Le drame des diplômés en Haïti

Nombreux sont les jeunes qui, au prix de grands sacrifices, cherchent à se frayer un chemin dans les eaux marécageuses d'Haïti en vue de gagner dignement leur vie tout en voulant être utiles à leur famille, leur communauté, voire le monde. Ces jeunes-là refusent, contrairement à bien d'autres, les voies de la facilité. Ils n'entendent pas renoncer à leurs rêves encore moins fuir leur responsabilité. Ils sont de cette génération qui croit et continue à croire que l'étude est la  meilleure voie pour se tailler une place fort enviable dans la société. Ainsi s'y mettent-ils avec détermination et acharnement. Leur avenir en dépend. C'est tout  un combat qui s'engage pour ne pas se retrouver sur le ''beton". Il y fait chaud, très chaud, dit-on. Le compte à rebours commence une fois le cap du bac franchi. Une rude compétition se déclenche en vue d'intégrer une université ou un centre professionnel, selon le cas. En dépit de tout, ce n’est pas toujours certain. L'offre est limitée : peu d'espace et beaucoup de postulants. 

            En effet, la vie estudiantine, à quelque niveau que ce soit et quel que soit le lieu, n'est jamais chose facile. Mais en Haïti, elle se révèle parfois un véritable calvaire vu les conditions dans lesquelles les jeunes étudient. Pas de bibliothèque, pas de laboratoire, pas de cafétéria, pas de dortoir ni aucun encadrement social et financier. Que dire des journées sans pain, des nuits blanches, des stress à exploser la tête en raison des tonnes de devoirs qui rythment leur quotidien?  Et la situation de ceux qui ont étudié à l'étranger n'est guère plus reluisante puisqu'ils se voient obligés d'affronter toutes sortes de privations, de discriminations, voire d'humiliations loin de leurs parents et amis. Ceux-là qui y sont, grâce à une bourse d'études, reçoivent rarement ou pas du tout les allocations qui leur ont été promises. Ne parlons pas des efforts énormes en matière de temps et\ou d'énergies que nécessite la rédaction d'un mémoire ou d'une thèse en vue de l'obtention du diplôme tant espéré. Nécessité oblige! Car, la voie qui chemine vers la réussite académique est longue et parsemée d'embûches. Pour y parvenir, il faut de la détermination, du courage et de l'idéal, surtout dans un pays comme le nôtre où tout le système est machiavéliquement organisé pour maintenir le plus grand nombre de gens dans l'ignorance et la crasse. <<Le savoir est une force et parce que l'on sait que le savoir est une force, on nous limite l'accès au savoir, disait avec raison le grand philosophe français, Jean Paul Sartre, père de l'Existentialisme athée.

On comprend alors la stupéfaction et l'indignation de ces braves jeunes qui, arrivés, quoique vents et marées, au bout du tunnel avec le désir de mettre à profit leur savoir-faire, se voient dresser toujours devant eux des obstacles, parfois insurmontables. Et le message est clair et sans appel : <<Allez-vous faire foutre avec vos diplômes. De vos compétences, de vos expertises, on n’a pas besoin! Vous nous emmerdez! Dans cette République de "chawa pete" et de "grenn senk" où règnent l'immoralité et le crétinisme arrogant, le savoir devient une menace, voire un crime. Le feu Roger Gaillard parlait déjà de la déroute de l'intelligence. Ainsi les diplômes sont-ils juste bons pour être usés dans les toilettes, ou jetés dans les poubelles s'ils ne jaunissent pas dans les tiroirs ou dans les mallettes. Très souvent, la seule chance de ces jeunes cadres, surtout s'ils sont de condition modeste, c'est d'être un membre du clan ou d'avoir un curriculum vitae répondant à ses exigences :

    - Être un lèche-cul ou savoir dire «Yes Sir» sans se sourciller;

  - Être un expert en "dwèt long" capable de conjuguer le verbe voler en famille ou en clan;

    - Maîtriser l'alphabet des "casseurs" ou des "mèt beton";

    - Enfin avoir un gros cul. Et si l'on est une femme, être très liquide ou démocratique, c'est-à-dire toujours prête à s'allonger en sachant bien s'écarter les jambes, demeure un atout considérable.

 

            Faute de tels atouts qui n'ont rien à voir avec le mérite, ces diplômés sont condamnés à la mendicité, à la misère. On voit certains quémander dans les ministères, traîner dans des pseudo organisations à l'affût d'un "dyòb" à la faveur des soubresauts socio-politiques, et surtout s'épuiser dans des salles de classe avec des écoliers ou des étudiants qui se foutent de ce qu'ils leur enseignent. D'autres, fuyant le pays pour les États-Unis, Chili, Brezil,  Nasso, etc. peinent dans les hôpitaux, les hôtels, les Macdonald, les champs comme serveurs, concierges ou femmes de chambres, plongeurs, chauffeurs de taxi, déballeurs, agents de nettoyage... Pourtant, leur solide formation (master, doctorat, post-doctorat), pour la plupart, devrait les destiner à une carrière prometteuse et digne de leurs efforts titanesques. Rares sont ceux qui arrivent à s'en sortir. C'est frustrant ! Révoltant même ! Toute une génération sacrifiée dans un pays transformé en une machine à boyer des talents, des rêves, des espérances, bref, un pays mangeur d'hommes et de femmes. <<O gade bèl jèn gason, bèl jèn fanm kap gaspiye>>, dirait avec amertume et colère Manzè de Boukman Eksperyans. Et le fameux texte Lea Kokoye de Maurice Sixsto en dit long. Au comble de toutes ces frustrations et indignations s'ajoutent le mépris et l'arrogance des cancres qui nous rient au nez d'être parvenus, eux-mêmes, à gravir des échelons, quoique dépourvus de qualification et de compétence. Ils oublient toujours cette belle leçon de Jules Solimes Milscent dans la fable "l'Homme et le Serpent" : <<Je serais parvenu sur ce mont escarpé, si comme toi j'avais rampé>.

Nous rêvons d'un pays avec des dirigeants responsables et éclairés qui œuvreront à valoriser ces jeunes cadres en leur offrant de meilleures perspectives d'avenir sans qu'ils n'aient besoin d'aller risquer leur vie en terre étrangère ou de se prostituer, comme c'est souvent le cas. En d'autres termes, un pays où la réussite sera basée sur la méritocratie non sur le pistonnage. Que tous les fieffés et éternels crétins qui jouissent jusqu'ici de la médiocrité étouffante, érigée en système, sachent que des diplômes, on a et on en aura toujours! Et nous en sommes fiers! Si c'est un crime, on n’en a rien à cure! Car, ce jour viendra où le Savoir reprendra son droit de cité. Ce sera fête! Ce sera justice ! Enfin, ce sera développement et progrès dans l'Ayiti Bohio-Ksiskeya. Je vois déjà sourire et se reposer définitivement en paix dans leur tombe les Antenor Firmin, Louis Joseph Janvier, Rosalvo Bobo, Émile Saint-Lot, Jacques Stephen Alexis, Jacques Roumain, Lesly François Manigat, Daniel Mathurin...

 

                      Antoine Junior

                     Junylevoyageur 19@yahoo.fr

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES