Haïti et sa transition démocratique verrouillée

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Dans cet article les auteurs livrent un regard critique et constructif sur les errements de l’instauration de la démocratie en Haïti, depuis plus de 30 ans. Ils démontrent un optimisme pour un bon dénouement, en proposant une démarche soutenable, celui du comportement rationnel, réaliste et responsable de l’acteur politique haïtien. Le passage est l’engagement non malicieux des acteurs et l’organisation d’une conférence nationale souveraine. Cette conférence devrait précédée d’une série de conférences régionales et locales, afin de constituer les cahiers de charge de l’orientation du processus politique démocratique au niveau interne selon les auteurs.

Le processus politique dite « transition démocratique », initié en Haïti depuis plus de trente ans, est sans ambages un mouvement qui exaspère. Initiée depuis plus de 30 ans, cette transition qui inaugure l’ère post-duvaliériste semble trop durée sans portée ses fruits. Certes, les transitions démocratiques, connues à travers le monde, s’exécutent sur plusieurs années et prennent des formes diverses selon les conjectures qui les entourent. Il peut donc y avoir des facteurs favorisant le succès de cette transition tout comme il peut en avoir des facteurs qui la ralentissent ou qui la bloquent.

Ce processus politique introduit après le « déchoukage » du régime duvaliériste le 7 février 1986, devait permettre à Haïti de reprendre sa place sur l’échiquier mondial et servir de modèle d’application démocratique pour des pays jadis sous les jougs dictatoriaux. Certes, certains pays s’en sont inspirés pour se libérer de leurs dirigeants oppresseurs. Mais, le modèle n’a pas suivi en termes d’applications pratiques, c’est-à-dire, aboutissant à l’établissement d’un système de gouvernance et d’opérationnalisation aux contours réellement démocratiques, devant bénéficier, inclusivement opposants et fanatiques de l’ancien régime.

Toutefois, en comparaison au régime d’avant le 7 février 1986, il faut reconnaitre qu’il y a quelques améliorations comme le droit a la parole et à la mobilisation dans une certaine mesure et variée en temporalité, une toute petite tolérance de la critique intellectuelle, ainsi que l’adoption de la constitution de 1987 et l’organisation des suffrages universels pour les postes électifs. Survenu dans un contexte d’unipolarisation du monde en fin de la guerre froide ou d’avènement d’un nouvel ordre mondial, à la lumière du contexte politique et sécuritaire actuel de la République d’Haïti il semble que tout reste à faire pour répondre aux aspirations démocratiques de l’ensemble social haïtien composé des masses populaires, de la classe moyenne et des grands commerçants haïtiens qui se sont ralliés au mouvement démocratique haïtien.

Cet article ne cherche pas à indexer quelqu’un ou un groupe particulier, comme unique responsable des conditions déficitaires de l’implémentation de la démocratie en tant que processus et pratique politiques dans le pays. Car, nous sommes tous responsables : Ti nwa kou ti wouj ; Nèg anwo kou nèg anba ; Gran komèsan, detayan, kou ti machan ; Nèg andeyò kou nèg lavi ; Enteletyèl kon nèg gwo klas ou kip a al lekòl ditou ; Vodouyizan, katolik kou pwotestan ; Dyaspora kou kon ayisyen ki chwazi rete lakay ; ainsi que nous qui produisons cette réflexion, sans oublier la communauté internationale. Cependant, nos propos ne dédouanent pas, non plus, aucun incapable, aventurier, pyromane, populiste ou pernicieux de leur responsabilité dans la crise actuelle que connait le pays.

Afin de parvenir à une compréhension des déconvenues et l’exaspération de l’implémentation du processus politique démocratique en Haïti après le départ des Duvalier et d’indiquer une orientation de sortie, nous porterons nos regards sur le contexte idéologique au niveau international polarisant les pays considérés comme des satellites, l’expression du pouvoir à vie motivant l’ensemble social haïtien à un changement de régime politique la clarification du concept de démocratie et l’utilité a l’avènement d’un régime démocratique, quelques faits marquant la période d’implémentation du processus politique de l’après 1986 et, enfin, faire quelques recommandations.

 

I. Contexte idéologique de l’avènement du Demos Cratos en Haïti

Deux ans après la Deuxième Guerre mondiale 1939-1945), le monde terrien était devenu bipolaire. Les États-Unis et l’URSS étaient devenus les deux pôles idéologiques et doctrinaux du monde. Cette bipolarisation du monde, en d’autres termes division en partie, camps, a duré 44 ans (1947 à 1991). Le monde était divisé entre les deux grandes puissances militaires qui, quelque mois avant, étaient alliées contre les machines de guerre nazismes et fascistes. D’où l’idée de la guerre froide qui était une bataille idéologique entre les États-Unis et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) menée par la Russie. Nous les caricaturons dans le reste du texte comme le chevalier de l’orient à savoir la Russie et le chevalier de l’occident c’est-à-dire les États-Unis. 

Tout au début de ce conflit, d’une part, en 1947, l’Agence Central d’intelligence des États-Unis (Central Intelligence Agency - CIA) a vu le jour et d’autre part, le Comité pour la Sécurité de l'État (Komitet Gossoudarstvennoï Bezopasnosti - KGB) le principal service de renseignement de l'URSS en 1954, ci-devant, de 1946 à 1954, ministère de la Sécurité gouvernementale (Ministerstvo Gossoudarstvennoï Bezopasnosti - MGB,) s’est constitué. Chacun des chevaliers, à travers leur entité exécutive du renseignement pour leur domination idéologique respective, met en place une charnière opérationnelle de collecte systématique de l’information, en d’autres termes d’espionnage, et installait des suppôts d’instrumentalisation de leur satellite idéologique. Pour comprendre le contexte de la création des entités instrumentalisant des chevaliers, nous citons l’auteur Denis Rancourt qui, à propos de la CIA, eut à dire et nous rapportons in extenso :

« L’effondrement de la coopération américano-soviétique à la fin de la guerre devait bientôt convaincre les Américains que le Communisme Soviétique constituait une menace pour la sécurité des États-Unis. Le développement de la guerre froide et le retrait des puissances coloniales européennes d’Asie firent apparaître que les États-Unis allaient être contraints de s’engager profondément dans la politique mondiale, à l’inverse de ce qu’ils avaient fait jusqu’alors en temps de paix » (1).

Ainsi au commencement de la deuxième moitié du vingtième siècle et jusqu’a sa fin¸ on a vu des régimes dictatoriaux trouvés des supports économiques, militaires des États-Unis ou de l’Union soviétique, dépendant de leurs positions dans cette guerre idéologique, dite guerre froide. Des deux côtés, dépendamment des enjeux et des contextes sociaux les chevaliers structuraient la politique intérieure et laissaient le libre cours de leurs suppôts pourvu qu’ils garantissent leurs velléités et la vocation idéologique de leur chevalerie.                                                     

A l’exception de Cuba après la révolution de Fidel Castro contre le régime de Batista en 1959 qui bénéficiait des supports des Soviétiques, les pays de l’Amérique latine et de la Caraïbe, y compris Haïti, étaient directement contrôlés et influencés par des ordres venant des États-Unis. Via la CIA¸ les ordres de Washington que ce soit d’un gouvernement démocratique ou républicain sont exécutés par des régimes civils et militaires que supportaient les États-Unis d’Amérique.  La fin de la guerre froide ponctuée par la chute du mur de Berlin en 1989 inaugurait pour le monde une autre cadence de la collaboration entre la puissance du roi du Sud, c’est-à-dire des États Unis et de ses satellites idéologiques.  Dans ce nouveau paradigme de domination émergeait un système de coopération politique où s’avérait qu’il n’y a plus le besoin de régimes dictatoriaux pour que le chevalier de l’occident puisse contrôler ses cours dans sa politique ‘obsessionniste’ : « l’Amérique aux Américains ». Étant donc un pays assujetti à ce virage du mode opératoire du chevalier occidental, appelé « Oncle Sam », Haïti a su en profiter pour se débarrasser de la dictature duvaliériste.

 

II. Du pouvoir à vie à la transition démocratique

Dans l’Haïti dirigée par les Duvalier (François et Jean Claude Duvalier) le président occupait un pouvoir à vie avec des prérogatives constitutionnelles c’est-à-dire droit légalement établit, de pouvoir choisir son successeur et de disposer à sa guise des ressources des choses et de ses sujets. Cet ordre de chose allait être modifié par la rayure du nouveau contexte international et catapulté par le passage du Pape Jean Paul 2 en Haïti en mars 1983. En effet, les propos du Pape : " Il faut que les choses changent ici ! " a été réceptionné comme un message politique en d’autres termes un message politique aidant. En effet, en prononçant ces propos et de lancer l’appel aux religieux : « Il faut que les pauvres de tout genre recommencent à espérer », volontairement et involontairement, le Pape indexait la dynastie duvaliériste dans le conditionnement exécrable, d’alors, des masses populaires et de l’oppression que subissaient les opposants du régime et, indument, exhortait le clergé de l’Église universelle à assumer ses responsabilités.

Sur ce fond de mouvance politico-religieuse, situant la réflexion théologique dans un contexte d'oppression et de démarche à un processus de libération, à partir de la fin 1985, les revendications collectives s’intensifiaient où le peuple demandait le partage équitable des richesses du pays et plus de liberté politique. Il réclamait aussi ses droits de vote, celui de choisir qui devrait le diriger. En un mot, les masses et la classe politique de l’opposition, qui avaient toujours été exclus des affaires politiques du pays, ont voulu le départ des Duvalier et associés pour une Haïti avec de conditions de vie meilleure et une chance égale pour tous.

Ainsi à travers la résonnance des mouvements estudiantins, paysans, médiatiques et religieux, particulièrement avec le support des jeunes prêtres de la Théologie de libération, il était clair que le peuple haïtien voulait finir avec la dynastie des Duvalier, vieille de trois décennies. Les sous-entendus de ce changement étaient d’aboutir à une ‘révolution démocratique’ devant avoir comme effet induit le changement politique d’abord, économique et social, ensuite. Donc l’attente n’était pas juste un changement des dirigeants pour les remplacer par d’autres aux mêmes acabits en termes d’inefficacité à garantir le bien-être de l’ensemble social haïtien.

Après ses trois décennies de gouvernance avec une main de fer sur tout le territoire d’Haïti, la famille Duvalier a définitivement quitté le pays 7 février 1986 pour aller s’établir en France.  Le régime des Duvalier a laissé derrière lui un pays complètement divisé où s’affronte particulièrement trois grands camps : Les macoutes désappointés par le dechoukage, un courant ecclésiastique dominé par la pensée de la théologie de la libération, une classe politique composée d’éléments de la classe moyenne et d’anciens exilés politiques. À côté de ces trois acteurs majeurs, incontestablement, les Forces armées d’Haïti (FAd’H) se sont imposés comme un acteur décisif dans l’orientation de la posture politique de l’après 1986. 

Pas pire qu’aujourd’hui, certes, l’héritage post-duvaliériste est à la caricature d’un état défaillant, des institutions dépassées par l’ordre des choses et incapables de redresser la fracture sociale, rétablir la confiance nationale et réveiller la conscience citoyenne afin de pouvoir créer les conditions de sécurité et de stabilité en Haïti. Dès lors l’inégalité sociale et économique s’aggravait et le pays sans d’emploi est devenu le plus grand repaire de chômeurs et de mendiants, le système d’éducation, déjà en débandade, est vassalisé par de piètres aventuriers éducateurs, l’appareil judiciaire défaillant qui s’offre au plus fort et/ou payant, et la production nationale s’est délaissé au profit des produits étrangers par des attitudes commerçantes irresponsables d’une classe possédante flibustier. Bref un vide institutionnel total s’est installé après le départ des Duvalier en contraste aux aspirations populaires, c’est-à-dire en quête de liberté, de respect de la dignité humaine, de prospérité collective et de bien-être pour tous.

Au lieu de parvenir à ces aspirations, même dans les mornes et les localités reculées, la déchéance a gagné le terrain du fait que les paysans étaient abandonnés à eux-mêmes. Beaucoup d’entre eux se sont afflués à proximité des centres urbains, laissant le travail de la terre pour croupir dans des bidonvilles sans accès aux services de base, espérant l’arrivée du mieux-être de l’après 1986. Cette Haïti finalement, laissée par les Duvalier après 29 ans de gouvernance, était, par rapport à d’autres pays dans la région, complètement en retard du point de vue de progrès et de développement. Donc face à tous ces problèmes, l’attente du peuple haïtien vis-à-vis d’un nouveau locataire du Palais National était grande.

 

III. Le concept de transition démocratique et l’utilité de la démocratie

A priori, c‘est quoi une transition démocratique ? Est-elle applicable dans un pays qui affronte des problèmes politiques, économiques et sociaux aussi saillants comme celui d’Haïti d’alors ? En d’autres termes quelle est l’utilité de l’établissement d’un système démocratique ?

 

a. Transition démocratique

Généralement, on qualifie transition démocratique tout processus politique dans un pays caractérisé par passage progressif d'un régime non démocratique à un régime démocratique. Mais qu’est-ce que la démocratie et qu’est-ce qu’un régime démocratique ? Suffit-il de se référer au sens du concept de « démocratie » pour qu’on puisse qualifier la chose ? Certainement pas !

La démocratie est à notre sens un mode d’organisation politique d’une entité géographique et/ou d’un ensemble social qui garantit la participation des sujets dans la prise de décision politique du mode de vivre-ensemble. De ce fait, pour nous la démocratie est une démarche de responsabilisation du citoyen à décider de manière égalitaire et à travers un processus uniforme  de son avenir. Cependant, dans cette entreprise il est assujetti à l’effet de halo ou effet de composition, parce qu’il n’est pas à lui seul la voix et ne peut que faire partie que de l’absolu.  En ce sens, le citoyen, singulier ou pluriel, n’est pas considéré comme mineur par rapport à un système politique qui le considère comme incapable de se décider lui-même rationnellement. Mais, il l’est par rapport l’ensemble social qui en fait partie et qui construit la décision. Certes, ici nous parlons d’une rationalité subjective qui certainement, devra être raffinée à travers la forme institutionnelle d’implémentation de la démocratie participative et/ou représentative. Quelle que soit sa forme, l’exercice démocratique ne confère pas la légitimité, mais la légalité. Car, la première se scrute à l’implémentation des aspirations et des qualités que sous-entend l’établissement d’un régime démocratique confortable d’un point de vue d’acceptation par l’ensemble social tandis que la deuxième implique le fonctionnement et l’opérationnalisation du pouvoir dans le strict respect des normes établies.

Sur la base de notre définition de la démocratie qu’est-ce qu’on n’entend pas transition démocratique ? Nathalie Cooren (2005) traitant de ce concept a écrit ce qui suit :

 « La transition démocratique se rapporte à un processus politique du mouvement visé à établir un système politique démocratique. Lancé ou de ci-dessus ou ci-dessous ou d'une combinaison de tous les deux, elle permet la négociation et le compromis parmi différentes forces politiques pour la résolution des conflits sociaux. Institutionnalisant les structures et les procédures pluralistes, elle permet à différentes forces politiques de concurrencer pour le pouvoir, régularisant son transfert, et s'engageant dans la transformation fondamentale de la structure politique. Elle s'étale en général sur plusieurs années et des contextes très différents. » (2).

L’auteur estime que la transition démocratique comprend deux phases :

(i) La transition politique, qui désigne le « passage d’un régime à un autre » ;

(ii) La consolidation de la démocratie durant laquelle le défi majeur consiste à assurer une évolution relativement stable du processus démocratique engagé dans la transition.

Nous voudrions souligner que la transition démocratique est un processus politique qui permet un passage progressif d'un régime de nature dictatorial à un régime démocratique répondant aux critères de définition du concept de démocratie que nous avons défini plus haut. Nous voulons souligner aussi que la transition politique est un élément déterminant de l’existence d’une démocratie, mais elle n’est pas la démocratie en soi.

 

b. Utilité d’un système démocratique

L’utilité d’un système démocratique est fonction des aspirations à l’établissement du système lui-même et de ses qualités pour organiser politique, socialement et économiquement l’ensemble sociale et/ou l’unité géographique. Cette question nous amène à nous demander pourquoi un ensemble social doit se laisser diriger si les dirigeants ne peuvent pas œuvrer à leur bien-être collectif et pour reprendre [Abraham Maslow 1970 (3) à la satisfaction de ses besoins fondamentaux c’est-à-dire, les besoins physiologiques, les besoins de sécurité, les besoins d'appartenance et d'amour, les besoins d'estime et le besoin d'accomplissement de soi.

Donc, l’utilité d’une démocratie est de garantir le mode d’organisation politique qu’elle sous-entend qui permet un bon fonctionnement la structure sociale facilitant la coopération entre les membres d’un ensemble social et/ou d’une unité géographique et leur permettant, sur la base des ingrédients de leur interaction sociale, individuel ou collectif, de poursuivre leur idéal. En effet, l’esprit ou l’ambiance démocratiques incite à l’engagement responsable dans la chose collective, même si c’est dans la recherche de l’intérêt individuel. La démocratie devrait fournir aux citoyens certaines garanties de son implication dans l’ensemble social, tels que, la transparence des dirigeants dans la gestion de la chose publique ; le pouvoir de contrôle de ses dirigeants, directement ou indirectement, c’est-à-dire de leur demander des comptes ; la mise en place et l’administration de règlementation juste, équitable protégeant les membres de l’ensemble social contre les possibles tares des libertés que confère la démocratie elle-même ; la confiance la sincérité, la loyauté, la discipline de l’acteur social ; la garantie de l’état de droit ; l’acceptation des différences, le respect mutuel et l’acceptation de la confrontation ; l’exercice de la liberté et des droits du citoyen.

Que peut-on déduire comme résultat du processus d’instauration de la démocratie en Haïti depuis 1986 ? La pratique est-elle congrue avec la définition du concept et de ses garanties induites ? La fracture sociale s’est-elle rétrécie ou s’est-elle élargie davantage ? Ce changement de régime politique qualifié de deuxième indépendance d’Haïti en 1986 a-t’il inauguré une ère de bien-être pour le peuple haïtien, y inclus entre autres, l’avènement de  la confiance entre acteurs politiques, population et décideurs politiques ; la création d’un état de droit garantissant la sécurité, la stabilité du pays et l’égalité de tous devant la loi ; la rationalisation et responsabilisation des institutions ; l’amélioration des conditions de vie de la population ; sortir le pays du cliché d’État voyou comme menace pour la sécurité internationale ?  Autant de considérations, pour nous, qui peuvent servir de repères pour jauger l’application de la théorie de la démocratie en Haïti. 

 

IV. Quelques éléments responsables de l’échec de transition démocratique en Haïti

Pour mieux comprendre les raisons de l’échec de la transition démocratique en Haïti, nous questionnons le processus lui-même et postulons ce que devrait être la transition démocratique. Tout d’abord, nous posons cinq questions : (i) quels étaient les moyens utilisés par les autorités haïtiennes pour atteindre l’objectif démocratique ? (ii) pouvaient-ils, dans une certaine mesure, répondre à une « rationalité démocratique » ? (iii) Existait-t-il une quelconque stratégie de transition démocratique générale applicable à tous les pays ? (iv) Les autorités haïtiennes, avaient-elles, au contraire, procédé selon les exigences et contextes internationaux du moment ? (v) Les moyens disponibles étaient-ils adéquats pour faire fonctionner la société haïtienne selon sa culture et réalité politique, tout en tenant compte, bien entendu, de la valeur des normes et standards démocratiques ? 

 

a) Quel système d’andragogie de la démocratie a-t-on institué en Haïti de 1986 à nos jours en Haïti ?

L’andragogie démocratique suppose une éducation démocratique des citoyens pour l’acquisition des savoirs de la pratique démocratique et s’imprégner des valeurs qui s’y sont nécessaires [Greenberg, D. 1992] (4). Nous parlons de l’andragogie de la démocratie parce que l’apprentissage démocratique s’exerce dans un cadre non formel et où il ‘n’y a pas vraiment de relation enseignant / élevé, car c’est une éducation de pairs, ni transfert de savoir unilinéaire. Qu’il s’agisse d’activité visant à la socialisation démocratique d’enfants, l’apprentissage se fait en utilisant une pédagogie adaptée aux principes andragogiques. Cette démarche est cependant hors cadre de l'éducation civique enseignée dans un contexte d'obligation d'instruction. Dans l’exercice de l’apprentissage des valeurs et de la pratique démocratique la connaissance se bâtit sur la base de l’expérience, les pratiques s’adaptent, et l’enseignant devient un animateur, un facilitateur qui, certes, à la voix égale aux autres participants. Il ne devrait pas se comporter en donneur de leçon de démocratie.

A-t-on institué un système d’apprentissage pour développer la pratique de la démocratie en Haïti après 1986 ? Combien de chairs a-t-on créé à l’université et à travers les écoles pour inculquer les valeurs de la démocratique, développer les pratiques adapter au contexte haïtien ? Les partis politiques ont-ils développé même un programme d’éducation de ce genre pour leurs membres ? Certainement, aucune démarche de systématisation de l’apprentissage de la démocratie n’a pas été entreprise en Haïti. Il en est de même pour l’éducation à la citoyenneté et à la responsabilisation civique des jeunes. Toutefois, il faut reconnaitre qu’à une certaine époque le ministère de la Jeunesse, des Sports et de l’Éducation civique a tenté de faire, tant bien que mal, un effort de conscientisation des jeunes, car rappelez-vous nos maillots jaunes (pas gilets jaunes) à travers les rues dévouées et avec professionnalisme qui venaient en aides aux personnes à nécessités spécifiques à travers les rues de la capitale et dans certaines villes de province.

Dans un pays où persiste le complexe des lettrés comme référence, comment pourrions-nous nous attendre à une institutionnalisation au niveau de la société des pratiques démocratiques quand les universitaires eux-mêmes ne sont pas capables de porter l’étendard de la démocratie ? Pire y est encore, quand la plupart des parlementaires et des officiels et hauts fonctionnaires ne peuvent pas être des modèles. Dans notre posture de considère la démocratie comme une philosophie, traduit à travers des institutions au titre d’entreprise fournissant le service dit démocratique, qui elles-mêmes devraient être opérationnelles par le biais de ses préposés, on comprend qu’aucun système “knowledge information sharing” (5) n’a pas été mis en place pour assurer une éducation à la démocratie de la clientèle c’est-à-dire l’ensemble social haïtien. 

 

b) A-t-on travaillé à la transformation et au renforcement des institutions démocratiques en Haïti ?

Les institutions, suivant le régime politique en vigueur, a une posture. Donc, le changement de régime politique oblige nécessairement une réorientation des institutions afin qu’elle puisse s’adapter au nouveau paradigme politique. Ce changement inclut une compréhension du modèle de démocratie qu’on souhaite expérimenter, l’imprégnation institutionnelle des nouveaux symboles du nouveau paradigme qui, normalement, suppose une expérimentation pilote, afin de tirer des leçons et de faire les adaptations nécessaires. Le mode de fonctionnement, de gestion et d’acquisition du pouvoir, héritiers du régime des Duvalier, selon les données que nous disposons n’a pas modifié.  Donc un pacte pour la gestion du pouvoir politique n’a pas été négocié entre les acteurs pour garantir une cohabitation entre les nouveaux belligérants aspirés aux commandes.

Or, une fois parvenus a la concrétisation d’efforts concertés de gestion du pouvoir, ce serait le cadre d’une continuité, tant pour les forces de sécurité qu’aussi bien pour les gouvernements provisoires que ceux sortant des élections, de manifester la volonté de couper court à la violence, aux coups d’État, aux assassinats politiques du passé et de tourner la page avec plus de garanties d’une rupture irréversible d’avec les anciennes pratiques d’accession et de gestion du pouvoir politique. Cette stabilité politique aurait pour conséquences l’échéance des calendriers électoraux, le respect du renouvèlement constitutionnel et démocratique des élus, et du même coup, la création d’un climat de confiance sécuritaire pour que les investisseurs haïtiens et étrangers puissent investir au pays et faciliter la création d’emplois durables. 

 

c) Mesures de la transition et la consolidation de la démocratie

La transition et la consolidation de la démocratie constituent donc deux processus qui évoluent en fonction du choix des principaux acteurs sur la scène politique.  Ces deux moments s’inscrivent, on l’a vu, dans des contextes différents et induisent, pour les acteurs, des enjeux distincts. Mais ces deux situations sont tout de même intimement liées.

 

Réussir la transition démocratique impliquerait la mise en œuvre des pratiques et consignes selon les prérequis du nouvel ordre mondial, qui suppose l’établissement de l’état de droit. Une rupture avec le régime dictatorial pour tourner vers la transition démocratique ne serait pas possible sans le support et la bonne volonté des amis internationaux d’Haïti. Afin de construire un état de droit on devait prendre des mesures renforçant les fonctions régaliennes, définir les valeurs fondamentales du système de la démocratie à mettre en place, la restructuration des institutions viables et crédibles et adaptées au contexte et pouvant garantir de bonnes élections.

 

V. En guise de conclusion

Saint François d’Assise eut à exhorter à l’humain d’agir comme suite : « Commence par faire le nécessaire, puis ce qu’il est possible de faire et tu réaliseras l’impossible sans t’en apercevoir ». Tout pas vers la concrétisation du rêve d’instauration de la démocratie en Haïti passe par un comportement rationnel et réaliste des défenseurs et promoteurs de la démocratie. Il est vrai que le pays a perdu déjà plus de 30 ans dans ce que nous considérons comme des « errements démocratiques. »

Pour parvenir à une transition démocratique effective en Haïti, le pays doit, d’abord, se réconcilier avec lui-même.  L’un des moyens d’y parvenir c’est d’appliquer la proposition du feu Tunep Delpe qu’il claironnait depuis toujours : « celui d’organiser une conférence nationale souveraine ». Une conférence nationale souveraine pour nous est celle qu’on peut tenir sans l’influence de tiers de la part du chevalier de l’orient resurgissant, ou du chevalier de l’occident possessif.  C’est à travers cette conférence nationale souveraine qu’on doit faire le deuil des erreurs du régime des Duvalier, ceux de Lavalas, de la convergence et de Tèt kalé. Normalement la conférence nationale souveraine devrait précéder d’une série de conférences régionales et locales constituant les cahiers de charge de l’orientation du processus politique démocratique au niveau interne. La conférence nationale d’ériger le reste du protocole à suivre pour aboutir aux aspirations démocratiques du peuple haïtien, tenant compte de l’utilité de l’instauration d’un régime démocratique et des qualités d’une telle pratique comme nous l’avons indiquée plus haut.

 

Jean Laforest Visene de Lyvia Tulce est Maitre en Sciences du Développement, Sociologue et Juriste. Il enseigne dans les Universités haïtiennes depuis 16 ans.

Esaü Jean Baptiste est Maitre en Administration Urbaine. De 2006 à 2012, il a enseigné dans les Universités haïtiennes

 

Note de référence :

(1) Denis Rancourt, CIA Les Services secrets américains. Éditions internationales Alain Stanke Ltee, 1978, p.18 ;

(2) Nathalie Cooren - Transition démocratique d’un pays : quelques précisions démocratiques.  Paris 2005;

(3) Abraham Maslow, Les Besoins de l'Homme, Copyright Jean-Frédéric Berger – 2008, http://www.editions-dadga.com. 

(4) Greenberg, D. (1992), Éducation in America - A View from Sudbury Valley, "Democracy Must be Experienced to be Learned. 

(5) Portis, E. (2003) "Democratic Éducation and Political Participation, " Paper presented at the annual meeting of the American Political Science Association, Philadelphia Marriott Hotel, Philadelphia, PA.;

(6) Constitution de la république d’Haïti, Port-au-Prince, approuvé par referendum 29 mars 1987, Port-au-Prince, Haiti.

(7) Core Group est une entité en Haïti composée de: Special Representative of the United Nations Secretary-General, the Ambassadors of Brazil, Canada, France, Germany, Spain, the European Union, the United States of America, and the Special Representative of the Organization of American States. La MINUJUSH est la Mission des Nations Unies pour le Support à la justice en Haïti. L’OEA est l’Organisation des Etats Américains. La CARICOM est la  Caribbean Community, Regional Integration.

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