Les agents de la Brigade de Sécurité des Aires Protégées (BSAP) s’étaient imposés comme un bouclier dans la lutte pour la construction du canal sur la rivière Massacre. Face aux menaces dominicaines et aux tergiversations des autorités haïtiennes, ils incarnaient un sursaut de souveraineté et d’engagement. Toutefois, toujours à Ouanaminthe, cette même BSAP est aujourd’hui perçue comme une milice non contrôlée par l’Etat, une force sans cadre, une bombe à retardement dont personne ne veut assumer la responsabilité. Comment un corps de sécurité, censé sécuriser les Aires Protégées a-t-il pu basculer dans une dynamique qui inquiète autant qu’elle irrite ?
À Port-de-Paix, devenir agent de la BSAP ne relève ni du mérite ni d’une sélection. Ici, l’uniforme s’achète au prix de 27 600 gourdes, un montant qui frôle la superficie totale de notre bien-aimée Haïti. Un agent, visiblement frustré par ce système, nous a confié la grille tarifaire :
• 2 500 HTG pour l’inscription • 6 000 HTG pour la formation
• 9 000 HTG pour la cérémonie de graduation • 5 000 HTG pour le badge • 5 000 HTG pour l’uniforme • 100 HTG pour le certificat.
En d’autres termes, avec un peu plus de 27 000 gourdes en poche, n’importe qui peut se transformer en agent de sécurité, sans évaluation, sans contrôle strict. À Ouanaminthe, les démarches semblent similaires, mais malheureusement, les sources consultées ont refusé de nous fournir des informations. Depuis quand l’uniforme et le badge sont-ils devenus accessibles à l’achat dans les services publics, alors que dans des institutions telles que la PNH, ils sont attribués uniquement après un processus de sélection et de formation ? Si l’accès à ce corps dépend uniquement de la capacité à payer, comment peut-on s’attendre à ce que ses agents remplissent fidèlement leur mission sans chercher à rentabiliser leur investissement ?
Et c’est là que le scandale prend toute son ampleur : ces agents en uniforme, ne sont pas rémunérés par l’État haïtien. Pourtant, ils patrouillent, interviennent, se permettent d’imposer leur loi… mais au nom de qui et sous quel commandement ?
Jean François Thomas, actuel Directeur Général de l’Agence National des Aires Protégées (ANAP), confirme cette situation préoccupante en ses termes : « Les agents de la BSAP sont des volontaires qui n’émargent pas dans le budget de l’ANAP », explique-t-il à AyiboPost. Il précise qu’en 2024, seuls (140) membres contractuels du bureau de l’ANAP sont pris en charge dans le budget de l’institution. En d’autres termes, les centaines d’agents de la BSAP que l’on voit armés jusqu’aux dents ne touchent pas un centime de l’Etat Haïtien, pourtant, ils ne manquent jamais de ressources. Curieux, non ? Sans salaire, un agent armé ne reste jamais longtemps un simple agent : il devient juge, percepteur et exécuteur. On dit qu’ils ne sont pas payés, pourtant, ils encaissent. La vraie question est : qui passe à la caisse ?
Le risque est évident : livrés à eux-mêmes, ces hommes trouvent des moyens d’assurer leur survie et celle de leur groupe. « On sait très bien comment ça se passe. Ils rackettent, ils taxent, ils imposent leurs propres règles. Ce n’est pas une force de sécurité, c’est une mafia en uniforme », dénonce un commerçant du marché communal. Le flou qui entoure ce corps alimente toutes les dérives. Qui décide de ses interventions ? Pourquoi certains de ses membres agissent-ils comme s’ils étaient au-dessus des lois ? La BSAP semble fonctionner en roue libre, dans un entre-deux légal dangereux où l’autorité de l’État est inexistante.
Un autre scandale entoure la composition même de la BSAP. Malgré l’absence d’un processus de recrutement formel, on constate le nombre d’agents de la BSAP ne cesse d’augmenter. « Qui sont ces hommes ? Quel est leur passé ? Ont-ils été formés ?», demande plus d’un. De nombreux témoignages font état de recrutements anarchiques, où n’importe qui peut rejoindre la BSAP, sans enquête de moralité, sans évaluation sérieuse.
« Beaucoup de ces types ont des antécédents judiciaires. Ils n’auraient jamais pu intégrer la police ou l’armée, mais ici, ils portent l’uniforme et imposent leur loi », confie un habitant de Ouanaminthe. D’autres s’interrogent sur leurs véritables intentions. « Certains n’ont qu’un objectif : se servir de l’uniforme pour asseoir leur pouvoir et faire ce qu’ils veulent, en toute impunité », affirme un commerçant. Si certains voient encore la BSAP comme un groupe héroïque, d’autres s’inquiètent sérieusement. Dr. Maismy Mary Fleurant, figure respectée de la communauté, ne mâche pas ses mots. Selon lui, bien que la BSAP ait été Héroïque lors de la construction du canal et face aux Dominicains, mais leur rôle n’est pas d’assurer la sécurité en ville, ni de se positionner à la frontière, encore moins de réguler la circulation ou d’arrêter des citoyens ! Dr. Maismy précise que si certains membres veulent réellement contribuer, d’autres cherchent simplement à se cacher derrière un uniforme. Pour lui, Ouanaminthe a besoin d’une vraie présence militaire pour éviter les dérives.
Ce constat est accablant. Si une partie de la population reconnaît les actions courageuses de la BSAP lors du conflit frontalier, son omniprésence en ville, sans cadre ni contrôle, devient une menace. À quel titre arrêtent-ils des citoyens ? Sous quel commandement régulent-ils la circulation ? Tant que ces questions restent sans réponse, l’arbitraire et l’impunité continueront de prospérer sous couvert d’uniforme. Ce mélange explosif à notre avis – absence de solde, absence de contrôle, absence de formation – fait de la BSAP une menace bien plus qu’une solution.
Si la création de la BSAP répondait initialement à une nécessité – notamment celle d’assurer la protection des ressources naturelles et à la surveillance des aires protégées. – son évolution soulève aujourd’hui de nombreuses inquiétudes. Loin d’être une simple force de surveillance, elle semble s’être transformée en un corps paramilitaire autonome, opérant sans contrôle clair ni encadrement légal strict.
L’un des aspects les plus préoccupants reste son armement. Alors que la régulation des armes demeure un enjeu de taille en Haïti, la présence de nombreux agents de la BSAP lourdement équipés pose question. D’où viennent ces armes ? Qui les encadre ? Sur quelle base légale ces individus se permettent-ils d’imposer leur autorité ?
Interrogé à ce sujet dans une interview accordée à Ayibopost, Codio Osthène, porte-parole des agents affectés à la surveillance de la rivière Massacre, apporte une réponse qui en dit long sur l’opacité de cette brigade. Selon lui, une grande partie de l’armement utilisé par la BSAP proviendrait d’anciens stocks de l’armée haïtienne. Et pour ce qui est de la légalité des armes, il estime que ce n’est pas l’arme en elle-même qui doit être légale, mais plutôt celui qui la porte. Une affirmation qui, à notre avis, témoigne d’une vision inquiétante du droit et de l’autorité. Plus troublant encore, il affirme que dès qu’un individu intègre la BSAP, son statut d’agent rend son arme légitime, ce qui logiquement rend inutile toute démarche de régularisation auprès des autorités compétentes. Une logique qui frôle l’absurde et met au vu et au su de tous l’absence totale de contrôle sur l’arsenal de cette brigade. Une telle vision de l’autorité, fondée sur une auto-légitimation plutôt que sur un cadre légal strict, est une dérive dangereuse. Lorsqu’une force de sécurité commence à se considérer comme une institution à part entière, détachée des structures étatiques, elle devient une menace potentielle plutôt qu’une solution. Aujourd’hui, Ouanaminthe se retrouve face à une équation vraiment complexe. La BSAP, initialement pensée pour certains comme un renfort sécuritaire, semble peu à peu se muer en une milice non contrôlée par l’Etat, où l’absence de contrôle et de réglementation laisse place à tous les abus possibles. La question n’est plus de savoir si des dérives se produiront, mais plutôt à quel moment elles atteindront un point de non-retour ?
UNE FORCE QUI GANGRÈNE LA VILLE DE OUANAMINTHE
Si la BSAP s’est illustrée lors de la construction du canal, son implication dans des affaires douteuses ternit son image. En 2023, alors que le chantier battait son plein, des agents de la Brigade de Sécurité des Aires Protégées (BSAP) ont été accusés de détournement de matériel. Selon les déclarations de Mme Wideline Pierre, porte-parole du comité du canal, ces agents auraient tenté de s’accaparer du ciment destiné à la construction.
Cette révélation relayée par Ayibopost, pose une question fondamentale : Quand et comment la BSAP a-t-elle dérivé de sa mission première ? Cette tentative de détournement n’est qu’un exemple parmi tant d’autres des abus de ces agents, qui agit sans cadre légal ni contrôle véritable. Quand une entité censée défendre l’intérêt collectif commence à en profiter pour ses propres fins, il devient urgent de tirer la sonnette d’alarme. Si l’on cherche un autre exemple concret des dérives de la BSAP à Ouanaminthe, il suffit de se tourner vers le marché communal. Censé être un espace de commerce et d’échange, il est aujourd’hui devenu un territoire sous influence, où les lois officielles ont été remplacées par des règles imposées de manière informelle.
« Avant, on savait à qui on devait payer les taxes. Aujourd’hui, c’est la jungle. Tout le monde impose sa propre taxe, et la BSAP est au cœur de ce désordre », explique un marchand. Des commerçants dénoncent des intimidations, des pressions et une privatisation de l’espace public au profit de groupes qui agissent dans l’ombre. « Il y a des agents de la BSAP qui se comportent comme des propriétaires du marché. Si tu ne joues pas selon leurs règles, tu es en danger », assure un vendeur de produits alimentaires. Ce laisser-faire ne peut plus durer. L’État ne peut pas continuer à détourner le regard.
Toutefois, il faut rendre à César ce qui est à César. Avant l’arrivée de la BSAP dans le marché communal, les vols et les pillages étaient monnaie courante. Les marchands vivaient dans la peur, voyant leurs marchandises disparaître sous leurs yeux sans qu’aucune autorité n’intervienne. Depuis que ces hommes en uniforme ont établi leur base, cette insécurité a presque disparu. Non pas grâce à une quelconque autorité légale, mais parce que les grands commerçants ont monnayé leur sécurité ou trouvé un terrain d’entente avec ces miliciens.
Un mode opératoire bancal qui ne fonctionne pas sur tout le monde
Au marché communal de Ouanaminthe, les méthodes des agents de la BSAP varient selon l’opportunité et l’individu à qui ils ont affaire. Parfois, ils imposent leur loi. Parfois, leur tentative d’extorsion échoue face à des citoyens qui refusent de se plier à leurs exigences arbitraires. René Wil-Neau, Journaliste à la Radio Télévision Idole, nous fait cette confidence : « Avant-hier, je voulais acheter quelque chose au marché. Comme les motos ne sont pas autorisées à circuler à l’intérieur, un agent de la BSAP m’a indiqué un parking où la garer. Une fois mes courses terminées, un autre agent m’a intercepté en exigeant 50 HTG avant que je puisse repartir avec ma moto. » Plutôt que de payer, il a questionné cette décision : « Je lui ai demandé si cette règle venait du maire, puisqu’aucune information ne m’avait été donnée par le premier agent. J’ai aussi exigé un reçu. »Face à cette résistance, le ton a changé : « Il m’a simplement répondu : Tu peux y aller, tu n’as pas besoin de payer. » Cet exemple illustre clairement le caractère aléatoire des pratiques de la BSAP. Certains agents tentent d’instaurer des regles selon leur bon vouloir, mais lorsqu’ils se retrouvent en face à une personne qui réclame des explications ou une preuve formelle, leur autorité vacille. Cette situation nous fait réfléchir à une chose : ce corps n’a pas de ligne directrice claire. Il oscille entre une volonté d’encadrer et une tendance à l’extorsion opportuniste. Cette absence de cadre et de hiérarchie réelle ne peut mener qu’a une détérioration progressive de la situation.
Le plus grand danger réside dans ce que la BSAP est en train de devenir. Ce corps n’est pas encadré, mais il grossit chaque jour. Jusqu’où ira-t-il ? Qui le contrôle réellement ? Ouanaminthe est-elle en train de voir naître une force parallèle, un embryon de milice qui, demain, pourrait devenir incontrôlable ? Aujourd’hui, ils patrouillent avec des bâtons et ou des armes de gros calibre pour certains et des armes de fortune pour d’autres. Mais demain, que se passera-t-il s’ils s’équipent mieux, s’ils se structurent dans l’ombre, s’ils deviennent un groupe armé autonome ? L’histoire d’Haïti nous a déjà montré comment des groupes initialement non contrôlés et marginalisés finissent par devenir des forces dominantes dans le chaos. Les gangs qui ravagent Port-au-Prince ne sont-ils pas nés d’une même logique de tolérance complice et de démission de l’État ? Si rien n’est fait, Ouanaminthe pourrait basculer dans une dynamique similaire.
RÉFORMER OU DISSOUDRE : L’ÉTAT DOIT TRANCHER
L’État haïtien doit assumer ses responsabilités. Soit il structure la BSAP, en imposant des règles strictes, soit il la dissout immédiatement avant qu’elle ne devienne une menace incontrôlable. Le statu quo est impossible. Laisser cette situation pourrir, c’est programmer une crise dont personne ne pourra maîtriser l’ampleur. L’urgence est absolue. Laisser cette milice improvisée se renforcer, c’est prendre le risque pour que Ouanaminthe devienne, à son tour, un territoire dominé par des groupes qui échappent à tout contrôle. L’État haïtien a déjà perdu le contrôle de trop de zones. Va-t-il aussi abandonner Ouanaminthe aux mains d’une force qui, jour après jour, s’installe comme une autorité parallèle? La situation est explosive. Soit ce corps est restructuré, soit il est dissous. Toute autre approche serait un aveu d’irresponsabilité criminelle.
Les prochains mois seront déterminants. Soit l’État reprend les rênes, soit il enterre définitivement ce qu’il lui reste de crédibilité.
Fin !
Florhensly FLEURANT