Le régime politique constitutionnel haïtien est-il en crise ?

29 mars 1987 marque un tournant dans l’histoire de l’établissement de la démocratie constitutionnelle en Haïti. L’adoption d’une nouvelle Constitution républicaine vient chambarder l’héritage du régime dictatorial duvaliériste qui a dirigé le pays d’une main de fer pendant plus d’un quart de siècle. En plus du principe de séparation des pouvoirs que reconnaît le préambule de cette Constitution, cette dernière impose un nouveau régime politique auquel l’État doit s’astreindre : le semi-présidentialisme. Trente ans après sa mise en oeuvre, des questions se posent concernant la réussite ou l’échec d’un tel régime politique en Haïti. L’on se demande si celui-ci a joué un rôle dans l’instabilité politique que connaît le pays ? La difficulté que rencontre le chef de l’Exécutif pour pouvoir ratifier son Premier ministre au Parlement révèle-t-elle l’incapacité du régime semi-présidentiel à s’adapter à la réalité politique haïtienne ? En fin de compte, quels sont les enjeux inhérents à un tel régime politique ? En s’appuyant sur la situation politique qui sévit dans le pays depuis la prestation de serment du nouveau chef de l’État, Jovenel Moïse, le 7 février dernier, nous tenterons d’apporter une réflexion relative à ces différents questionnements.

 

La Constitution haïtienne de 1987 : Une Constitution démocratique et libérale

L’une des spécificités des régimes démocratiques et libéraux réside dans la priorité qu’ils accordent à l’établissement d’un cadre constitutionnaliste et légaliste dans lequel les règles du jeu politique s’y trouvent clairement et publiquement énoncées. Selon Gosselin et Fillon, les démocraties libérales se caractérisent par un ensemble de valeurs fondamentales dont les plus porteuses demeurent la tolérance vis-à- vis de la différence, de l’expression du pluralisme idéologique ; la volonté de concilier l’intérêt général et les intérêts particuliers ; la reconnaissance de droits individuels inaliénables ; la séparation des instances de pouvoir de l’État et la participation citoyenne (Gosselin et Fillon : p. 65). En substance, le propre de ces régimes politiques, de l’avis de ces auteurs, est de trouver les arrangements institutionnels les mieux à même de baliser l’autorité des gouvernements en exercice et, en contrepartie, de concéder aux gouvernés le droit de participer à la chose publique.

Cependant, si les régimes démocratiques libéraux se fondent sur des principes communs, il n’en demeure pas moins que sur le plan juridico-politique et administratif ils se diffèrent foncièrement. Et cette différence tient lieu en raison de la tradition politique des États. C’est le cas des États-Unis qui optent pour un régime strictement présidentiel depuis l’adoption de sa Constitution de 1787, le Royaume-Uni par exemple fait le choix du parlementarisme. Tandis qu’un pays comme la France adopte, depuis la Constitution de la Ve République (1958), le régime semi-présidentiel.

Dans cette lignée, la Constitution haïtienne de 1987 se révèle une véritable fille des démocraties libérales lorsqu’elle tient compte non seulement de la garantie des droits et libertés individuels des citoyens, mais aussi en reconnaissant le principe de séparation des pouvoirs (Préambule [par. 7 et 8]). Toutefois, c’est l’article 133 de la loi mère qui apporte la précision concernant la spécificité du régime politique constitutionnel haïtien à travers ce qui suit : « le pouvoir exécutif est exercé : a) par le Président de la République, Chef de l’État ; b) Le gouvernement ayant à sa tête un Premier ministre. » Cet article, en imposant un pouvoir exécutif bicéphale, scelle le choix du peuple haïtien pour un régime semi-présidentiel à la française en lieu et place d’un régime présidentiel ou parlementaire.

Dans la partie suivante, nous essaierons de voir les particularités de ce régime politique tout en regardant l’enjeu de sa mise en œuvre dans le contexte politique en Haïti.

Le semi-présidentialisme : Ses particularités au regard des autres régimes politiques et l’enjeu de sa mise en œuvre en Haïti. D’entrée de jeu, il faut préciser qu’il est impossible de comprendre le mode de fonctionnement du régime semi-présidentiel en dehors d’une connaissance des régimes politiques parlementaires et présidentiels. Ceci est dû au fait que le semi-présidentialisme est la version hybride de ces deux régimes politiques qui, tout aussi bien, sont en étroite opposition sur le plan structurel. Si dans ces deux régimes les trois pouvoirs traditionnels (exécutif, législatif, judiciaire) existent, néanmoins en régime parlementaire il n’y a pas de séparation étanche entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, comme il en est dans un régime présidentiel.

 Dans le cadre du parlementarisme, les membres du pouvoir exécutif (Cabinets ministériels) sont membres du Parlement, en ce sens que les ministres gouvernementaux sont aussi des parlementaires. En revanche, dans un régime présidentiel, les membres du cabinet ministériel ne peuvent pas être membres de l’institution parlementaire. En clair, le régime présidentiel est caractérisé par le principe du checks and balances ou politique de restriction et d’équilibre, lequel sous-tend le principe de la séparation nette des pouvoirs, au sens que Montesquieu l’a affirmé (Shively : p. 201). Alors que dans un régime parlementaire, où le principe de gouvernement responsable fait la norme, il y a plutôt collaboration des pouvoirs, avec une prédominance du pouvoir exécutif sur le législatif (Shively : p.186).

Dans cette perspective, le régime semi-présidentiel se rapproche plus du régime parlementaire dans la mesure où l’une des têtes de l’exécutif est sous l’emprise du pouvoir législatif. Le Premier ministre du gouvernement ne peut être ratifié s’il ne dégage pas une majorité parlementaire devant approuver sa politique générale. Ce régime, loin d’être dans une logique de séparation nette des pouvoirs de type présidentialisme, induit pour son bon fonctionnement une franche collaboration entre les pouvoirs exécutif et législatif.

De ce fait, le régime semi-présidentiel a un enjeu spécifique qu’il partage en commun avec le régime de type parlementaire.

Dans ces régimes, la stabilité politique est de mise tout autant que le pouvoir exécutif peut compter sur une majorité parlementaire issue d’un ou des partis politiques disciplinés.

Dans le cas où l’exécutif ne pourrait compter sur la discipline de son parti ou des partis de coalition et que le gouvernement deviendrait minoritaire, la supposée collaboration fait place à l’instabilité politique et gouvernementale.

 

N’est-ce pas une telle situation que connaît le régime politique constitutionnel haïtien à l’heure actuelle ?

Le 7 février 2017, le nouveau président, Jovenel Moïse, issu du parti politique haïtien Tèt Kale (PHTK), vient de prêter serment faisant de lui le 58e Président d’Haïti. Selon les résultats des dernières élections, son parti politique et ses alliés remportent la majorité des sièges au niveau législatif leur permettant d’avoir une majorité parlementaire.

Une telle situation a laissé croire que le nouveau président n’aura pas de difficulté à faire ratifier son Premier ministre au niveau du Parlement, en respectant tout simplement les règlements des articles 157 et 158 de la Constitution.

Pourtant, plus d’un mois après sa prise de fonction au Palais national, le président qui a promis durant sa campagne l’installation pressante d’un gouvernement sitôt qu’il est aux commandes de l’État est incapable de matérialiser cette promesse, faute de pouvoir trouver un consensus politique avec ses partisans et sympathisants siégeant au Parlement de la République.

Aux dires de certains journalistes, Valéry Numa notamment, le refus de quelques parlementaires de ratifier le nouveau Premier ministre nommé, Jack Guy Lafontant, n’a rien à voir à la préservation de l’intérêt général de la nation, mais s’apparente plutôt à la volonté de ces derniers d’acquérir à leur compte certains postes ministériels au niveau du gouvernement. Si cette information est vraie, elle permet de déceler une contradiction importante en ce qui concerne le régime politique en vigueur et la réalité politique haïtienne.

En effet, dans le régime parlementaire, et le régime semi-présidentiel dans une certaine mesure, les partis politiques se révèlent être disciplinés (Shively, p. 186). Les élus d’un parti sont généralement tenus de suivre la ligne politique de ce dernier, en dépit de sa position ou de son intérêt personnel. Pour ainsi dire, c’est de cette discipline partisane que résulte la stabilité politique et gouvernementale qui fait la force d’un régime parlementaire et même semi-présidentiel dans la mesure où le parti au pouvoir possède la majorité au Parlement.

Malheureusement, l’absence de partis politiques structurés en Haïti tend à défier les principes qui sont à la base de son régime politique.

Dans cette perspective, l’on pourrait affirmer que le président Moïse est victime même du système des partis politiques haïtiens en général, mais aussi, et surtout de la structure de son propre parti politique en particulier dans la mesure où il lui est impossible d’imposer son choix à ses parlementaires. Tout bien considéré, repenser les modèles de partis politiques en Haïti se révèle aujourd’hui plus qu’une nécessité.

Des situations de ce genre que connaît le pays sans répit depuis l’adoption de son régime politique enchâssé dans la Constitution de 1987 en témoignent bien. Certainement, il faut admettre que l’adoption d’un régime de type semi-présidentiel ne nous permettra pas de sortir de ce bourbier si les partis politiques ne peuvent imposer une directive à laquelle doivent être soumis tous ses membres.

La démagogie politique qu’on est en train d’assister à l’heure actuelle entre les membres d’une même famille politique est assez vile pour susciter la conscience citoyenne à questionner le véritable rôle des partis politiques et/ ou même des politiciens haïtiens dans l’établissement effectif d’une démocratie constitutionnelle en Haïti.

 

Marvel J. Cayard

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