L’appellation « diaspora » : une pierre d’achoppement

La société haïtienne a toujours été divisée. Au départ, colons et esclaves ; créoles et bossales ; anciens et nouveaux libres. Cela étant, l’indépendance a établi une suprématie des militaires sur les civils, sans atténuer les préjugés de couleur entre individus à teinte claire et ceux à la peau foncée. Livrés à eux-mêmes, les paysans se sont cantonnés dans les mornes, ostracisés par les bourgeois des villes. Actuellement, les divisions sociales se sont aggravées.

Gérontes et jeunes se disputent les rares opportunités d’emplois existants, dans l’espoir d’un avancement économique. Les femmes se battent, sans sourciller, pour gravir les échelons sociaux habituellement réservés aux hommes tandis que partout les multitudes d’enfants de rues occupent les pavés.

Une élite, issue d’ailleurs, tarde à développer une conscience nationale malgré son passeport haïtien. Les élites des classes moyennes, ces nationaux si profondément attachés à leurs privilèges d’Haïtiens d’origine, n’ont jusqu’à date pu en justifier les mérites. Entre temps, les Haïtiens vivant à l’étranger font les frais de cette incapacité chronique à réaliser la cohésion sociale.

Quand une institution publique promeut à grand renfort publicitaire l’offre de services ciblés : « ONA-DIASPORA », est-ce dire que les Haïtiens émigrés forment une classe de citoyens différents, une catégorie minoritaire marginalisée ? En fait, ils ne souhaitent que jouir de leur pleine qualité de citoyens haïtiens, à part entière. 

En 2010, une ferveur générale avait déclenché un immense intérêt pour l’amendement constitutionnel. Elle rivalisait d’importance seulement avec les grandes responsabilités de relèvement national qui attendaient un nouveau pouvoir exécutif.

Durant cette fiévreuse période électorale qui fit suite au tremblement de terre dévastateur du début de l’année, de multiples associations haïtiennes de l’étranger orchestrèrent un solide plaidoyer en faveur de la double nationalité. Ce fut un moment d’espoir qui emballait les plus sceptiques, dégageant une synergie citoyenne remarquable.

Le peuple haïtien espérait les grands changements sociaux si longtemps attendus, avec l’idée que les contributions internationales favoriseraient la reconstruction, ne serait-ce qu’au niveau de la capitale. Certains parlaient même de refondation. Mais, la clique dirigeante se révélera accapareuse et inexpérimentée. La déconvenue fut totale.

La débâcle de la révision constitutionnelle fut si désastreuse qu’actuellement la nécessité d’une nouvelle charte fondamentale pour Haïti fait quasi l’unanimité de l’opinion publique. Dans cette perspective, les Haïtiens de l’extérieur demeurent dans l’attente d’une ouverture d’esprit favorable à la diaspora dont le pays ne veut que l’argent.

L’évolution de la situation des communautés haïtiennes vivant à l’étranger ne réclame que deux phrases : « La double nationalité haïtienne et étrangère est admise. Aucun Haïtien ne peut faire valoir sa nationalité étrangère sur le territoire de la République d’Haïti. »

En stipulant que « la double nationalité haïtienne et étrangère n’est admise dans aucun cas », l’interdiction de l’article 15 de la constitution de 1987 était très sévère. De même, son treizième article faisait de la naturalisation acquise en pays étranger ainsi que de l’occupation d’un poste politique au service d’un gouvernement étranger des causes de perte de la nationalité haïtienne.

N’a-t-on jamais vraiment pensé aux conséquences de telles dispositions ? Elles enlevaient ipso facto la nationalité haïtienne à tant de compatriotes dont la nation s’enorgueillit si fièrement du parcours comme l’honorable Michaëlle Jean, par exemple.

L’un des reproches les plus sérieux que l’on puisse adresser à l’Assemblée constituante de 1987, c’est bien cette position extrémiste relative à l’intégration réelle des Haïtiens vivant à l’étranger, surtout en ce qui a trait à la vie politique nationale. Cette diaspora dont les finances alimentent une société exsangue et dont les prouesses offrent une nouvelle cause de fierté à ce peuple honni est gardée à distance et traitée en étranger.  

Aujourd’hui, la société haïtienne est dans l’obligation de reconnaitre l’imposante contribution financière de sa diaspora, de plus en plus indispensable à sa survie. Toutefois, ce vocable de « diaspora » est comme une arme à double tranchant, le symbole d’une relation vitale, mais difficile. Si pour les Juifs il indiquait l’appartenance indéfectible à une communauté, pour les Haïtiens, il signifie la distance, exprime la méfiance en insinuant un reproche impardonnable à ceux qui ont choisi de partir.

Les effets néfastes de la compréhension négative de cette appellation moderne sont difficiles à effacer ; ceux qui s’en allaient étaient targués d’être des traitres à la patrie. Une considération datant des balbutiements de la nation qui, pour des causes politiciennes, fut exploitée à fond à travers les constitutions haïtiennes ; ce, jusqu’en 1987. Elle est révélatrice d’une politique fâcheuse, anciennement justifiée, mais tout à fait dépassée.

Dès les premières heures de l’indépendance, l’émigration fut apparentée à l’abandon de la patrie. Pour se relever, la nation avait besoin de la collaboration de tous ses enfants qui devaient vaillamment s’atteler à la tâche de reconstruction physique et économique du pays. L’émigré haïtien était jugé coupable et devenait un étranger qu’il fallait bannir.

L’article 7 de la constitution impériale de 1805 fut tranchant : « La qualité de citoyen d’Haïti se perd par l’émigration et par la naturalisation en pays étranger, et par la condamnation à des peines afflictives et infamantes. Le premier cas (c’est-à-dire, l’émigration et la naturalisation en pays étranger) emporte la peine de mort et la confiscation des propriétés ».

Les dispositions de la constitution de 1805 seront renforcées par celles de 1843 dont l’article 12 prévoyait la perte de l’exercice des droits politiques dans les cas suivants :

1o) la naturalisation acquise en pays étranger. 2o) L’abandon de la patrie au moment d’un danger imminent. 3o) L’acceptation, non autorisée, de fonctions publiques ou de pensions conférées par un gouvernement étranger. 4o) Tous services rendus aux ennemis de la république, ou pour toutes transactions faites avec eux. 5o) La condamnation contradictoire et définitive à des peines perpétuelles, à la fois afflictives et infamantes.

Toutefois, on notera combien l’article 6 de la constitution de 1843, d’une part, tendait les bras à certains individus, non-détenteurs de la nationalité haïtienne, et d’autre part, récupérait le fruit de ses entrailles et revendiquait le produit du son sang. « Sont Haïtiens tous individus nés en Haïti ou descendants d’Africain ou d’Indien, et tous ceux nés en pays étrangers d’un Haïtien ou d’une Haïtienne ; sont également Haïtiens tous ceux qui, jusqu’à ce jour, ont été reconnus en cette qualité ». 

Ainsi, les normes constitutionnelles haïtiennes, en matière de nationalité et d’exercice des droits civils et politiques, seront dégagées en suivant un positionnement pluridimensionnel : l’interdiction d’accès à l’étranger, attitude qui découlait de la crainte admissible du retour des colons français ; le bannissement du citoyen qui optait pour l’émigration ; et l’offre d’une patrie d’accueil aux ressortissants de pays frères encore sous le joug de la colonisation.

Au fil du temps, ces choix historiques trouveront leur interprétation dans le degré variable d’exercice des droits civils et politiques. Ils seront soit accordés ou refusés à l’Haïtien d’origine, à l’étranger naturalisé haïtien, à l’Haïtien naturalisé à l’étranger et, plus tard, aux communautés de la diaspora.

Plus tard, l’article 11 de la constitution de novembre 1946 disposait que « les Haïtiens sont égaux devant la Loi, sous réserve des avantages conférés aux Haïtiens d’origine. Ils sont également admissibles, sans aucune discrimination, aux emplois civils et militaires sous les conditions établies par la Loi ».

Et, l’article 4 en fournissait la définition : « Est Haïtien d’origine tout individu né d’un père qui lui-même est né Haïtien. Est également Haïtien d’origine, tout individu, non reconnu par son père, mais né d’une mère qui elle-même, est née Haïtienne ».

A noter que depuis quelque temps, l’exercice des droits politiques des étrangers naturalisés haïtiens différé seulement d’une année après leur admission, avait été retardé jusqu’à dix ans. Alors, la condition principale pour prendre part aux fonctions électives était définitivement établie : « Être Haïtien d’origine et n’avoir jamais renoncé à sa nationalité ».

Le premier alinéa de l’article 9 de la constitution de 1950 allait indiquer clairement à qui on voulait faire barrage, les étrangers naturalisés haïtiens.  Il précise ceci : « Les Haïtiens sont égaux devant la loi, sous réserve des restrictions qui peuvent être prévues par la loi concernant les Haïtiens par naturalisation ». Il n’y est pas fait allusion aux Haïtiens d’origine ni à une réserve de droits en leur faveur. C’est l’article 16 de la constitution de 1957 qui s’en chargera : « Les Haïtiens sont égaux devant la loi sous réserve des avantages conférés aux Haïtiens d’origine ».

Ainsi, une lutte de classes aura été menée à coup de dispositions constitutionnelles inopérantes. Car, elles seront tout de même contournées par des mesures légales circonstancielles qui les rendaient inefficaces. Ce faisant, on aura créé différentes catégories de citoyens haïtiens pourtant réputés égaux. Cette lutte n’aura eu pour cible réelle que les Haïtiens vivant à l’étranger, détenteurs de la qualité d’Haïtiens d’origine. Eux, sont les vraies victimes des clauses traitant de l’exercice des droits civils et politiques.

La progéniture des étrangers naturalisés haïtiens aura accédé, à bon droit, aux privilèges réservés aux Haïtiens d’origine, sans considération de leur descendance ou de la détention d’autres passeports obtenus grâce à la nationalité étrangère transmise par leurs parents, eux-mêmes ressortissants de pays dont la législation tolérait une citoyenneté multiple. D’où, l’inclusion par les amendements de 2011 de la clause particulière exprimant l’exigence faite aux candidats de « ne point détenir aucune autre nationalité au moment de l’inscription ».

Parallèlement, les Haïtiens d’origine vivant à l’extérieur seront tenus à l’écart. Ils se regroupent en quatre catégories : ceux qui résident à l’étranger et y mènent leur vie sans prendre la nationalité du pays d’accueil ; ceux qui se sont naturalisés dans un pays d’accueil exigeant la renonciation à la nationalité originelle ; ceux naturalisés dans des pays d’accueil admettant la double nationalité ; les enfants nés à l’étranger de parents qui sont eux-mêmes Haïtiens d’origine.

Une nouvelle dynamique nationale, favorable à tous les intéressés se basera un dialogue franc et sincère pour l’aménagement de normes constitutionnelles modernes, favorables au développement du pays et au bien-être du peuple haïtien, toutes catégories confondues. La réhabilitation des Haïtiens vivant à l’étranger ne peut plus attendre. Haïti ne peut plus supporter des subterfuges inutiles et des tergiversations inconsidérées.

Toutefois, il faut leur ouvrir nos cœurs et nos bras tandis qu’ils nous offrent leurs bourses et leur potentiel, ce qui requiert un honnête changement de mentalité. La diaspora haïtienne a déjà acquis ses titres de noblesse sur de nobles champs de bataille.

Aujourd’hui, nous vivons dans un monde global. C’est la Nation entière qui devra penser aux bénéfices que lui apporte cette magnifique force travailleuse, productrice et aimant Haïti, que forment des générations d’Haïtiens d’origine avec leurs descendants.

Chantal Volcy Céant

Le 24 novembre 2021      

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