Haïti–Sécurité : Trois erreurs stratégiques du gouvernement Fils-Aimé dans la lutte anti-gang

   L’action du gouvernement d’Alix Didier Fils-Aimé contre les gangs souffre de trois failles stratégiques majeures compromettant l’efficacité de la Task Force. D’abord, la surmédiatisation des opérations annule l’effet de surprise, permettant aux criminels de se réorganiser. Ensuite, l’absence de coordination rigoureuse et de doctrine d’intervention transforme la lutte en une réaction ponctuelle plutôt qu’en une reconquête structurée. Enfin, l’infiltration des forces de sécurité par des complices des gangs entraîne des fuites compromettant toute offensive décisive. Dès lors, demande-t-on, l’État haïtien peut-il encore espérer rétablir son autorité ou du moins, est-il voué, tout court, à subir la dynamique offensive des gangs armés? Hérité de cet enjeu poignant, c'est sur cette tablature trilogique que s’appuie notre réflexion.

Une lutte contre les gangs, sabotée de l’intérieur

   La première erreur se table sur l’exposition médiatique des opérations sécuritaires, une faille tactique majeure, notamment celles menées par la Task Force, structure récemment créée. En dévoilant publiquement les zones d’intervention et les objectifs de la campagne sécuritaire, le gouvernement accorde aux gangs une précieuse fenêtre d’anticipation, leur permettant de se replier, de se réarmer et d’ajuster leur riposte. Dans toute guerre asymétrique, nous rappelle Pierre Ferran, l’élément de surprise est une arme décisive : le priver de son efficacité revient à compromettre le succès des opérations avant même leur lancement (Ferran : 2024, en ligne).

  Deuxièmement, l’absence d’une coordination opérationnelle rigoureuse et d’une doctrine d’intervention claire, fragilise davantage les opérations de la combinaison PNH, MMAS et FAD'H. De ce point de vue, la lutte contre les gangs ne saurait être efficace sans une stratégie offensive bien calibrée, intégrant à la fois des frappes ciblées, un quadrillage territorial méthodique et un suivi rigoureux de l’impact des opérations nocturnes. Or, le gouvernement de Monsieur Fils-Aimé semble mener une guerre réactive plutôt que proactive - en cela voir Benoist Bihan et Jean Lopez (2010, en ligne) - répondant aux assauts criminels sans disposer d’un schéma cohérent de reconquête durable du territoire. D’ailleurs, combien de gros poissons ont-ils été pris à l'hameçon ou combien de gros coups de filet réussis ? À cela s’ajoute une faiblesse dans la centralisation des renseignements, laissant subsister des failles dans l’identification des cibles prioritaires et la sécurisation des zones «évacuées».

    Troisièmement, le problème se table aussi sur la question de l’infiltration de l’appareil sécuritaire par des relais criminels, qui demeure sans doute un talon d’Achille structurel pour résoudre la question. De ce point de vue, aucune offensive contre les gangs ne peut aboutir si l’ennemi ou ce que l'on appelle adversaire irrégulier ou asymétrique (ADIR) bénéficie d’informateurs au sein même des forces de sécurité. L’infiltration de l’appareil étatique par des complices des organisations criminelles constitue, sans doute, un obstacle fondamental à l’efficacité de la Task Force.

   Pourtant, l'Exécutif à double tête semble minimiser l’urgence d’une purge interne, indispensable pour restaurer l’intégrité des forces de l’ordre et garantir la fiabilité des opérations. Je soutiens que, tant que des fuites internes permettent aux gangs de prémunir leurs chefs et d’éviter les assauts, l’État restera dans une posture défensive, incapable de mener une offensive totale et implacable, et continuant d’encaisser des buts suite à la multiplication de passes décisives des gangs armés.

   Néanmoins, l’opération en cours au Bas-Delmas ou à Kenscoff, où plusieurs criminels auraient déjà été neutralisés, s’inscrit en deçà - faut-il le dire - d’une stratégie de lutte efficace, puisqu'elle ne se pointe pas dans une dynamique de rétorsion ciblée, prémisse d’une stratégie plus globale de démantèlement des foyers de terreur, comme le fait croire le chef de gouvernement, Alix Didier Fils-Aimé dans Un plan d’action ferme pour la sécurité et la justice : Le Premier ministre trace la voie (jeudi 12 2024).

   De plus, cette initiative fait montre une question de flexibilité de cette riposte, en ce sens que, est-elle réellement à la hauteur du défi sécuritaire auquel aspire la population haïtienne? Dit autrement, tenant compte du point de vue de la stratégie communicationnelle adoptée, la médiatisation des opérations en cours ne risque-t-elle pas d’offrir aux gangs une longueur d’avance en réduisant l’effet de surprise et la portée des interventions? Ou encore l'effet de laloz, ou l’absence d’une doctrine d’intervention claire et d’une coordination rigoureuse ne limite-t-elle pas l’impact durable des actions menées sur le terrain ? Ou encore, comment garantir l’efficacité de la Task Force si l’infiltration des forces de sécurité par des complices des gangs compromet la fiabilité des opérations?

  A cette question, j'avoue que, si le gouvernement de Monsieur Fils-Aimé veut véritablement reprendre l’ascendant, il doit cesser les démonstrations symboliques et embrasser une stratégie de guerre de l’ombre, méthodique et implacable. Voilà à quoi s'attendre la population haïtienne apeurée.

    A côté de tout cela, l’ennemi ne doit pas être sous-estimé. Le cas salvadorien, voir plan de sécurité contre les gangs de Nayib Bukele, demeure une référence incontournable dans l’éradication méthodique des gangs. De cette logique surgit un modèle référentiel qui s’appuie sur un triptyque stratégique : l’offensive continue, le quadrillage systématique et l’élimination des soutiens logistiques des criminels. Toutefois, une Haïti confrontée à des contingences géopolitiques et socio-politiques différentes, doit néanmoins adapter ces principes à sa réalité propre, en évoquant certains procédés majeurs, comme l'impératif de la discrétion tactique, assèchement systématique des ressources des gangs, des incursions nocturnes de démantèlement.

   Car, de cette approche, la guerre contre les gangs ne saurait être gagnée par des effets d’annonce, mais par des assauts précis, discrets et répétés. Le gouvernement de M. Didier doit privilégier une approche furtive et coordonnée, où les groupes d’intervention procèdent à des frappes chirurgicales, déstabilisant l’ennemi avant qu’il ne puisse réagir.

   L’exemple des opérations nocturnes menées par les forces spécialisées dans divers conflits urbains asymétriques à travers le monde est révélateur de sens et d'intérêt capital. Ces incursions de nuit permettent d’exploiter la surprise, de désorganiser les réseaux criminels, et d’éviter les pertes collatérales. L’usage d’unités mobiles, l’appui de la surveillance paramétrique, voir : plan de sécurité du Sénateur Youri Latortue, et le contrôle absolu de l’information doivent être les axes prioritaires de cette campagne sécuritaire.

Une guerre totale contre les bastions criminels

   Le démantèlement des gangs ne peut s’effectuer sans un assèchement systématique de leurs ressources, en ciblant, en lieu et place :

  1. Les corridors d’approvisionnement en armes et en fonds;
  2. Les relais communautaires infiltrés dans l’administration;
  3. Les zones de repli et les circuits de blanchiment d’argent.

    La stratégie effective doit être reposée sur une rupture totale des flux de soutien aux gangs criminels, en conjuguant des opérations spécialisées de terrain avec une «guerre psychologique» voir Mario Andrésol.

       A cela, je rejoins Benoist Bihan et consort, dans Concevoir et mener une opération, hérite d’une quête d’assigner opération et stratégie, nous disent-ils «la stratégie fixe à l’opération ses buts, ceci afin de se donner la possibilité de coordonner et « combiner plusieurs opérations » – dans l’espace ou le temps – « afin d’atteindre le but ultime de la guerre » (Benoist et al. : 2023, en ligne).

   Le gouvernement de M. Fils-Aimé doit d'abord avoir le courage et l'audace de neutraliser les acteurs financiers qui alimentent la machine criminelle, en instaurant un contrôle strict des mouvements de capitaux et des échanges suspects, puisque «l’heure est criminelle», nous dit Emmeline Prophète M. C'est par cette stratégie que doit commencer véritablement l'opération contre les criminels armés.

L’État, seul maître de la force légitime

    L'on peut se poser que la résurgence des violences armées en Haïti n’est pas seulement le produit d’une faillite sécuritaire, mais aussi d’une érosion de l’autorité de l’État. Nombreuses sont les théories classiques qui montrent que l’État détient le monopole de la violence légitime pour pouvoir couper le pont du désordre social (voir : Pierre Clastres, Nicolas Machiavel, Max Weber, Anthony Caillé, 2022; Michel Wieviorka, 2023; Yves Charles Zarka, 2021; L’État et la violence, Mory Thiam, 2024; etc.).

    Loin des discours démagogiques et des velléités populistes, aujourd'hui, en Haïti, la reconquête des territoires perdus impose une refondation profonde de l’appareil de sécurité, en alliant stratégie et opération réglée. Pas d’à sortir de là.

   La montée en puissance des forces de l’ordre ne doit pas être une mesure temporaire, mais un processus structurant, avec une formation rigoureuse des Unités spécialisées des Forces armées d'Haïti, de la MMSS et de la PNH comme l'UTAG, les TASK Force entre autres, un encadrement strict, et une doctrine d’intervention alignée sur les réalités du terrain face à l’ennemi. C'est à Serge Chollet que revient le mérite «l’ennemi n’a plus d’autre choix, pour survivre, que de réinvestir des champs de confrontations alternatifs et adopter des modes d’action asymétriques (…), pour lesquels la réponse ne saurait être exclusivement militaire» (Serge Chollet : 2018, p. 81, en ligne).

    Fort de cela, j'avance en concluant que si le gouvernement de M. Fils-Aimé veut réellement mener une offensive efficace contre les gangs, il doit impérativement rompre avec les erreurs stratégiques qui ont jusqu’ici compromis la reconquête de l’ordre social. Le faut-il bien retenir, l’ennemi observe, s’adapte et riposte. Ce qui fait que, tout effet d’annonce prématuré sur les opérations en cours constitue une faille sécuritaire majeure, offrant aux groupes criminels une marge de manœuvre qu’ils exploitent sans scrupule. Autrement dit, l'Unité de communication de la Primature et du Palais National doit conserver les effets d’annonce pour l'histoire et pour la science. Elles nous seront témoins, quand même. Parce qu'aujourd'hui, on ne doit plus naviguer dans l’abstraction. C'est l’heure de résultats concrets. La population ne s’attend qu’à cela, pas aux annonces des opérations.

 

Elmano Endara JOSEPH

joseph.elmano_endara@student.ueh.edu.ht

Juriste, Mémorant en Communication sociale/ Faculté des Sciences Humaines,

Masterant I en Fondements philosophiques et sociologiques de l’Éducation/ Cesun Universidad, California, Mexico

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