Ochan pour Franklin Midy

La triste nouvelle du décès de Franklin Midy, vendredi 13 mai, a circulé très vite de Montréal vers Haïti où la consternation est totale, car rares sont les amis qui savaient que Franklin souffrait d’une leucémie depuis plusieurs mois. Trois ans de Covid-19 autant que l’insécurité programmée et inédite ont rendu difficiles sinon impossibles les interventions régulières que Franklin faisait en Haïti tantôt pour des recherches en faveur d’ONG, tantôt pour des réunions de la revue Chemins critiques dont il était un membre fondateur, ou encore pour « la Route de l’esclave » dont il ne cessait de faire partie depuis Montréal.

La perte de Franklin pour Haïti est énorme. Je connais personnellement Franklin depuis les années du collège St Martial puis du grand séminaire dirigé alors par les jésuites du Canada. Franklin était un intellectuel d’une rare acuité sur les problèmes qu’il abordait et pour lesquels il s’engageait corps et âme. Au sortir de ses années d’étude de philosophie dans l’ordre des Jésuites de Montréal, il a eu une longue carrière d’enseignement et de recherche dans le champ de la sociologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).  En même temps il avait une forte présence dans la communauté haïtienne à Montréal et était devenu durant les années 1970-1986 un véritable porte-parole de l’opposition démocratique contre la dictature duvaliériste : il intervenait à la radio ou à la télévision canadienne comme dans la presse écrite sans relâche pour favoriser la relance des luttes pour la démocratisation du pays. On se souvient notamment du fameux article de la revue Chemins critiques sur le caractère prophétique des propositions d’Aristide qui allaient entrainer le support d ‘une partie importante de la diplomatie étrangère en faveur de la candidature d’Aristide en 1990-1991.

L’évolution politique du pays a eu beau produire des déceptions, encourager à l’abandon, et surtout manifester l’impéritie des dirigeants face aux puissances étrangères, Franklin n’a pas pour autant baissé les bras ; il s’est attaché à la rédaction de plusieurs articles dans la revue Chemins critiques, car il croyait que le travail de la pensée est incontournable pour le relèvement d’Haïti. Le souci du théorique qui l’habitait était continuellement articule à l’enquête et à la recherche d’une pratique de terrain. L’espoir ne le quittait pas. J’avoue que pendant sa maladie il ne cessait pas de s’inquiéter sur les dérives politiques actuelles du pays et d’interroger les facteurs explicatifs.  Il entreprenait en particulier une réflexion sur le processus de sortie de la démocratie qui semble être une tendance marquée de cette phase de la mondialisation. Une réflexion qu’annonçait son article dans le collectif « Les partis politiques dans la construction de la démocratie » (2014), où il présentait une analyse documentée et critique sur les partis politiques qui se multiplient comme des entrepreneurs soucieux avant tout de parts de marché, et certains d’entre eux sont même aujourd’hui devenus gangsterigènes.

Face au recul des droits humains, Franklin est resté un fervent partisan de la restauration de la mémoire de l’esclavage et plus exactement des résistances et des luttes des esclaves qui sont pour lui une source continuelle d’espoir et qui devront permettre une appropriation critique de notre passé. Sa participation dans le projet Unesco de la Route de l’esclave est sans faille et constante depuis les premiers moments de lancement du projet international. L’apport de Franklin à l’histoire de l’esclavage se laisse découvrir dans l’ouvrage qui rassemble les actes du colloque international (« Mémoire de révolution d’esclaves à Saint-Domingue », CIDHCA, Montréal, 2016) qu’il a organisé à Montréal à l’occasion du bicentenaire de 2004 d’Haïti alors que le pays était traversé par d’importants troubles politiques. Franklin a su faire appel aux ténors des recherches sur la révolution haïtienne comme Carolyn Fick, Elysée Soumoni, Laurent Dubois feu Marcel Dorigny ,feu Yves Benot ; il a su    également inviter Mme Christiane Taubira pour la loi 2001 l’esclavage comme crime contre l’humanité. Franklin participait régulièrement à la célébration de l’insurrection des esclaves le 23 aout, car il se battait au milieu des historiens pour une reconnaissance par la communauté scientifique du « site Makandal » comme point de départ de la lutte pour l’émancipation comme pour l’indépendance. Il restait ainsi attentif au projet de création d’un musée de l’esclavage en Haïti auquel il espérait activement collaborer.

C’est une vie exemplaire que celle de Franklin Midy  et que la jeunesse dans la diaspora comme en Haïti a intérêt  à admirer dans cette « saison sauvage ». De son acuité intellectuelle et de son engagement politique, il n’aura jamais cherché le moindre dividende personnel. Il avait le sens fort de l’amitié, et ses rapports d’amitié, il les vivait comme des rapports de fraternité, il n’imaginait jamais pouvoir mener seul ses combats. Franklin était d’une droiture extrême parfois avec un zeste d’intransigeance, mais en même temps d’une discrétion rare, jamais prise en défaut, comme s’il importait pour lui le sens du devoir accompli. Infatigable au travail et accroché au rêve d’une Haïti enfin vivable, il nous invite ainsi à ne pas voir le pays à l’échelle de notre vie ni à subordonner le pays à notre moi individuel, mais à assumer la grande idée d’une Haïti dont une immense majorité a toujours été laissée pour compte et vit aujourd’hui sous l’empire d’une insécurité généralisée. Franklin n’aura  jamais désespéré que le pays finira par accéder à son émancipation véritable.

Tout en étant impliqué quotidiennement à la cause du pays, Franklin  a toujours été proche de sa famille et de ses amis de Montréal, tous actuellement très éprouvés et avec eux nous ressentons la même peine et nous compatissons.

 

Laënnec Hurbon

Port-au-Prince, 5/16/2022

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