Lettre ouverte au maitre Jacques Stephen Alexis

Martissant, samedi 7 mai 2022

 

C’est à l’épreuve du feu que l’on mesure la valeur d’un homme.

Jacques Stephen Alexis, in La Belle Amour Humaine

 

Honorable maître,                                                               

La lecture de votre La Belle Amour Humaine a suscité en moi un bouleversement de questions; lesquelles je puis rejoindre en une question unique, qui sert de prétexte à une parole que je risque. Cette parole que je risque, c’est en tant qu’un représentant de la jeunesse d’Haïti, celle des classes humanitaires et celle des universités, des jeunes universitaires, littéraires et artistes conséquents, tout ceux qui sont dans la création intelligente, engagés ou pas à la cause de l’Autre, ceux encore en quête d’eux-mêmes, tous ces jeunes qui, malgré eux, se définissent dans le partir, que je le porte. Et la question unique qui m’invite à parler au nom de ces jeunes, la jeunesse étudiante, se formule comme suit: pourquoi l’action par le discours (performation), comme l’action par l’action, devrait-elle orienter le parcours intellectuel de la jeunesse étudiante, en vue d’un projet d’humanité? En faisant cette question, je n’invite pas à célébrer vos cent ans de naissance, comme s’y résume la tendance. Mais je m’arrête à souligner qu’à cette occasion deux discours dominants ont émergé; l’un extrême par rapport à l’autre. C’est, d’un côté, le discours libéral qui vous veut résumé à l’héritage littéraire d’un romancier, et de l’autre, le discours marxisant qui vous veut restreint qu’à des actes d’un révolutionnaire marxiste, par votre opposition farouche au régime duvaliérien, plutôt qu’à l’héritage littéraire d’un romancier.

Avant tout, je dis que le premier discours a tort dans la mesure où il occulte le fait que, à côté de votre discours littéraire, vous étiez un homme d’action, un engagé à la cause de l’Autre, et ce, tout comme vous faisiez  l’action par l’action, vous aviez pris soin de soutenir votre position au niveau de l’action par le discours, la performation. Ce qui fait que le discours marxisant a également tort dans la mesure où il néglige votre discours littéraire, tout en ne parvenant pas à considérer, par exemple, l’importance de votre Réalisme merveilleux comme étant une esthétique à part entière haïtienne, une esthétique décolonisée, voire le début d’une littérature haïtienne libérée du joug de celle française. Aussi, ce discours qui traite de l’action par l’action ne prête pas assez attention au concept de littérature engagée, en séparant l’action du discours. Je précise que la littérature engagée est, à côté de l’action par l’action, action à partir d’un discours, le discours littéraire. D’où l’objet de cette lettre, dire que la praxis, l’action est également possible au travers du discours, que la performation est possible.

Donc, entre les discours libéral et marxisant, je situe la nuance. Ainsi, je pars avec une lecture de La Belle Amour Humaine, basée sur les concepts d’intellectuel, d’humanisme et d’action. J’avance le premier postulat selon lequel le projet d’humanité que Jacques Stephen Alexis prône dans La Belle Amour Humaine est garanti par un modèle d’intellectuel humaniste dans l’action. Le deuxième postulat que j’avance permet de justifier les concepts d’intellectuel, d’humanisme et d’action, tout en invitant celui de performation. Il dit que l’intellectuel humaniste dans l’action ne se définit pas sans la performation, sans l’action par le discours. Par ici, j’invite non seulement la nécessité de transformer la réalité par la praxis = action, mais aussi par la praxis = performation.

 

La nuance que j’établis entre les deux discours qui ont émergé à l’occasion de vos cent ans de naissance, je l’explicite dans ma lettre au niveau de deux points. Au premier, je fais ressortir le concept d’intellectuel humaniste dans l’action à travers une analyse textuelle de La Belle Amour Humaine. Au deuxième, je crée un rapport entre le concept d’intellectuel humaniste dans l’action, que je veux vôtre, et la jeunesse étudiante dont les capacités d’intellection doivent être amenées vers le projet d’humanité que vous prônez. En d’autres termes, je pose l’intellectuel humaniste dans l’action comme devenir de la jeunesse étudiante.

 

  1.   De l’intellectuel humaniste dans l’action
  2.  

Pour commencer, je trouve que trois concepts consubstantiels l’un à l’autre émergent de La Belle Amour Humaine. Ce sont les concepts d’intellectuel, d’humanisme et d’action. Les trois se conjuguent l’un l’autre au point où l’un n’est plus possible sans l’autre. Mais je précise que le concept d’action s’érige comme étant le médium qui permet de réunir les concepts d’intellectuel et d’humanisme. Comme on sait, vous exigez aux intellectuels de votre temps de rendre leur « humanisme un peu plus agissant. » De la même façon que vous vous opposez à « […] l’humanisme verbal, oratoire, mensonger dans l’action, incapable de compréhension, de participation à la sensibilité et au drame d’autrui […]. » Ainsi, vous vous érigez contre « certains intellectuels [faux dans leurs propos, leurs oeuvres et inexistants dans les actes] qui témoignent d’un certain amour de l’homme », ce que, très justement, vous appelez le « faux amour ». Car, pour vous, « […] l’amour doit être action, action quotidienne et délibérée. » Vous dites que l’amour de l’Autre n’est, en effet, plus possible sans une « confiance un peu plus [profonde] en l’homme de partout, c’est-à-dire en nous-mêmes […] [, laquelle doit se traduire] dans nos actes et dans nos oeuvres. » À ce point, je découvre que vous mettez emphase non seulement sur les actes, ce que j’appelle l’action par l’action, mais aussi sur les oeuvres; lesquelles, à votre sens, doivent également agir ?

 

Par ailleurs, pour ce qui est de l’idée d’un projet d’humanité, je dis, avant tout, que le terme de projet évoque l’idée d’une chose inachevée, mais dont l’impact est déjà porté vers l’avant. Et donc, parler de projet d’humanité implique de comprendre l’Homme comme étant lui-même inaccompli. C’est ainsi que je vous comprends lorsque vous déclarez que, « dans ses faiblesses, et ses laideurs mêmes, l’Homme est mouvement continu […]. » Ainsi, vous avez pris soin de faire l’illustration qui suit: « […] chaque jour, je me rends compte des contradictions qui existent toujours en moi, mais l’harmonie intérieure est lutte, perfectionnement continu et l’essentiel c’est que nous soyons toujours en mouvement vers elle. » Cela dit, l’Homme étant essentiellement un être de conflit, il est appelé à se perfectionner, à tendre vers un humanisme de plus en plus profond; lequel brille comme une auréole au fond de tous les hommes. Ici, je comprends que l’humanisme lui-même est en perpétuelle amélioration. Vous le dites, il « ne saurait être une chose achevée [et vous ajoutez que l’humanisme] […] se développera tant que de nouveaux hommes naîtront […] [car, en effet], c’est nous qui le faisons avancer. » C’est ainsi que je parle d’un projet d’humanité chez vous, c’est-à-dire l’Homme, qui se rapproche de plus en plus de l’humanisme, tout en l’améliorant, afin de rendre l’humanisme plus humain, plus concerné par la cause de l’Autre. L’humanisme/l’Homme comme projet inachevé.

 

 

À cet effet, l’intellectuel humaniste dans l’action ne peut qu’être un homme ou une femme d’action et de performation. Il s’agit ici de quelqu’un qui n’agit pas sans discours et ne prend pas position dans le discours sans agir. Je comprends l’intellectuel dont l’humanité se manifeste dans l’action et dans la performation, ou simplement, l’intellectuel humaniste dans l’action, comme étant « celui qui a pris l’engagement envers lui-même de porter au plus haut point l’harmonie » entre les facultés de raison, d’affectivité et de sensibilité; lesquelles s’orientent vers la cause de l’Autre, veulent l’intérêt commun. Et puisque le manque d’harmonie entre ces trois facultés est également nocif pour le devenir intellectuel, dans la mesure où il « peut retentir non seulement dans son oeuvre, mais ce qui est aussi grave, dans ses attitudes pratiques, dans ses choix et dans ses prises de position », sans doute l’intellectuel humaniste dans l’action est-il celui qui, comme vous, parvient à porter cette harmonie tout le long de son parcours de pèlerin, de son chemin d’intellect voué à l’Homme. L’intellectuel : un homme ou une femme d’action et de performation

Ce que je retiens, en fin de compte, d’une analyse textuelle de La Belle Amour Humaine, basée sur les concepts d’intellectuel, d’humanisme et d’action, c’est que, en effet, les trois se rejoignent, et rendent possibles un concept d’intellectuel humaniste dans l’action. Ce concept présuppose non seulement l’action par l’action, mais aussi l’action par le discours, la performation. Ces deux formes que peut prendre l’action doivent être guidées par un perfectionnement vers l’humanisme; lequel doit se renouveler, mais il ne peut le faire que par une constante activité humaine. Ainsi, l’intérêt premier de l’intellectuel humaniste dans l’action, dans ses actes et dans ses oeuvres, est de se rapprocher de plus en plus de la cause l’Autre, c’est-à-dire l’humanité dans ses contradictions avec elle-même, dans ses dissemblances et ses ressemblances.

 

Entre un discours libéral qui ne regarde que votre héritage littéraire de romancier, et qui vous étudie comme si vous étiez un auteur à l’eau de rose, et un discours marxisant qui vous enferme sur quelques actes d’un révolutionnaire marxiste, sans chercher à saisir le discours qui mobilise ces actes, à savoir un discours littéraire engagé, concerné par la cause de l’Autre, je situe la nuance qui dit que le discours sait agir et je prends pour cas La Belle Amour Humaine. Considérations générales autour de mon analyse textuelle.

 

  1. De la jeunesse étudiante. vers l’intellectuel humaniste dans l’action

Votre assassinat par le régime duvaliérien, c’est la première pierre qui finit par installer la machine épistémophobe duvaliériste. Par la suite, plusieurs de vos pairs, communistes, intellectuels et universitaires, allaient être soit assassinés comme vous, soit emprisonnés, soit exilés. Et jusqu’à aujourd’hui, trente-six ans après le départ de Jean Claude Duvalier, la dépouille étatique, recueillie par des politiques charognards, ne cesse de pourrir, et, ces derniers ne se lassent pas d’utiliser la machine épistémophobe duvaliériste, qui s’est reproduite elle-même, comme arme afin de dissuader la jeunesse étudiante d’agir. D’où, les nombreux assassinats de jeunes (le cas Grégory Saint-Hilaire) et les kidnappings d’État perpetrés sur cette jeunesse démobilisée. Et, pourchassée par des gangs fédérés par les gouvernements Phtkistes eux-mêmes, cette jeunesse qui se réfugie sur les campus de facultés qui ne les reçoivent que par politesse ou pas du tout. D’autant plus que le régime pro-duvaliériste en place leur offre plus de couloirs pour partir que pour rester et travailler. Le cas échéant, la machine épistémophobe duvaliériste, soutenue par les politiques charognards, cause les mêmes préjudices à la jeunesse étudiante d’aujourd’hui qu’à vous et à vos pairs de l’époque des Duvalier.

 

Alors, je constate la fuite en masse des cerveaux vers des contrées inconnues de l’Amérique du Sud et vers l’indifférence des regards parfois hautains des sols européen et nord-américain. Je constate le devenir de la jeunesse étudiante résumé en un rêve d’ailleurs, où le partir parait comme seule auréole en vue. Je constate que ma génération n’a même plus espoir à s’indigner, comme l’a fait la vôtre. Je dis qu’il faut s’indigner, car c’est la seule issue. L’unique droit qu’il nous reste c’est de nous révolter au cri d’un « non à la machine épistémophobe duvaliériste», « non à la médiocratie des Phtkistes ». C’est, entre autres, la raison pour laquelle la jeunesse étudiante doit réfléchir à comment faire face à la machine épistémophobe duvaliériste, et la raison qui m’amène à proposer l’action, afin de parvenir à éliminer cette machine qui tue l’intelligence. Et quoi que je me prononce en faveur de l’action, je demande que celle-ci soit réfléchie au travers du discours; et en même temps, que l’action par le discours (performation), comme l’action par l’action, oriente notre parcours d’intellectuel  à nous, jeunesse étudiante, en vue d’un projet d’humanité.

 

À la jeunesse étudiante, je demande de s’approprier La Belle Amour Humaine comme on s’approprie un livre de chevet, un manifeste, la Bible. Il nous faut placarder ce discours contre le mur de nos chambres, contre le tissu de nos tentes, dans nos rues, et, contre les poteaux, dans nos coeurs. À la jeunesse étudiante, je dis qu’elle doit agir sur la réalité, se faire acteur et performateur, mais non spectateur. Il nous faut neutraliser la machine tueuse d’intellects établie depuis la mort de maître Jacques Stephen Alexis, nous redéfinir sur la voie de la lutte. À la jeunesse étudiante, je dis amen!

Williamson ORNÉUS 

Mémorant en Communication Sociale,   

Performateur, Écrivain

 

 

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