L’aménagement du créole en Haïti et la stigmatisation du français :

le dessous des cartes

(2e partie)

  1. « L’idéologie linguistique haïtienne » alimente la minorisation institutionnelle du créole

Dans l’article que j’ai publié en Haïti dans Le National du 27 mars 2020, « Le créole et « L’idéologie linguistique haïtienne » : un cul-de-sac toxique », j’ai présenté deux importants chapitres de la remarquable thèse de doctorat soutenue en 2015 par le sociolinguiste/sociodidacticien Bartholy Pierre-Louis à l’Université européenne de Bretagne et qui a pour titre « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique ». Ancien étudiant de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, Bartholy Pierre-Louis a mené des recherches de terrain et il ausculte avec rigueur ce qu’il nomme très justement « l’idéologie linguistique haïtienne ». Au chapitre 9.3.1.1 de cette thèse, « Langues, communication et pratiques didactiques », Bartholy Pierre-Louis analyse le dispositif d’enseignement/apprentissage du français en Haïti, et cet éclairage est précieux pour interroger la didactisation des connaissances en général, et, de manière plus spécifique, l’impératif de la didactisation du créole aux côtés du français dans l’aménagement futur de nos deux langues officielles. Au chapitre 4.3.1.3 (p. 201 et suiv.) intitulé « L’idéologie linguistique haïtienne : pour ou contre le français ? », il observe ceci : « Que ce soit en famille, à école, à l’université, dans les administrations publiques et/ou privées ou dans les milieux sociaux spontanés, le créole doit être partout utilisé. Il est question ici de remplacer le français par le créole là où il n’a pas encore été investi soit comme langue de scolarisation ou langue de communication. Cette proposition rejoint [celle des] militants du créole qui soutiennent, du reste, fermement cette position. Dans leurs discours, le français est moins important, même si la constitution haïtienne lui a confié le statut de langue seconde et officielle. (…) De plus, ils rendent le français en partie responsable du sous-développement du pays, car les taux d’échecs majeurs sont liés au français comme langue d’enseignement ; ce qui est largement discutable et même réfuté dans certaines publications scientifiques, dont celles de Berrouët-Oriol (2011 : 182) qui voit, au contraire, la possibilité d’aménager les deux langues : « Mais contrairement à certains qui croient, de bonne foi ou avec d’ingénues ornières, qu’il faudrait désormais passer de manière exclusive au « tout en créole », nous plaidons ouvertement pour un aménagement linguistique fondé sur l’effectivité des droits linguistiques dans les deux langues haïtiennes » (op. cit. p. 201-202).

 

« L’idéologie linguistique haïtienne » auscultée par Bartholy Pierre Louis à partir de ses recherches de terrain et qui repose très largement sur le déni du caractère bilingue de notre patrimoine linguistique historique couplé à l’idée de la « guerre des langues » en Haïti, s’arrime pour l’essentiel à une vulgate, une sorte de bric-à-brac où s’empilent poncifs et clichés, diabolisation du français décoré de la médaille « langue coloniale » et enfermement du créole dans l’équation sclérosée « langue = identité ». Elle illustre le relatif rachitisme de la « pensée linguistique » des « créolistes » fondamentalistes en ce qui a trait à l’aménagement du créole, et cette déficiente « pensée linguistique » qui se limite souvent à l’emploi de slogans « militants » (« bay kreyòl la jarèt ») et à des déclarations volontaristes est de manière générale dépourvue de vision d’ensemble en lien avec les sciences du langage et la jurilinguistique.

 

« L’idéologie linguistique haïtienne » est largement tributaire des errements idéologiques du linguiste Yves Dejean dont la langue maternelle est le français. Yves Dejean est l’auteur d’ouvrages et d’articles scientifiques de grande valeur, entre autres de « Comment écrire le créole d’Haïti » (thèse de doctorat sous la direction d’Albert Valdman, Indiana University, 1977, Éditions Collectif Paroles, Montréal, 1980). Yves Dejean, qui est sans doute le plus érudit de tous les linguistes haïtiens, a publié en 1975, la plaquette « Dilemme en Haïti : français en péril ou péril français ? » (Éditions Connaissance d’Haïti). Il est également l’auteur d’autres textes de facture aveuglément idéologique, dont « Fransé sé danjé » (revue Sèl, n° 23-24 ; n° 33-39, New York, 1975). Il est attesté que Yves Dejean n’a jamais effectué de recherches démolinguistiques en Haïti et qu’à sa suite plusieurs linguistes colportent des poncifs, des clichés et des propos fantaisistes, y compris sur le nombre de locuteurs du français (tantôt 5%, 8%, 12%, 21%...) ; et c’est encore à sa suite que l’on occulte l’étude des mécanismes systémiques, didactiques et politiques de l’échec de l’enseignement du français en Haïti. L’aveuglement idéologique d’Yves Dejean l’a conduit à énoncer le dogme suivant : « Il faut tirer les conséquences du fait qu'Haïti est un pays essentiellement monolingue. Haïti est des plus monolingues des pays monolingues » (« Rebati », 12 juin 2010). Et comme en écho itératif à Yves Dejean, Michel DeGraff –scolarisé en français aux cycles primaire et secondaire dans l’une des meilleures écoles francophones d’Haïti--, invente un nouveau concept « scientifique » dans le domaine de la démolinguistique : les « aberrances statistiques » que constitue l’ensemble des locuteurs du français en Haïti (voir l’article « Le devoir néocolonial et le non-devoir de maison du président François Hollande », par Michel DeGraff, Le Nouvelliste, 15 mai 2015). L’aveuglement idéologique d’Yves Dejean est aussi au fondement de la mise à l’écart, chez certains linguistes haïtiens, des études scientifiques (sociolinguistiques, sociodidactiques, neurolinguistiques, etc.) relatives à l’acquisition précoce de la langue seconde dans nombre de pays, de la Suisse au Canada, de la Belgique au Cameroun, du Luxembourg à l’Afrique du Sud, etc. Le monolinguisme chimérique d’Yves Dejean est contredit par les données linguistiques observables dans nombre de pays. Par exemple, l’Afrique du Sud a adopté comme politique linguistique un « multilinguisme de stratégie » et l’article 6 de sa Constitution nationale de 1996 reconnaît onze langues officielles : le sepedi, le sotho, le tswana, le swati, le venda, le tsonga, l'afrikaans, l'anglais, le ndébélé, le xhosa et le zoulou. Dans le domaine éducatif, l’arabisation à marche forcée des pays du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie) a connu de multiples avatars et de complexes échecs, ce qui a remis à l’ordre du jour l’éducation bilingue (voir Gilbert Grandguillaume (1983) : « Arabisation et politique linguistique au Maghreb », Paris, Maisonnneuve & Larose) ; voir aussi Ahmed Moatassime (1992) : « Arabisation et langue française au Maghreb, un aspect sociolinguistique des dilemmes du développement », Paris : Presses universitaires de France).

 

« L’idéologie linguistique haïtienne » se nourrit donc du déni et de la stigmatisation de la réalité francophone de notre patrimoine linguistique historique, elle autorise un ténébreux et confus « djihad linguistique » contre la langue française en Haïti et elle est au fondement du sectarisme et du dogmatisme des « créolistes » fondamentalistes (voir notre article « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? », Le National, 20 août 2017). En opposant frontalement le créole et le français, « l’idéologie linguistique haïtienne » interdit l’analyse des mécanismes systémiques et politiques de l’échec de l’enseignement du français en Haïti tout en alimentant la minorisation institutionnelle du créole : elle conforte le sentiment chez les locuteurs unilingues et bilingues que la légitime défense du créole et son indispensable aménagement est l’affaire d’une petite secte de prédicateurs hors sol et qu’elle ne s’accompagne pas d’exigence de rigueur et de transparence sur le plan de l’éthique scientifique. C’est sur ce mode que sont perçues en Haïti plusieurs variantes populistes des homélies des « créolistes » fondamentalistes qui font écran à la réflexion scientifique sur les rapports entre le créole et le français, sur des questions complexes que Rochambeau Lainy, et avant lui d’autres linguistes haïtiens, appellent à mieux étudier : par exemple quelle didactique spécifique du créole langue maternelle faut-il promouvoir dans le système éducatif national ? Quels sont les mécanismes de la reproduction de la minorisation institutionnelle du créole et de l’usage institutionnel dominant du français en Haïti ? Quels sont les ressorts sociologiques et anthropologiques de la grande pauvreté de la « pensée » linguistique des Ayatollahs du créole en matière de didactisation du créole ou de son absence avérée, entre autres chez Yves Dejean dans son livre-phare « Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2013) ? [Sur la didactisation du créole, voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021. Sur ce livre de référence, voir l’article de Jean Euphèle Milcé paru dans Le National du 16 avril 2021, « Parution en Haïti et au Canada du livre « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti ».]

 

À l’aune de « l’idéologie linguistique haïtienne », comment expliquer l’injonction qui vaut refus, implicite ou explicite, d’analyser scientifiquement les caractéristiques du français régional d’Haïti ? (Sur le français régional d’Haïti, voir l’excellente étude de Renauld Govain, « Le français haïtien et le « français commun » : normes, regards, représentations » parue en mai 2020 dans le numéro 23 de la revue Altre Modernità (Università degli Studi di Milano, Italie.) Comment comprendre le fait de passer sous silence l’apport de premier plan de linguistes de terrain tels que Fortenel Thélusma auteur notamment du livre « Éléments didactiques du créole et du français » (Imprimerie Éditions des Antilles, 2009) et de « L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions » (C3 Éditions, 2016) ? Comment analyser le silence qui entoure les apports de premier plan consignés dans le livre collectif dirigé et coécrit par le linguiste Renauld Govain, Doyen de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, « La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien » (JEBCA Éditions, 2021) ? Ce livre de référence éclaire plusieurs problématiques, notamment « La francophonie haïtienne et l’expansion du français en Amérique et dans la Caraïbe » (Renauld Govain), « La persistance des préjugés anti-créole dans l’univers francophone haïtien » (Tontongi), « Aménagement linguistique et réussite scolaire en contexte plurilingue : regard sur le cas d’Haïti » (Lemète Zéphyr). À la conclusion générale de ce livre intitulée « Pour une meilleure connaissance de la francophonie haïtienne » (page 305 et suivantes), Renauld Govain précise avec hauteur de vue qu’« (…) une francophonie haïtienne qui ne s’appuierait pas sur la créolophonie pour se déployer ferait une erreur stratégique. De même, pour développer la maîtrise du français en Haïti, l’école a besoin de s’appuyer sur le CH [créole haïtien] : les deux langues doivent se comporter comme deux langues partenaires dans le système scolaire. Et tout partenariat linguistique digne de ce nom sait qu’il n’y a pas d’étagement entre les langues et que celles-ci sont au même niveau et se mettent mutuellement au service les unes des autres au bénéfice du système éducatif ». 

 

  1. En guise de conclusion

Le « monolinguisme sectaire » dont parle le philosophe et romancier martiniquais Édouard Glissant dans « L’imaginaire des langues » est un enfermement idéologique réducteur qui, dans le cas d’Haïti, se nourrit de « l’idéologie linguistique haïtienne » auscultée par le sociodidacticien Bartholy Pierre Louis dans sa thèse de doctorat soutenue en 2015. Ce monolinguisme s’habille d’un arrogant mépris de l’ensemble des locuteurs du français en Haïti lorsque Michel DeGraff, dans l’article qu’il a publié dans Le Nouvelliste du 15 mai 2015, les rabaisse et les assimile à des « aberrances statistiques ». De manière liée, il faut prendre toute la mesure que le « monolinguisme sectaire » des « créolistes » fondamentalistes, qui entend déchouquer totalement le français en Haïti et qui brandit la chimère « yon sèl lang ofisyèl » (« une seule langue officielle », le créole), est également une posture inconstitutionnelle et anti-démocratique puisqu’elle appelle à transgresser l’article 5 de la Constitution de 1987 qui co-officialise le créole et le français. Pour être audible et opérationnel, le « monolinguisme sectaire » des Ayatollahs du créole fait appel aux clichés et poncifs de son catéchisme, à la « duperie argumentative », à l’« arnaque lexicographique », au bannissement de l’éthique scientifique ainsi que –dans le cas singulièrement révélateur de Michel DeGraff--, à l’allégeance au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. Aux yeux des unilingues créolophones et des bilingues créole-français, le « monolinguisme sectaire » rend suspect et il décrédibilise le juste combat pour l’aménagement du créole dans l’espace public et dans l’École haïtienne. 

 

À contre-courant de « l’idéologie linguistique haïtienne » et de ses avatars, à l’opposé des homélies sectaires et dogmatiques des « créolistes » fondamentalistes dépourvus d’une  véritable vision de l’aménagement du créole aux côtés du français en Haïti, en rupture explicite avec le déni de l'éthique scientifique révélé au creux de la vaine cabale lancée par Michel DeGraff, il y a lieu de poursuivre à visière levée et de manière rigoureuse le plaidoyer pour l’aménagement simultané des deux langues officielles d’Haïti, le créole et le français, conformément à l’article 5 de la Constitution de 1987 et à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996. Ce plaidoyer est porteur d’une claire vision, qui expose la nécessité de l’élaboration d’une politique linguistique d’État en Haïti ainsi que l’élaboration d’une politique linguistique éducative ouverte à l’impératif de la didactisation du créole, à une didactique spécifique du créole langue maternelle et langue de transmission des connaissances, à la certification didactique des enseignants et à la production d’outils didactiques et lexicographiques de haute qualité scientifique en créole. Le débat d’idées sur la problématique linguistique haïtienne est nécessaire et salutaire et il devra être porté par les institutions de la société civile. Lorsqu’il est rigoureux et documenté, il permet d’éclairer les positions et perspectives des uns et des autres et de prendre toute la mesure des véritables enjeux sociétaux et éducationnels de l’aménagement linguistique en Haïti. 

 

 

Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Montréal, le 2 mai 2022

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