Toussaint Louverture - Jean-Jacques Dessalines rupture ou continuité?

Décortique finement le chemin que l'autre a mis en place pour abrutir ton peuple Cramponnes-toi au chemin que tu mets en place pour sa dignité et libération

JMP Pointe-à-Pitre janvier 2022

La perte de la richissime colonie de Saint-Domingue sonna le glas des menées expansionnistes de l'empire français sur le Nouveau Monde. Elle contraint Napoléon Bonaparte à vendre aux Américains "la grande Louisiane" (plus du quart de toute la superficie de l'actuel "État Unis d'Amérique") pour se recentrer sur l'Europe.

Dans son exil de Sainte-Hélène, Bonaparte concède : « L’affaire de Saint-Domingue a été une grande sottise de ma part. C’est la plus grande faute que j’aie commise en administration. J’aurais dû traiter avec les chefs noirs comme avec les autorités d’une province, laisser comme Vice-Roi Toussaint-Louverture. »

1801, soit une quinzaine d'années plus tôt. Toussaint-Louverture lui fait parvenir pour information et ratification la constitution du 8 juillet 1801 dite Constitution de Toussaint Louverture. Ce n'était en réalité ni plus ni moins qu'une déclaration de naissance d'un nouvel État. Un État avec son territoire, sa population, ses lois spécifiques, sa propre organisation, ses dirigeants nommés ou élus par ses propres citoyens. Dans les conditions de rivalités interimpérialistes de l'époque, Toussaint l'a voulu État associé à l'Empire français à qui pourtant il n'avait demandé préalable autorisation. À ma connaissance, ce fut le premier ÉTAT ASSOCIÉ des temps modernes.

Le rôle historique de Toussaint , inscrit dans cette période de post-abolition de l'esclavage de 1794, abolition qui n'apparaissait pas comme étant immédiatement menacée, Aimé Césaire l'a ainsi résumé : "On lui avait légué des bandes. Il en avait fait une armée. On lui avait laissé une jacquerie. Il en avait fait une Révolution ; une population, il en avait fait un peuple. Une colonie, il en avait fait un État ; mieux, une nation."

À mon sens, ce n'était pas encore une nation. Car, à cet état de Toussaint manquaient furieusement cet irrésistible désir de former dans la durée une communauté toute particulière, une volonté manifeste à faire peuple à part, un impérieux besoin de se rassembler sous une bannière commune propre et ayant vocation à assurer le vivre ensemble, la paix et la sécurité.

L'expédition napoléonienne avec son sauvage déploiement provoquera des convulsions extrêmes sur la société sainte dominguoise et rendra possible la mission historique de JeanJacques Dessalines : arracher Saint-Domingue à l'empire français, mener une révolution à la fois anti-esclavagiste et nationale, faire jaillir de façon ahurissante et à la face d'un monde ébahi l'incroyable Nation haïtienne.

Revenons à la constitution de 1801 créant cet État associé à la France :

Article 1er. – Saint-Domingue dans toute son étendue, et Samana, la Tortue, la Gonâve, les Cayemites, l'île-à-Vache, la Saône, et autres îles adjacentes forment le territoire d'une seule colonie qui fait partie de l'empire français, mais qui est soumise à des lois particulières.

Article 3. – Il ne peut exister d'esclaves sur ce territoire, la servitude y est à jamais abolie. Tous les hommes y naissent, vivent et meurent libres et Français.

Article 4. – Tout homme, quelle que soit sa couleur, y est admissible à tous les emplois.

Article 5. – Il n'y existe d'autre distinction que celle des vertus et des talents, et d'autre supériorité que celle que la loi donne dans l'exercice d'une fonction publique. La loi y est la même pour tous, soit qu'elle punisse, soit qu'elle protège.

Article 15. – Chaque habitation est une manufacture qui exige une réunion de cultivateurs et ouvriers ; c'est l'asile tranquille d'une active et constante famille, dont le propriétaire du sol ou son représentant est nécessairement le père.

Article 16. – Chaque cultivateur et ouvrier est membre de la famille et portionnaire dans les revenus.

Article 19. – Le régime de la colonie est déterminé par des lois proposées par le Gouverneur et rendues par une assemblée d'habitants, qui se réunissent à des époques fixes, au centre de cette colonie, sous le titre d'Assemblée centrale de Saint-Domingue.

Article 20. – Aucune loi relative à l'administration intérieure de la colonie ne pourra y être promulguée, si elle n'est revêtue de cette formule: " L'Assemblée centrale de Saint-Domingue, sur la proposition du Gouverneur, rend la loi suivante."

Article 24. – L'Assemblée centrale vote l'adoption ou le rejet des lois qui lui sont proposées par le Gouverneur ; elle exprime son vœu sur les règlements faits, et sur l'application des lois déjà faites, sur les abus à corriger, sur les améliorations à entreprendre dans toutes les parties du service de la colonie.

Article 27. – Les rênes administratives de la colonie sont confiées à un Gouverneur, qui correspond directement avec le gouvernement de la Métropole, pour tout ce qui est relatif aux intérêts de la colonie.

Je tiens tout de suite à souligner qu'il ne s'agit point pour moi d'une velléité d'œuvre d'historien, mais de réflexions documentées et argumentées d'un citoyen face à son histoire, cherchant à y puiser des éléments pour comprendre la complexe situation actuelle et, pourquoi pas, éventuellement en soutirer des pistes pouvant contribuer à l'élaboration d'une sortie de crise.

En France, la réception de la constitution de Toussaint fut urticante, à l'extrême. Dans son rapport de septembre 1801 à Napoléon , Kerverseau, ex-commandant de la partie espagnole annexée début 1801 par Toussaint s'exprime: « C’est à la République à examiner si, après avoir donné des lois à tous les monarques de l’Europe, il convient à sa dignité d’en recevoir dans une de ses colonies d’un nègre révolté … Il faut avant tout que tous les chefs actuels sortent de la colonie ; car tant qu’ils y seront, leur volonté sera plus puissante que la loi ».

Vaste programme auquel Napoléon acquiesça par l'accélération de l'envoi d'un imposant corps expéditionnaire fait de 33 vaisseaux et 21 frégates, de plus de 40.000 hommes ayant pour objectif la pacification de Saint-Domingue et de la Guadeloupe et la réinstauration de l'esclavage.

Après moult combats, le général Richepanse à la Guadeloupe finit par mater les troupes insurgées. Dès juillet 1802, il promulgua la loi rétablissant l'esclavage. À Saint-Domingue, Toussaint fut déporté et enfermé dans la prison d'État de Fort-de-Joux. Le maréchal Leclerc s'est alors senti en mesure d'entamer la seconde phase de sa mission : désarmer les troupes de Toussaint et rétablir l'esclavage. Tous les moyens, les plus inhumains furent convoqués. Le 7 octobre 1802 il écrit à Napoléon :" Il faut détruire tous les nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessous de 12 ans, détruire la moitié de ceux de la plaine et ne pas laisser dans la colonie un seul homme de couleur qui ait porté l’épaulette. Sans cela jamais la colonie ne sera tranquille." Le déchaînement fut total y compris du côté des colons et des petits-blancs, tous revanchards. Nous ne nous y attarderons pas.

Dans cette impitoyable ambiance, arrive de la Guadeloupe la nouvelle du rétablissement de l'esclavage et des atrocités qui touchaient aussi bien les nouveaux libres que les anciens libres et gens de couleur. Branle-bas de combat, pour ainsi dire. L'ex-armée Toussaint fut reconstituée, rejointe massivement par les anciens libres de couleur emmenés par des officiers comme Pétion, Geffrard, Guérin etc.

Une des curiosités de l'histoire : des centaines de soldats polonais et allemands arrivés à Saint-Domingue avec l'armée française et déçus des promesses non tenues de Napoléon se joignirent à l'armée révolutionnaire . Ils finissent par rester dans le pays et seront naturalisés haïtiens, c'est-a-dire, noirs. Ils seront ainsi à l'origine du concept "noir-blanc " car, selon l'article 14 de la future constitution, tous les Haïtiens, quels qu'ils soient ont la dénomination unique de "Noirs". D'où ces concepts qui ont traversé le temps et gouvernent encore notre langage : "noir-noir, noir-mulâtre, noir-blanc ( nèg nwè, nèg milat, nèg blan).

Le congrès du 18 mai 1803 de l'Arcahaie, réuni autour du circonstanciel et volontariste drapeau bleu et rouge, sous le commandement du général en chef Jean-Jacques Dessalines et avec des mots d'ordre comme l'"Union Fait la Force", "Liberté ou la Mort", consacra l'unité du peuple haïtien pour sa liberté et sa libération.

"Oui, nous avons rendu à ces vrais cannibales, guerre pour guerre, crimes pour crimes, outrages pour outrages… Il faut, par un dernier acte d’autorité nationale, assurer à jamais l’empire de la liberté dans le pays qui nous a vus naître ; il faut ravir au gouvernement inhumain qui tient depuis longtemps nos esprits dans la torpeur la plus humiliante, tout espoir de nous réasservir" ( J.-J. Dessalines, Gouverneur général, adresse Aux Habitants d'Haïti)

CONSTITUTION DE 1805 (de Dessalines- 1ère constitution de la jeune Nation haïtienne)

Article 1er - Le peuple habitant l'île ci-devant appelée Saint-Domingue convient ici de se former en État libre, souverain et indépendant de toute autre puissance de l'univers, sous le nom d'Empire d'Haïti.

Article 2 - L'esclavage est à jamais aboli.

Article 3 - Les citoyens haïtiens sont frères entre eux ; l'égalité aux yeux de la loi est incontestablement reconnue, et il ne peut exister d'autre titre, avantages ou privilèges, que ceux qui résultent nécessairement de la considération et en récompense des services rendus à la liberté et à l'indépendance.

Article 4 - La loi est une pour tous, soit qu'elle punisse, soit qu'elle protège.

Article 12 - Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne mettra le pied sur ce territoire, à titre de maître ou de propriétaire et ne pourra à l'avenir y acquérir aucune propriété.

Article 13 - L'article précédent ne pourra produire aucun effet tant à l'égard des femmes blanches qui sont naturalisées haïtiennes par le gouvernement, qu'à l'égard des enfants nés ou à naître d'elles. Sont compris dans les dispositions du présent article, les Allemands et Polonais naturalisés par le gouvernement.

Article 14 - … Les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la dénomination générique de Noirs.

 

TOUSSAINT- LOUVERTURE et JEAN-JACQUES DESSALINES.

Deux individualités, robustes et énergiques, amoureuses de leur pays et de leur peuple. Que l'histoire très tôt mit en contact. Elles ne pouvaient s'attendre à ce glorieux destin, dépassant les limites de leur temps et de leur géographie.

L'un, Toussaint, l'homme de l'époque de l'abolition de l'esclavage de 1794. Grâce à ses foudroyants succès militaires au sein de l'armée espagnole (inversement donc la situation de l'administration française de Saint-Domingue se faisait critique), il força les commissaires français, en mission, à proclamer localement l'abolition de l'esclavage en aout 1793, avant que celle-ci ne soit décrétée par la Convention nationale française le 4 février 1794.

Le gouverneur – général de Laveaux écrit :"Il a combattu contre nous jusqu'en avril 1794.Il ne combattait que pour la liberté des noirs. Quand j'ai pu lui prouver que la France républicaine accordait cette liberté, il s'est rangé sous le pavillon tricolore". C'est alors que changea le destin de la France à Saint-Domingue qui, de désespéré, redevint plus qu'avantageux. Les échanges entre les 2 hommes seront durablement (voir lettres de Toussaint à Laveaux) marqués par le sceau de la cordialité et du plus grand respect mutuel. Quand Toussaint s'adresse à Napoléon lui-même, ce sera en ces termes : "Du Premier des Noirs au Premier des Blancs". On peut légitimement se demander si ce statu quo pouvait indéfiniment satisfaire Toussaint et si l'édification d'un tel État associé était pour lui la finalité ou une étape stratégique.

L'autre, Dessalines, bras droit de Toussaint, a accompagné ce dernier de bout en bout jusqu'à la déportation de Toussaint. Auprès des troupes, il avait gardé ce statut de chef, de courage et clairvoyance, de fermeté, de justice envers son peuple. Son autorité ne faisait aucun doute. À l'annonce de la réinstauration de l'esclavage à la Guadeloupe, il reprit les armes et ne ménagea pas ses déplacements pour organiser toutes formes de rencontres individuelles ou de groupes pour rassembler et réunir. Comme Toussaint en son temps, il sut rallier des hésitants et adversaires comme Pétion, Geffrad, Férou, Cangé. Comme Toussaint, il sut avec fermeté maîtriser ou neutraliser les bandes antirévolutionnaires de Petit-Noël, Larose, Lamour-Dérance. Il créa les conditions pour que le 1er janvier 1804 soit proclamée l'indépendance d'Haïti.

Deux hommes volontaristes, indomptables, rassembleurs et meneurs d'hommes sachant convaincre, punir et unir. Les contextes historiques quoique très rapprochés étaient fondamentalement différents. L'un dans un contexte de post-révolution française et d'abolition de l'esclavage avec des rapports pacifiés avec la France, édifia l'État Associé à la France. L'autre, dans un contexte de tensions extrêmes avec la France napoléonienne et la volonté de cette dernière de rétablir l'esclavage, proclama l'Indépendance du pays. Les deux, en autorité du peuple rassemblé en ses composantes révolutionnaires.

À la question posée, TOUSSAINT-DESSALINES, RUPTURE ou CONTINUITÉ, je me défilerai par une malicieuse pirouette, vous laissant la responsabilité de votre réponse.

ET MAINTENANT

Le sanglant assassinat du président Jovenel Moïse n'est pas un crime politique. Il est mafieux et les ordonnateurs se trouvent au sein de ses amis et complices d'ici-même et d'ailleurs. Sa disparition a laissé le pays dans un état de délabrement extrême et d'anarchie politico-administrative savamment organisée. Trouver dans ces conditions une mécanique acceptable et partagée pour une gouvernance démocratique provisoire n'est pas aisée. Il aura fallu assigner toutes les intelligences patriotiques, apostropher le sens du pays, appeler à un large consensus des forces démocratiques. C'est ce à quoi se sont évertuées de nombreuses organisations, associations, congrégations, personnalités . Elles sont parvenues à un accord dit du 30 Août 2021 ou encore Accord de Montana avec le dessin, à travers une gouvernance provisoire, le Conseil National de Transition (CNT), d'organiser dans un délai de plusieurs mois des élections dignes de ce nom.

Le Premier ministre Ariel HENRY choisi par le défunt président, mais non légalement installé est lui-même élément de cet indébrouillable capharnaüm. D'aucuns, et ils étaient nombreux, écoutant ses appels au consensus, ont espéré qu'il soit un outil de facilitation, de rassemblement et d'union, un instrument constitutif du dialogue national. À des moments cruciaux de l'histoire d'un pays, il arrive que des personnages se trouvent placés à un carrefour qu'ils n'ont pas choisi. Pourtant leur s choix peuvent se révéler déterminants certains transcenderont leur puissance mentale habituelle et parviendront comme nos héros de 1801 et de 1804 par l'amour qu'ils ont de leur pays de leur peuple, à unir, rassembler, contribuant à bousculer le destin d'une nation.

Après 6 mois de gouvernance de fait d'Ariel Henry, la déception reste grande. Aucune amélioration dans les conditions de vie de la population, notamment dans sa sécurité. Aucune perspective de dénouement. Bien au contraire. Par le principe de la chaise musicale, on voudrait donner l'impression de mouvements: on déplace, on nomme, on démissionne et puis on recommence. Pour forcer l'impression d'action, on va jusqu'à organiser une retraite gouvernementale aux Arcadins. Dans la réalité, l'immobilisme est patent. Chaque bravade, chaque rodomontade comme celle du 1er janvier aux Gonaïves se termine lamentablement, donnant encore plus d'assurance aux forces paramilitaires et aux multiples gangs qui empoisonnent la vie du pays. Et puis, on fait des discours emphatiques, fanfarons. Une phrase extraordinaire a été récemment prononcée. La phrase est une lapalissade en même temps qu'un lapsus traduisant manifestement une profonde inquiétude : "Le prochain président d'Haïti sera élu par la voie électorale." Mais bien évidemment. Il ne me semble pas avoir entendu autre chose. Mais, comme par le passé, Haïti a connu des présidences provisoires non élues, des gouvernements provisoires avec durée et missions précises. Je crois que l'accord du 30 aout, dit Accord de Montana , en vue d'un retour à une vie démocratique qui nous fait si longtemps défaut, a prévu une gouvernance provisoire justement appelée Conseil National de Transition (CNT) et un président provisoire ou de transition.

Comme Toussaint-Louverture, comme Jean-Jacques Dessalines qui ont consulté leurs frères du Sud, il me parait indispensable, au cas où cela n'est pas encore fait, que Montana consulte ses frères de l'Artibonite, du Nord, du Sud, du 10e Département… en vue de leur apport à l'avancement de la situation. L'"Union fait la Force". Et dans une Union conclue sur des bases patriotiques et transparentes, les qualités de chacun s'en trouveraient décupler

Cramponnons-nous au chemin que nous mettons en place pour retrouver notre dignité et le bien-être de notre population

 Jean-Marie Péan, Guadeloupe, 20 janvier 2022

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES