« Les droits de propriété intellectuelle et les savoirs traditionnels : approche comparée franco-haïtienne »

Synthèse de thèse

Dernière partie

 

Le droit et les expressions du folklore

Le droit en général ne protège pas les expressions du folklore et les idées. Il ne protège que la mise en forme originale des expressions du folklore, des idées et la création nouvelle dérivée d’une œuvre originale. De nombreuses créations nouvelles ne sont que la mise en forme ou la réinterprétation des traditions folkloriques même si la différence entre la mise en forme ou la réinterprétation entre les idées et les expressions est, certaines fois, factice et difficile à déterminer. À titre d’exemple, des industries culturelles en particulier celles photographiques, cinématograpraphiques, littéraires et phonographiques exploitent les expressions du folklore, les cérémonies et les chansons traditionnelles des détenteurs de savoirs traditionnels. À titre d’exemple, en Haïti et en France métropolitaine et ultramarine. Au regard de certaines traditions juridiques locales, cette mise forme ou cette appropriation qui accorde à l’auteur d’exploiter certaines traditions folkloriques est un vol.

Certaines expressions du folklore peuvent être exploitées en tant que signes distinctifs dans les sociétés capitalistes et industrialisées. La marque est un signe distinctif qui permet d’établir une relation entre un producteur de service ou de bien et un consommateur. En droit positif, les principaux critères de l’appropriation de la marque sont la distinctivité, la disponibilité et la licéité. La distinctivité implique que le signe n’est générique, descriptif, fonctionnel et déceptif.  Les signes peuvent être nominatifs, sonores ou figuratifs, ils doivent être soumis de principe de spécialité territoriale, c’est-à-dire le monopole dont dispose le propriétaire ne s’étend que dans le ou les territoires où les signes ont été enregistrés comme marques. Le signe doit être disponible, c’est-à-dire, son enregistrement et son appropriation ne doivent pas porter atteinte aux droits antérieurs d’une tierce personne.  Le signe distinctif doit être licite, c’est-à-dire, il ne doit être choisi en violation des règles du droit positif international, régional et national. Il ne doit pas aussi porter atteinte à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Le droit positif international, régional et national de l’enregistrement et de l’appropriation des signes en tant que marque n’est pas universel. Les signes sonores, nominatifs ou figuratifs peuvent être distinctifs, disponibles et illicites au regard du droit positif international, régional et national des marques, mais ne le sont pas selon les traditions juridiques des communautés autochtones et locales. L’enregistrement, l’appropriation et l’utilisation marchande de ces signes peuvent porter atteinte à l’intégrité et l’identité culturelle de ces communautés.

Les expressions du folklore peuvent être appropriées en tant que dessins et modèles par les personnes physique ou morale dans les sociétés industrialisées. La législation haïtienne nationale ne protège que les dessins assimilés à des brevets. Elle ne protège pas les modèles spécifiquement. Toutefois, Haïti a ratifié l’Accord sur les ADPICS. L’article 25 alinéa 1 de cet Accord dispose : « Les États prévoiront la protection des dessins et modèles industriels créés de manière indépendante qui sont nouveaux ou originaux. Les Membres pourront disposer que des dessins et modèles ne sont pas nouveaux ou originaux s'ils ne diffèrent pas notablement de dessins ou modèles connus ou de combinaisons d'éléments de dessins ou modèles connus », les dessins et modèles industriels sont protégés par le droit international de la propriété intellectuelle. Cependant, il n’existe qu’aucune législation haïtienne qui fixe les conditions d’appropriation des dessins et modèles en Haïti.

En France, les dessins et modèles sont protégés par le droit national qui est harmonisé avec le droit international de la propriété intellectuelle. Les dessins et modèles peuvent être à la fois protégés par le droit d’auteur et le droit de propriété industrielle.  Les dessins et modèles peuvent être à la fois des créations artistiques et utilitaires et sont dans ce cas protégés par le droit d’auteur et le droit de la propriété industrielle. En revanche, lorsqu’ils sont uniquement des créations utilitaires, ils sont protégés par le droit de la propriété industrielle. Les deux conditions nécessaires à l’enregistrement d’une forme bi ou pluridimensionnelle sont la nouveauté et le caractère propre. En France, les dessins et modèles sont considérés comme nouveaux si aucune autre forme bi ou pluridimensionnelle identique n’a été enregistrée et déposée préalablement. Ils ont un caractère propre lorsque l’impression visuelle d’ensemble faite par un observateur averti diffère de tous les dessins et modèles déposés antérieurement.

Les membres des communautés autochtones et locales ont procédé à des créations de forme bi ou pluridimensionnelle. Non seulement, elles ne sont pas toutes appropriables, les conditions d’appropriation ne sont pas la nouveauté et le caractère propre dans le sens du droit positif occidental. En général, ils ne dessinent pas dans l’objectif de créer des produits à commercialiser. Ils sont contraints de dessiner des formes relatives à leurs mythes ancestraux. C’est en contact avec la civilisation occidentale et marchande qu’ils commencent à dessiner, modeler et vendre leurs produits à des touristes occidentaux. En général, ils ne conditionnent pas la qualification et l’appropriation de leurs objets dessinés et modelés à la nouveauté et au caractère propre. Certaines fois, ils sont contraints selon leurs traditions juridiques locales de dessinés et modelés les mythes ancestraux. Les personnes physique et morale dans les sociétés industrialisées peuvent déposer les objets dessinés ou modelés appartenant aux communautés autochtones et locales en tant que dessins et modèles et se les approprient du fait qu’ils n’ont pas été enregistrés et appropriés dans le sens du droit positif. Certaines traditions juridiques coutumières interdisent l’usage commercial et marchand les objets dessinés et modelés de ces communautés, ce qui n’est pas interdit en droit positif. En d’autres termes, l’appropriation des dessins et modèles de ces communautés peut être illicites selon leurs traditions juridiques coutumières, mais ne l’est pas en droit positif.

Les communautés autochtones et locales ne différencient pas péremptoirement les expressions du folklore des savoirs associés aux ressources biologiques. Cependant, l’établissement de cette distinction est nécessaire à la compréhension ces savoirs au regard de la propriété industrielle. En outre, les créations nouvelles dérivées de ces savoirs peuvent être l’objet de brevetabilité. Les communautés autochtones et locales n’ont pas une vision réductionniste, génétique et mercantile des ressources biologiques. Elles ont une représentation totalisante de l’écosystème. Cette vision globalisante contribue à la protection de l’environnement tandis que la compréhension mercantile et capitaliste contribue à la surexploitation économique des ressources, la destruction des écosystèmes, la disparition de la diversité biologique. Certains textes de loi au niveau national et international ont été adopté dans la perspective d’éviter la surexploitation des ressources, les désordres environnementaux et le problème de l’accumulation scandaleuse des bénéfices entre les mains d’un petit groupe. Les problèmes susmentionnés découlent de l’exploitation économique et occidentale des ressources biologiques et les mesures législatives et administratives qui ont été prises s’inscrivent relativement dans un contexte individualiste et capitaliste. Il en résulte que le droit positif de la protection des savoirs traditionnels associés aux ressources biologiques est incompréhensible et inapplicable aux communautés autochtones et locales qui ont leurs propres traditions juridiques. Il est aussi incompatible avec le droit positif de la propriété intellectuelle.

Les comparatistes en droit positif partagent en commun le rêve d’unifier ou du moins d’harmoniser tous les systèmes juridiques qui ne demeureront pas moins différents. Dans certains pays les savoirs traditionnels sont protégés par des systèmes juridiques concurrents. Leur exploitation est règlementée à la fois par le droit positif de la propriété intellectuelle et les traditions juridiques locales. Certains pays comme la France ont pris des mesures législatives visant à protéger les savoirs traditionnels dans le sens restreint. Ils refusent de protéger les expressions du folklore qui appartiennent au domaine public et/ou patrimoine commun de l’humanité selon leur droit positif de la propriété intellectuelle. Cependant, d’autres pays comme Haïti décident protéger les savoirs traditionnels dans le sens large, c’est-à-dire, ils prennent des mesures législatives visant à protéger les expressions du folklore et les savoirs traditionnels associés aux ressources biologiques.

En droit positif, le folklore et les idées appartiennent au domaine public ou patrimoine commun de l’humanité. Patrimonialiser le folklore, c’est limiter la liberté et les sources de créativité. Les seules sources d’inspiration qui restent aux créateurs sont les idées et il n’est pas facile d’établissement la différence formelle entre les idées et le folklore. Conditionner la création de biens immatériels à l’autorisation de l’État limite la liberté des auteurs qui constitue le fondement philosophique et économique de la propriété intellectuelle. Protéger les créations nouvelles par le droit de la propriété intellectuelle et patrimonialiser sur tout le territoire national le folklore sont contradictoires. L’exclusion de la patrimonialisation du folklore n’est pas en contradiction avec la politique culturelle française et le fondement philosophique de la propriété littéraire et artistique et des droits voisins du droit d’auteur. Néanmoins, patrimonialiser les savoirs traditionnels associés aux ressources biologiques qui ne sont pas protégées par le droit positif des signes distinctifs collectifs est en contradiction avec le fondement politique et économique du droit de la propriété industrielle. À titre d’exemple, l’invention de molécules médicamenteuses à partir des savoirs traditionnels associés aux ressources des communautés autochtones et locales guyanaises a été faite conformément aux dispositifs du droit de la propriété industrielle. Elle ne porte pas atteinte à l’ordre public ; elle est nouvelle, inventive et d’application industrielle. La tentative de brevetabilité de cette invention a été faite en violation du droit positif international et national français des savoirs traditionnels du fait que le consentement de ces communautés n’a pas été obtenu légalement.

En ratifiant la Convention sur la Diversité biologique, le Protocole de Nagoya et adoptant le décret de ce protocole, la France affiche catégoriquement son intention de conditionner la brevetabilité des inventions dérivées des savoirs traditionnels au consentement de l’État. Cependant, le fait que le droit de propriété industrielle français ne conditionne pas la brevetabilité de ces inventions au consentement de l’État implique que le consentement est facultatif. Les droits des communautés autochtones et locales sur les savoirs sont collectifs et ceux des demandeurs de brevet sont individuels la conjugaison entre ces droits est difficile. La différence de qualification juridique des savoirs traditionnels entre la Convention sur la Diversité biologique et l’Accord sur les ADPIC dont l’objectif est l’harmonisation des droits nationaux de propriété intellectuels est évidente. Certains comme Jonathan Curci estiment que les contradictions découlant de cette différence sont d’ordre moral et idéologique tandis que pour d’autres elles entrainent une incompatibilité controversée.

         Le droit positif de la propriété intellectuelle relègue les savoirs traditionnels dans le domaine public, la Convention sur la Diversité biologique et le protocole de Nagoya les patrimonialisent au profit de l’État en conditionnant leurs exploitations au consentement des communautés autochtones et locales. La concurrence entre les droits de propriétés intellectuelles et les traités sur les savoirs traditionnels n’est pas irréductible, mais peut être l’objet de discussion. Elle est formelle entre l’Accord sur les APDPIC et le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture que la France a ratifiés. Elle ne peut pas appliquer les dispositions de l’article12 alinéa 3 du TIRPAA sans violer les dispositions de l’article 27 de l’Accord des ADPIC à moins qu’elle évoque le principe ex posterior. Cette concurrence formelle n’existe pas dans le droit positif haïtien du fait qu’Haïti  n’a ratifié que les Accords sur les ADPIC qui n’interdisent pas expressément l’exploitation commerciale des ressources phytogénétiques et les savoirs y associés.

         Le conflit entre les droits positifs de la propriété industrielle et des savoirs traditionnels est tacite en Haïti. L’alinéa 5 de l’article 15 de la Convention sur la diversité biologique dispose : « L’accès aux ressources génétiques est soumis au consentement préalable donné en connaissance de cause de la Partie contractante qui fournit lesdites ressources, sauf décision contraire de cette Partie ».  Au regard de ces dispositions, l’accès à ces ressources dépend du consentement de l’État haïtien. Cependant, en droit positif international et national de la propriété industrielle haïtienne, la violation de l’alinéa 5 de l’article de cette ne peut pas entrainer le refus ou la révocation d’une demande de brevet. L’application de l’article de 15 de cette Convention dépend de l’harmonisation des droits positifs de propriété industrielle et des savoirs traditionnels haïtiens.

Le fait d’exploiter les savoirs traditionnels des communautés autochtones et locales sans leur consentement est un acte de biopiraterie. Pour éviter d’être accusées de biopiraterie, les industries biotechnologiques cherchent à obtenir le consentement de ces communautés en concluant des accords de partage. L’évaluation économique de ces savoirs, l’obtention et la validité du consentement constituent des défis majeurs. Ces savoirs peuvent être sous-évalués ou surévalués par l’une des parties prenantes et vice versa. Le consentement est difficile à obtenir du fait que les procédures pour l’obtenir en droit positif occidental sont différentes en droit coutumier local. Que les exploitants des savoirs traditionnels aient obtenu ou non le consentement de leurs détenteurs, des conflits peuvent survenir dans l’exploitation de ces savoirs. Le protocole de Nagoya prévoit que les parties peuvent faire appel aux modes alternatifs de règlements : l’arbitratrage et la médiation.

Ces modes alternatifs de règlements ont été mis en place dans les sociétés où le positivisme juridique est le fondement philosophique de l’institution judiciaire. Ils ont été mis en place dans la perspective de combler les lacunes du système judiciaire qui n’est pas en mesure de résoudre tous les différends et les conflits sociaux. Le fait que tous les différends relatifs à l’exploitation des savoirs traditionnels ne puissent pas être judiciarisés et résolus par les institutions de droit positif, ces modes alternatifs de règlement de conflits peuvent constituer des outils efficaces dans la résolution de ces différends. Cependant, ces mécanismes de résolutions de conflits ont été élaborés selon la conception moderne et individualiste en occident. L’institution judiciaire telle qu’elle a été instituée en occident n’existe pas chez les communautés autochtones et locales. Elles n’ont pas mis en place ces mécanismes de résolutions de conflits dans l’objectif de pallier les limites de leurs systèmes judiciaires. Ces mécanismes qualifiés de modes alternatifs de résolutions de conflits constituent leurs propres systèmes judiciaires. De plus, elles n’exploitent pas ces mécanismes dans une perspective individualiste et économique ; elles l’exploitent dans l’intérêt collectif au détriment de celui individuel. 

L’exploitation des biens immatériels créés selon les traditions juridiques occidentales peut être faite au profit de l’humanité. L’exploitation des savoirs traditionnels peut être sans aucun doute bénéfique à la fois pour les industries culturelles et biotechnologiques, d’une part, et les détenteurs de ces savoirs. Cependant, l’application du droit contractuel occidental dans l’exploitation des savoirs traditionnels n’est pas bénéfique pour leurs détenteurs. Les tentatives de l’application de ce droit constituent un échec patent à la fois pour les détenteurs et les exploitants occidentaux de ces savoirs du fait que leurs préoccupations économiques et socioculturelles n’ont pas été prises en compte par les industries culturelles et biotechnologiques. L’intérêt économique et culturel des communautés autochtones et locales dépend du respect de leurs traditions juridiques.

L’appréciation des savoirs traditionnels ne peut pas être faite uniquement selon le droit positif et individualiste occidental. Les traditions juridiques locales sont incontournables dans l’appréciation de ces savoirs. Le droit positif de la propriété intellectuelle fait face à une crise de légitimité du fait que toutes les richesses dont il a contribué à générer se concentrent dans les pays industrialisés. L’exploitation économique des biens intellectuels n’a pas contribué à l’amélioration des conditions socioéconomiques de la majorité des pays dans le monde. L’accès à la connaissance et aux biens intellectuels constituent un frein au développement économique et socioculturel des communautés autochtones et locales, dont l’exploitation capitaliste de leurs savoirs, porte atteinte leurs droits collectifs. Dans l’objectif de pallier la crise de légitimité de la propriété intellectuelle et l’exploitation monopolistique des créations nouvelles au profit d’un petit, certains auteurs encouragent la vulgarisation des créations nouvelles qualifiées d’open access.

L’objectif de l’open acces est le partage des créations nouvelles. En français, l’open access se traduit par l’accès libre. Cependant, l’accès libre se différencie de celui ouvert, mais une création nouvelle libre est de toute façon ouverte. La création nouvelle est libre lorsque l’auteur décide ne pas monopoliser son exploitation économique et d’autoriser une tierce personne à l’utiliser, la copier, la modifier et la redistribuer. Elle est ouverte au moins si l’auteur accorde l’une de ces libertés au public. Une création nouvelle proposée en accès ouvert peut être exploitée dans les limites déterminées par la législation applicable. En droit français, par exemple, les actes autorisés sont : réaliser une copie de la création nouvelle ou l’usage d’extraits à des fins d’enseignements et de recherche. Lorsque l’auteur autorise certains actes interdits par le droit positif de la propriété intellectuelle, la création nouvelle est qualifiée d’ouverte. En analysant les traditions juridiques des communautés autochtones et locales, nous avons remarqué qu’il existe quatre catégories de savoirs traditionnels. La première est complètement verrouillée par certaines traditions juridiques. La deuxième est en accès ouvert. La troisième est ouverte et la dernière est libre. En droit positif, le statut juridique des créations immatérielles déterminé par la propriété intellectuelle et la volonté individuelle de leurs créateurs. Tandis que chez les communautés autochtones et locale, ce sont les traditions juridiques qui déterminent le statut juridique des savoirs traditionnels. Pour prendre connaissance de ces traditions orales, il faut une enquête ethnographique auprès des détenteurs de ces savoirs.

Les défendeurs du droit positif de la protection des savoirs traditionnels n’ont pas pris en compte les traditions juridiques. Ils ont estimé que ces traditions sont dépourvues de juridicité. Ils ont lutté jusqu’à obtenir la mise en place d’un système juridique sécuritaire, formelle et rigide par l’intermédiaire de l’adoption de textes de droit positif visant à protéger l’exploitation des savoirs traditionnels déjà protégés par des traditions juridiques locales. La qualification des faits litigieux dépend des conditions socioéconomiques d’une société. Les critères de qualification des faits litigieux dans les sociétés modernes et individualistes sont différents des communautés autochtones et locales. L’institution de la différence entre bien matériel et immatériel a été élaborée en occident et n’a pas été développée chez les communautés autochtones et locale. Ce qui est qualifié de fait litigieux au regard du droit positif peut ne pas l’être selon les traditions juridiques coutumières. L’exploitation illicite de leurs savoirs au regard de ces traditions ne peut pas être qualifiée de contrefaçon. Les conflits qui peuvent surgir de l’exploitation de ces savoirs peuvent être qualifiés de biopiraterie ou de violation de droits culturels des communautés autochtones et locales. Ces actes ne sont pas expressément interdits par le droit positif de la propriété intellectuelle. Ce sont les textes de droit positif visant à protéger les savoirs traditionnels qui sanctionnent ces actes. Dans le cas de l’exploitation illicite de ces savoirs, il est prévu selon ces textes que les différends peuvent être portés devant les institutions de droit positif qui ne peuvent pas les résoudre du fait qu’ils ne peuvent pas être juridicisés et judiciarisés. La représentation et les critères d’accès à la justice sont différents dans les sociétés modernes individualistes et les communautés autochtones et locales. Ce qui est juste et légitime pour les premières peut ne pas l’être pour les secondes. Dans les sociétés occidentales, les critères d’accès à la justice dépendent de la mise en application des instruments des droits de l’homme qui ont été élaborés en occident selon une approche basée sur la liberté et l’autonomie de l’individu. Dans ces sociétés, l’accès à la justice dépend du respect de droits individuels tandis que chez les communautés autochtones et locales, cet accès est conditionné au respect des droits collectifs au détriment de l’individuel. Au regard du droit positif, l’accès à la justice dépend de la mise en application de textes de droit laïcs écrits tandis que le droit de ces communautés ne se dissocie pas leurs droits de la morale et de la religion.  

Dans le cadre d’un litige survenu dans l’exécution d’un accord relatif à l’exploitation des savoirs traditionnels, les dispositions de l’alinéa 2 de l’article 13 du Protocole de Nagoya prévoient que l’État veille à garantir selon son système juridique et les règles juridictionnelles applicables l’accès des litigants à la justice. Dans les sociétés modernes et individualistes, l’accès à la justice équitable dépend de textes de droits positif écrits, de la mise en place d’institutions indépendantes composées de juges impartiaux. De plus, les justiciables doivent être défendus par des avocats professionnels compétents qui veillent aux respects de leurs droits individuels. La mise en place de ces institutions chez les communautés autochtones et locales est complexe et trop couteuse. Elles ont leurs propres critères d’accès à la justice qui répondent à leurs conditions socioéconomiques.

Les limites de la science occidentale sont l’atomisation et la disciplinarisation des savoirs. L’interdisciplinarité est nécessaire à la compréhension et la protection des savoirs traditionnels du fait qu’ils ne peuvent pas être compris de manière réductionniste et sans prendre compte des traditions juridiques de communautés autochtones et locales. Cette compréhension s’inscrit dans une perspective à la fois objective et intersubjective. Objectiver les savoirs traditionnels c’est les expliquer et les rendre intelligibles. En revanche, le fait de les objectiver ne signifie pas qu’ils sont totalement compréhensibles. Pour bien les comprendre, il faut développer une approche intersubjective qui nous permet de nous associer aux traditions juridiques locales. La protection de ces savoirs traditionnels et la mise en place d’un système sui generis dépendent d’une approche interdisciplinaire.

L’institution d’un système sui generis est tributaire d’une approche anthropologique dont l’objectif est la comparaison des normes qui régissent les collectivités humaines. Elle prend en compte le droit positif et les traditions juridiques locales. Au regard de cette approche, ces traditions ne sont pas moins contraignantes et ne sont pas pourvues de juridicité. Pour les communautés autochtones et locales, le droit ne constitue pas uniquement l’ensemble des normes qui émanent de l’autorité étatique. Pour elles, leurs savoirs traditionnels sont règlementés par des traditions juridiques que les exploitants occidentaux ne prennent pas en compte, ce qui porte atteinte à leur intégrité et identité culturelle. Pour certaines communautés autochtones et locales haïtiennes et françaises, ce que les Occidentaux qualifient de nature et de ressources biologiques est sacralisée ; l’interdiction les exploiter émanent des puissances surnaturelles. Les membres de ces communautés n’estiment pas qu’ils sont supérieurs aux autres êtres vivants ou inanimés que la science occidentale qualifie de règne végétal ou minéral.

         L’approche juridique et positiviste de la réalité n’est pas une théorie universelle. Ce qui est logique et intelligible dans un ordre juridique donné peut ne pas l’être dans un autre. En occident, la science juridique se différencie des autres disciplines, de la morale et de la religion. En revanche, les communautés autochtones et locales ne dissocient pas leurs traditions juridiques de leurs savoirs, ils constituent un tout qui doit être appréhendé, globalement. L’approche anthropologique nous met en garde contre la supposée objectivité de la science juridique occidentale à vocation universalisante et ethnocentrique.

L’approche méthodologique et épistémologique réductionniste ne peut pas aider à appréhender traditions juridiques locales régissant l’exploitation des savoirs traditionnels. Cette approche est à la base de la construction de la propriété intellectuelle qui s’inscrit dans un contexte historique, culturel et colonialiste. Les préjugés culturels constituent un obstacle à la compréhension des traditions autochtones et locales. La méthode diatopique et dialogale constitue un outil efficace à la compréhension de ces traditions. Cette méthode peut nous permettre de réduire la distance entre ces traditions. Elle consiste à prendre conscience de la distance qui sépare les traditions juridiques sur le plan spatial, mythique et culturel. Elle nous permet de comprendre que chaque culture développe ses modes de compréhension et d’intelligibilité. Dans la tradition juridique occidentale, la différence hiérarchique ne porte pas atteinte au principe d’égalité entre deux personnes tandis que selon certaines traditions juridiques autochtones et locales, l’égalité entre deux personnes qui n’occupent pas la même fonction est inconcevable.

         Même en occident, la différence entre les traditions juridiques est irréductible. Entre une tradition juridique occidentale et autochtone, la différence se révèle le plus souvent radicale. Selon Raymond Pannikar, il n’y a que l’herméneutique diatopique qui puisse nous aider à comprendre la différence et la radicalité entre ces traditions.  Elles peuvent être diamétralement opposées, mais visent le même but économique, culturel ou métaphysique. En d’autres termes, certaines traditions viser le même idéal de justice, mais les méthodes procédurales pour l’atteindre peuvent être radicalement opposées. À titre d’exemple, en Haïti, il existe deux traditions juridiques radicalement opposées : vodouesque et occidentale. Selon Raymond Pannikar, la tradition juridique occidentale est l’équivalent homéomorphe de celle vodouesque. Entre d’autres termes, le point commun entre ces deux traditions est la justice, mais les méthodes pour l’atteindre sont très différentes. Selon la pensée occidentale, les pratiques vodouesques sont barbares et injustes et tandis que les vodouïsants estiment que la tradition juridique occidentale est biaisée et ne se met qu’au service de l’élite économique et intellectuelle. L’exploitation des savoirs traditionnels dépend du respect et de la prise de connaissance objective et intersubjective des traditions juridiques locales incommunicables et intraduisibles, mais compréhensibles par l’intermédiaire de l’herméneutique diatopique.

Selon la tradition juridique individualiste et marchande, l’être humain est différent et supérieur à la nature à laquelle sa survie dépend. En l’exploitant, il se rend compte qu’il est en train de la détruire. Il décide de la protéger pour assurer sa survie. Dans la tradition juridique autochtone et locale, l’être humain ne s’estime pas supérieur à la nature qu’il considère comme sa mère nourricière sacrée à ses yeux. En considérant la nature comme sacrée, l’être humain la protège à son profit.

         Les critères de qualification des savoirs traditionnels et des biens intellectuels sont très différents. Les premiers se qualifient en fonction d’une approche collective, holiste et globalisante tandis que les seconds le sont en fonction d’une approche individualiste, personnelle, marchande et monopolistique. L’objectif principal du droit de la propriété intellectuelle est l’attribution de la paternité et du monopole légal d’exploitation économique de la création nouvelle à un individu. Tandis que la paternité du savoir traditionnel est collective et personne n’a le monopole exclusif d’exploitation économique. Ce qui nous permet de déduire que le droit positif de la propriété intellectuelle ne peut pas protéger les savoirs traditionnels. Les règles de forme et de fonds ne peuvent pas aider à résoudre les différends relatifs à l’exploitation des savoirs traditionnels. En ce qui a trait à la conclusion des contrats d’exploitation et des règlements de litiges nés de l’exploitation de ces savoirs, l’application exclusive du droit positif écrit va porter atteinte aux intérêts culturels et économiques des communautés autochtones et locales.  Ces dernières ne sont pas en mesure de conclure ces contrats dans leurs intérêts et ne peuvent pas se défendre en cas de violation de ces contrats devant les institutions de droit positif si leurs traditions juridiques ne sont pas prises en compte.

L’application à la fois des traditions juridiques coutumières et du droit positif de la propriété intellectuelle et les traditions juridiques dans la résolution des conflits relatifs à l’exploitation des savoirs traditionnels peut contribuer à la défense des intérêts économiques et culturelles des détenteurs de ces savoirs.  Nous pensons que le modèle juridique australien de protection et de la résolution de différends relatifs aux savoirs traditionnels qui associe les traditions juridiques orales et le droit positif est le plus efficient, efficace et judicieux pour l’instant. Dans les cas australiens, les savoirs traditionnels en particulier les créations nouvelles des communautés autochtones australiennes ont été qualifiés de trust et le chef des communautés de trustee.

Ces savoirs ont été qualifiés de trust dans l’objectif d’attribuer leur gestion aux chefs des communautés qualifiés trustee. Au regard des traditions juridiques de ces communautés, le chef est le représentant légal de ses membres, mais selon le droit positif australien, il ne remplit pas les conditions légales pour être représentant légal du fait que la communauté n’est pas une personne morale.  Du coup, qualifier les chefs des communautés de trustee leur permet de pouvoir ester en justice et de ne pas violer les traditions de ces communautés. Le fait que personne n’a la paternité des créations nouvelles de ces communautés, qualifier ces créations de trustee permet de résoudre le problème de la paternité en attribuant leurs gestions aux chefs de ces communautés et selon leurs traditions juridiques. Ces créations ont été qualifiées d’originales selon le droit auteur australien. Il en résulte que les contrevenants ont violé à la fois les traditions juridiques de ces communautés et le droit positif australien. Cependant, il faut souligner le fait que ces créations ont été révélées originales et qu’elles soient protégées par le droit d’auteur peut poser un problème relatif au domaine public. Il se peut que reléguer ces créations dans le domaine après un certain temps peut violer les traditions juridiques de ces communautés.

 L’institution trust en droit positif anglo-saxon n’a pas été transposée telle qu’elle est dans les traditions juridiques autochtones. Elle a été modifiée afin qu’elle soit appliquée de manière adéquate et judicieuse. Le trust en droit positif est un ensemble de biens appartenant à une personne physique ou morale qualifiée de settlor dont la gestion est confiée à une personne morale. Selon les traditions juridiques autochtones et locales, les éléments constituant le trust ne sont pas forcément des biens à valeur marchande appropriables ; ils n’appartiennent à personne. Le chef de la communauté est à la fois settlor et trustee du patrimoine culturel de la communauté. Les devoirs et obligations contractuels du trustee et du settlor ne sont pas écrits. Ce sont les mandants au sens du droit coutumier qui témoignent des obligations du chef à leur égard et leurs devoirs respectifs envers le chef. En droit positif, ce sont les États qui imposent leurs lois à leurs ressortissants, aux personnes et biens se retrouvant sur leurs territoires. Pour répondre aux revendications des communautés autochtones et locales, c’est à elles de déterminer la loi applicable à leurs savoirs traditionnels.  En ce à trait à la saisine de la juridiction dans le cas de la violation des contrats d’exploitation des savoirs traditionnels et/ou de leurs traditions juridiques, il conviendrait de leur laisser la lassitude demander l’application de leurs traditions et/ou du droit positif qui vont dans leurs intérêts économiques et culturels.

 

Salomon Jean

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