Vertières

  Situé juste à l’entrée Sud de la ville du Cap, Vertières est ce lieu devenu historique et sacré où se déroula la Bataille décisive qui allait donner la victoire aux forces de ce qui était considéré à l’époque comme l’armée indigène vis-à-vis de celle de l’armée de Napoléon. François Capois dit  Capois la Mort, originaire de Port-de-Paix, au péril de sa vie, accomplit avec succès la mission qui lui avait été confiée par le Général en chef Jean Jacques Dessalines. Mission de libérer la ville du Cap, dernier bastion des troupes napoléoniennes, pavant ainsi la voie à l’indépendance et à la fin de trois siècles d’esclavage érigé en système abject d’oppression et de déshumanisation. 

  

   Dans la tête des stratèges de l’armée indigène, Vertières était un » must win » et Capois à qui il revenait d’implémenter la stratégie savait qu’il n’avait pas droit à l’échec. Il ne pouvait y avoir ni fuite en avant ni retour sur le passé. Une seule option, la victoire. Sur les épaules de l’officier de l’armée indigène reposaient également l’espoir et l’avenir de toute une race d’hommes, de femmes et d’enfants qui voyaient déjà pointer à l’horizon la liberté et la dignité lesquelles leur avaient été refusées. Une responsabilité énorme pour Capois. Responsabilité qu’il a assumée avec brio ce qui explique sa combativité, sa bravoure, sa ténacité, bref son leadership ! L’histoire n’a retenu que ces mots célèbres « en avant, en avant grenadiers à l’assaut » quand, frôlant la mort de peu, il se releva de son cheval abattu par un boulet de canon de l’armée ennemie pour galvaniser ses troupes et les enjoindre d’avancer sur les positions occupées par les troupes adverses ! Aujourd’hui, on peut aisément imaginer qu’il leur avait probablement aussi dit « nou pa pè, nou pa janm pè! Nou pa p fè bak, nou pa ka fè bak e nou pa pè bal ! »

  

   Originaire du Cap, j’ai grandi comme le disait un spot de la radio Citadelle, une radio capoise légendaire, « à l’ombre de la citadelle Henri » et j’ai bouclé mon cycle d’études primaires chez les Frères de l’Instruction Chrétienne (F.I.C) de la rue 18 L. À l’époque, il était de coutume d’emmener les classes terminales du cycle d’études tous les 18 novembre en pèlerinage à Vertières ! Nous marchions en uniforme de la rue 18 à Vertières en chantant à tue-tête toute la panoplie des chants patriotiques appris pour la circonstance ! De la Dessalinienne à « demain la gloire d’Haïti ». Arrivés sur les lieux, le site de Vertières était rempli d’écoliers, d’officiels de la ville et des officiers, sous-officiers et soldats de l’armée qui, eux, avaient marché au pas, de l’arsenal à Vertières ! Une fois à Vertières, nous, écoliers, nous devenions tous des Capois la Mort nous relevant de nos chevaux imaginaires en criant, tenant dans notre main droite une épée aussi fictive que réelle, à l’assaut, à l’assaut !  

  

     La commémoration de la bataille de Vertières, une tradition, du moins dans le Nord, était une manière de nous ressourcer dans le passé pour immortaliser à tout jamais l’histoire. Un passage obligé, un devoir de mémoire du

 sacrifice des héros, martyrs de la liberté pour prendre conscience de notre identité de défenseurs de la liberté universelle et de la dignité humaine, héritage sacré des Pères fondateurs, forgeurs de leur propre destin et de notre nation.

  

     Qu’avons-nous fait de l’héritage ? Où en sommes-nous comme peuple dans notre quête constante de dignité et de bien-être pour tous, car c’est là aussi tout le sens, toute la portée de l’épopée du 18 novembre 1803 ?

   

   D’abord un petit rappel concernant l’héritage qui nous appartient à tous comme legs et patrimoine et que les ancêtres ont laissé aux générations futures. Le pays appartient donc sans exclusion aux enfants de tous ceux et de toutes celles qui avaient versé leur sang pour que cette terre devienne une terre de liberté, de dignité, de solidarité et aussi une terre d’accueil et d’amour ! 

  

   Il n’est donc la possession d’aucun clan ou groupe politique, d’aucun cartel économique ! Il est à la fois la propriété de tous et de chacun en particulier. Il ne devrait donc pas y avoir de citoyens supérieurs en droit aux autres soit par rapport à leur fortune, soit par rapport à leur engagement politique ou encore par rapport à la couleur de leur peau ! Nous sommes dans une république qui reconnaît le principe de l’égalité des citoyens devant la loi. Nous n’évoluons pas dans un système d’apartheid ou de castes. Tous les héritiers ont pour devoir de s’organiser pour d’abord préserver l’héritage ensuite le valoriser et le faire fructifier avant de le transmettre à la génération suivante… 

  

  

 

  Concernant notre quête constante  de la dignité, beaucoup d’entre nous semblent avoir oublié que le combat qui nous a menés à l’indépendance l’a été et pour la liberté et pour la dignité humaine ! En ce sens, les généraux de l’armée indigène qui ont fait la gloire d’Haïti se sont révélés à la fois comme étant de grands visionnaires humanistes et des avant-gardistes. Il est donc pénible et douloureux de constater que ceux contre qui nos précurseurs se sont battus pour le respect de leur essence  soient les mêmes aujourd’hui à nous faire la leçon sur les droits de l’homme, à financer des organisations locales pour dénoncer les abus enregistrés ici et là ou pour suivre nos progrès en matière de respect des droits et de dignité de la personne ! Et dire que 1804  était porteuse de lumières pour Ayiti et pour l’humanité !

  

    La journée historique du 18 novembre a mis un frein au système basé sur l’esclavage en changeant la donne, modifiant ainsi le cours de l’histoire universelle. Les esclaves, noirs, s’étaient révoltés, se sont battus et ont remporté la victoire. Ils ont fait l’histoire.

  

    Sans la victoire de Vertières, beaucoup d’entre nous ici et à travers le monde seraient probablement à travailler encore dans les champs de canne à sucre et le système économique basé sur l’esclavage persisterait encore sur l’île. Ayiti et Saint-Domingue sont filles de 1804 !

  

    Si notre histoire était mieux enseignée, si dès l’école on nous avait appris à nous approprier de notre histoire, à mieux connaître nos origines pour forger une conscience qui déboucherait sur la construction d’une identité, d’une âme qui nous soit vraiment propre, nous aurions avancé depuis ! Il est vrai que nous avons perdu beaucoup de temps à nous battre avec acharnement pour le maintien ou la prise du pouvoir en oubliant et en sacrifiant l’essentiel : poursuivre la lutte, le difficile combat pour réaliser en notre temps, la vision humaniste et généreuse des Pères fondateurs. 

  

     Les fêtes nationales sont des repères historiques et temporels retenus pour nous rappeler sans cesse nos origines et les combats menés par nos ancêtres contre l’asservissement et la déshumanisation dont ils ont été l’objet ! Vandaliser nos lieux mémoriels, désacraliser nos fêtes nationales et banaliser nos dates historiques, c’est comme si, à petit feu, lentement, mais patiemment, on veut nous dépouiller de notre essence comme Haïtiens en nous zombifiant, nous rendant amnésiques pour mieux nous asservir à nouveau. 

  

    Il faudrait qu’un jour on demande à nos stratèges politiques experts en la matière s’ils sont conscients qu’en s’attaquant aux symboles de notre nation, ils nous affaiblissent davantage en nous rendant plus vulnérables et la tâche de renaissance de la patrie commune encore plus ardue pour les générations montantes ! À moins que quelque part dans notre psyché on rêve de tentation génocidaire qui produirait un « Himalaya de cadavres » pour reprendre les mots de l’autre sur lequel l’Ayiti nouvelle s’édifierait ? 

  

     Il eut été plus simple de nous parler pour faire la paix et construire ensemble le présent, annonciateur d’un avenir plus serein, plus prometteur sur des bases solides, « byen djamm » de liberté, de dignité et de solidarité.  

  

     Ceux qui nous ont précédés ont besoin de se reposer en paix pour que leur sacrifice ne soit pas vain.

  

    Les générations futures, pour leur part, nous seront éternellement reconnaissantes…

  

   Nous aurons fait œuvre qui vaille en nous montrant finalement dignes de l’héritage

  

   

     Samuel E. Prophète

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