« Pays foutu, pays maudit, le plus pauvre de l’hémisphère… »

N’est-ce pas ainsi que l’on désigne désormais Haïti ? Un poignard qui s’enfonce chaque fois davantage au cœur de mon pays natal.

Je m’évertue depuis longtemps à faire comprendre ce qui est à l’origine de cette misère devenue pérenne et quels sont les intérêts en jeu.

Au premier chef, il y a la rançon exigée par la France pendant plus de 100 ans, en guise de compensation à l’affront de ces Nègres qui ont osé briser les chaînes de l’esclavage.

Il faut lire l’enquête monumentale sur le sujet publiée il y a quelques jours par le New York Times en anglais, mais aussi, fait historique, en créole haïtien et en français1.

C’est sans hésiter que j’ai accepté d’aider dans ses démarches la journaliste canadienne Catherine Porter, autrefois au Toronto Star, mais depuis attachée au quotidien new-yorkais, qui a dirigé cette série. « La France, lui ai-je dit, a ignoblement exigé et obtenu que les anciens maîtres esclavagistes soient dédommagés par ceux-là mêmes qu’ils ont cruellement dépossédés, pendant quatre siècles, hommes, femmes et enfants capturés en Afrique pour être vendus, réduits en esclavage dans les colonies d’outre-mer, traités en bêtes de somme, soumis aux viols et autres violences horrifiantes. Exiger réparation suppose aussi qu’on en tienne compte. Mais comment chiffrer 400 ans de déni d’humanité ? »

Voyez le sort fait à la République d’Haïti, née en 1804 d’une invincible audace, celle de 500 000 esclaves insurgés, déterminés à s’affranchir par eux-mêmes, à éradiquer le cauchemar qu’a été la colonie de Saint-Domingue, la plus prospère de l’empire français, pour fonder un nouveau pays, celui de leur liberté et de leur dignité.

Napoléon tentera en vain de rétablir l’ordre colonial et l’esclavage, mais il perdra dans ce combat davantage d’hommes qu’à Waterloo. Les révolutionnaires noirs avaient fait le serment de mourir plutôt que de retomber sous la coupe de la France, qui n’avait cependant pas dit son dernier mot.

Vingt-et-un ans après la fière proclamation de l’indépendance, la population haïtienne a vu surgir au large des navires de guerre français armés de plus de 500 canons. L’ultimatum fut redoutable : « Vous payez, vous nous dédommagez ou c’est la guerre ! On vous exterminera ! » La France exigeait ainsi une somme colossale que la génération de mes parents était encore contrainte de payer aux héritiers des anciens maîtres tortionnaires.

L’équipe mobilisée par le New York Times a su retracer plusieurs de ces héritiers, chiffrer également les immenses profits pour le Crédit Industriel et Commercial (CIC), la même banque française qui a cofinancé la construction de la tour Eiffel. Il y a l’indemnité, mais aussi l’emprunt contracté pour la payer, une double dette à des taux d’intérêt vertigineux. La France exigera d’Haïti qu’elle emprunte à des banques françaises pour s’acquitter de ses paiements qui dépassent largement les revenus de la première république noire de l’histoire de l’humanité, ainsi condamnée à ne pas prospérer.

 

Placé sous embargo total, coupé de tous les marchés par les puissances mondiales esclavagistes qui voulaient empêcher que l’exemple haïtien ne se répande, le pays n’avait que peu de ressorts pour s’en sortir.

La CIC a gardé pendant des décennies la mainmise sur les finances haïtiennes, cette double dette a stimulé la croissance du tout jeune système bancaire international de la place de Paris et précipité Haïti sur la voie de la pauvreté et du sous-développement chroniques.

Le journal américain signale aussi combien Wall Street a convoité les richesses d’Haïti et assuré de très confortables revenus à la banque qui deviendra Citigroup. Supplantant l’influence française, celle-ci encouragera l’invasion américaine d’Haïti, l’une des plus longues occupations militaires de l’histoire des États-Unis, de 1915 à 1934, clairement envisagée dans le cadre de l’expansion des intérêts américains en Amérique centrale et dans le bassin des Caraïbes. Haïti est piégé, englouti dans cette spirale d’endettement et de prédation, au bénéfice de la France, des États-Unis, mais aussi de dictateurs corrompus qui ont pu garder le pouvoir avec l’appui tacite de ces deux puissances.

L’enquête du New York Times fait la démonstration parfaite de ce qu’Haïti aurait pu réaliser en termes de développement économique, de construction d’infrastructures essentielles, de services éducatifs et de santé, si tout cet argent n’avait pas été envoyé aux anciens esclavagistes. « Le manque à gagner pour Haïti est stupéfiant, de l’ordre de 115 milliards de dollars, soit huit fois la taille de son économie en 2020 », concluent les experts.

Le seul président haïtien à avoir osé réclamer à la France qu’elle rembourse cette spoliation est Jean-Bertrand Aristide. Paris et Washington n’ont pas supporté et c’est ce qui lui aurait valu, des diplomates en témoignent, d’être forcé à l’exil en Afrique du Sud. Le New York Times en parle aussi et s’est assuré de publier en toute transparence les données brutes2 recueillies dans l’espoir qu’elles suscitent plus de recherche encore sur le sujet.

 

MICHAËLLE JEAN

EX-GOUVERNEURE GÉNÉRALE DU CANADA ET EX-SECRÉTAIRE GÉNÉRALE DE LA FRANCOPHONIE

 

1. Lisez l’enquête du New York Times (en français)

2. Consultez les données brutes de l’enquête (en anglais)

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES