Cessez l’anathème et négociez!

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Place à la diplomatie et fin des anathèmes! Il faut préparer l’avenir et penser à une nouvelle architecture de la sécurité en Europe, pour inclure, enfin, la Russie, écrit Marcel A. Boisard, PhD, ancien sous-secrétaire général des Nations unies

«Ce que c'est con, la guerre» dit Jean-Paul Sartre. C'est surtout humainement dramatique. La paix dépend de l'histoire, du respect des traités et de la parole donnée et, surtout, de la confiance mutuelle. Elle a tragiquement fait défaut dans le conflit ukrainien, les parties s'accusant de noirs desseins imaginés. La situation est d'autant plus absurde que la Russie rejette une adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, alors que les principaux membres de ce traité n'en veulent pas davantage! Des impératifs géostratégiques immédiats dominent parfois le droit et la morale. De Gaulle, en d'autres circonstances, avait dit: «le premier qui ouvre le feu est l'agresseur». Ses propos furent l'objet d'un vif débat, sur le thème de l'action préventive.

Le 24 février, Poutine lança l'invasion minutieusement préparée de l'Ukraine. Les psychologues de bazar le taxèrent de tous les qualitatifs dégradants. Dans son calcul, il n'avait pas prévu la résistance du peuple ukrainien ni le manque d'enthousiasme des soldats russes à tuer leurs cousins. La réaction unanime de l'Europe le surprit et il savait qu'il ne saurait transformer Kiev en un tas de ruines comme il l'avait fait de la modeste capitale de Tchétchénie. Il a politiquement perdu une guerre qu'il aurait dû militairement gagner aisément. Beaucoup souligneront sa culpabilité. Ceci n'empêche pas de considérer objectivement les responsabilités.

 

L'OTAN aurait dû être dissoute

Il est reconnu que l'Occident a manqué à sa parole. L'OTAN, qui a cessé d'être défensive et à être focalisée sur la région de l'Atlantique nord, aurait dû être dissoute à la fin de la guerre froide, simultanément au Pacte de Varsovie. Il n'en a rien été. En outre, contrairement aux promesses, le nombre de ses membres a doublé en direction de l'Est. Ce fut, à la fois, une provocation et une marque de mépris à l'égard du peuple russe. Poutine l'a rappelé de façon véhémente lors de la Conférence de Munich sur la sécurité en 2007 et lors de l'Assemblée générale de l'ONU en 2015. Engageant cent millions de dollars, les États Unis ont ouvertement participé, début 2014, à la révolution anti-russe de la place Maïdan, qui entraîna une sécession à l'Est. Les accords de Minsk dont l'Allemagne et la France sont les garants ne furent pas respectés. La région est dès lors quotidiennement bombardée par l'artillerie ukrainienne, qui fit quelque 15 000 morts et de nombreux blessés.

L'Union soviétique a disparu dans le chaos et la décomposition. Eltsine, ivre, déclencha, en août 1995 à New York, le fou rire irrépressible de Bill Clinton, à la tête de l'unique hyperpuissance du moment. Lors d'une rencontre postérieure à Istanbul, le premier aurait prié le second de «lui rendre l'Europe». La déchéance. Les temps étaient extrêmement difficiles dans ce reliquat de ce qui fut un Etat, grand et craint. L'économie était dévastée. Je me souviens avoir croisé, devant l'une des gares centrales de Moscou, des femmes âgées, qui, à voir leurs atours élimés, avaient dû être distinguées, vendre, une à une, des cigarettes. Elles étaient trop dignes pour mendier. Ces circonstances ont gravé une marque indélébile dans la psyché russe. Poutine en représente l'expression la plus accomplie et autoritaire.

Pendant trente ans, la voix de Moscou ne fut pas écoutée. Rien ne fut fait pour abaisser la tension. Chacun sait que Poutine ne prendra pas le risque d'attaquer l'un des États membres de l'OTAN. Lui prêter l'intention de reconstruire l'Union soviétique dans ses anciennes frontières est une propagande fallacieuse. L'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN n'est pas d'actualité. On a laissé son opinion publique croire à cette éventualité impossible. On les a poussés dans la gueule du loup, puis abandonnés. Seuls, ils reçoivent, certes, des armes, mais se battent pour une cause qui les dépasse. Il faut obtenir un cessez-le-feu, plutôt que multiplier les condamnations. Quelle que soit l'issue définitive, la Russie en sortira affaiblie et blessée. L'humilier davantage serait préparer un conflit futur.

 

Comme l'écrit un célèbre journaliste américain

L'OTAN prétend refuser à la Russie un glacis sécuritaire, qui est accordé aux États Unis. La doctrine Monroe, vieille de deux siècles, est souvent citée. L'une des causes de l'entrée en guerre des États Unis en 1917 fut la perspective d'une alliance entre l'Allemagne et le Mexique (Télégramme Zimmermann). La menace nucléaire entraîna le démantèlement des bases soviétiques à Cuba, en 1962. De plus, on recense huit interventions armées contre de petits États insulaires des Caraïbes en cours du XXe siècle. La dernière se déroula, à l'automne 1983 contre Grenade, membre de l'ONU. Le prétexte fut la construction d'un aéroport dont la piste d'atterrissage était jugée excessivement longue. Il y eut des centaines de morts.

Une violation du droit ne se justifie pas par la mention d'une autre. Toutefois, lorsqu'elle est possible, l'objectivité s'impose, surtout face aux contenus unilatéraux et incendiaires des médias occidentaux. En ce qui concerne l'Ukraine, plus que la propagande de guerre, les arguments avisés de personnalités étatsuniennes influentes donnent une image concrète et nuancée du problème.

Le 23 février, Thomas Friedman, célèbre journaliste américain publie un long article dans le New York Times, soulignant que l'«Amérique n'est pas totalement irréprochable dans l'alimentation du feu». Il cite diverses personnalités éminentes, dont Bill Perry, secrétaire à la Défense sous Clinton, déclarant que les «États Unis méritent le plus grand blâme, en ayant initialement pris la mauvaise direction». La Russie, comme l'Allemagne ou le Japon précédemment, aurait pu être conduite à la démocratie par la coopération. Plus explicite, George Kennan, l'architecte de l'«endiguement» de l'URSS, expliqua dès 1998 que la décision du Sénat d'ouvrir l'adhésion à l'OTAN représentait une «erreur tragique». Pendant la guerre froide, insistait-il, il s'agissait de combattre le communisme et maintenant l'OTAN tournait le dos au peuple russe qui avait réussi une révolution pacifique contre ce régime.

 

Les armes doivent se taire

Pour Jack Matlock, dernier ambassadeur américain accrédité auprès de l'URSS, ce conflit aurait pu être évité, si la Russie avait été traitée avec un minimum de respect. Poutine exigeait l'assurance que l'Ukraine et la Géorgie n'adhéreraient pas à l'OTAN. Il ne demanda le retrait d'aucun membre, ne menaça aucun Etat, ni ne contesta leur entrée dans l'Union européenne. Interrogé par le comité des relations internationales du Sénat, il avait souligné, en 1997 déjà, que l'expansion de l'OTAN «pourrait être la plus profonde et erreur stratégique depuis la fin de la guerre froide. Loin d'améliorer la sécurité des États Unis et de ses alliés... elle pourrait encourager une chaîne d'événements» dramatiques. La russophobie des gouvernements successifs et le mépris d'Obama furent de mauvais conseil. En 2008 déjà, le sénateur Biden assurait qu'il allait «se dresser contre Vladimir Poutine». Lors de la présente crise, il a décidé de ne pas envoyer de troupes en cas d'invasion de l'Ukraine. Il en dépêche cependant en Europe orientale, menacée par rien, «si ce n'est par des vagues de réfugiés!» Ce sont les voix expertes de personnalités étatsuniennes reconnues.

Les armes doivent se taire. La Russie ne veut, ni ne peut occuper l'Ukraine. Place à la diplomatie et fin des anathèmes! Il faut préparer l'avenir et penser à une nouvelle architecture de la sécurité en Europe, pour inclure, enfin, la Russie. Cessez le feu. L'Ukraine doit retrouver sa souveraineté, dans un cadre constitutionnel garantissant la protection de toutes les minorités et instaurant sa neutralité – non sa démilitarisation – reconnue internationalement. Ce statut n'a rien d'infamant. Les deux peuples frères doivent rapidement tenter de se réconcilier. Le sort des «républiques» du Donbass et, surtout, de la Crimée restera un enjeu épineux. Il faut trouver une autre structure que l'OTAN, dans le respect de la Charte des Nations unies. Elle ne saurait concerner que l'Europe, car certains croient avoir un besoin impératif du «parapluie américain», comme si la balance des forces n'avait pas changé et les pivots d'intérêts prioritaires variés. En outre, Poutine exige un engagement ferme des États Unis et non de l'Europe. Il n'est pas certain que Biden soit l'interlocuteur idoine. L'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ne saurait convenir en l'état. Elle est l'héritière de la CSCE, instance emblématique de la guerre froide. Des diplomates et juristes de tous bords ont à formuler une autre proposition, sortant de l'infini bavardage. Les responsables politiques proclament que nous sommes entrés dans une nouvelle ère, voire un autre monde. Il faut y faire face. La négociation sera ardue et longue. Elle doit être initiée dès maintenant pour garantir une véritable sécurité à l'ensemble des pays européens, de l'Atlantique à la mer de Béring.

 

Marcel A. Boisard, PhD, ancien Sous-secrétaire général des Nations Unies, in Le Temps

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