Une stratégie populaire et non violente qui évite de s’ériger en structure de contre-pouvoir

Puisqu’il faut bien contenir ce danger permanent d’absorption au sein d’un système unifié de pouvoir étatisé et puisqu’on ne peut s’opposer à lui, il a bien fallu mettre au point une stratégie adaptée. Elle repose sur quelques comportements automatiques qui, simultanément, ou de façon séparée, dans cet ordre ou dans un autre, surgissent toujours face à l’étranger ou « blanc » qui vit dans ce milieu et qui tente d’agir sur lui.

 

La séduction

S’il faut en croire le conte relevé par Zor Neale Hurtson, cette originale anthropologue noire américaine, venue dans les années trente, Dieu lui-même se serait laissé séduit par les pintades haïtienne et elle conclut : « « The Haitian people has a tremendous talent for getting themselves loves » -ce faisant elle reprend presque mot pour mot les paroles d’un Victor Scholger cent ans auparavant : “Plus on étudie ce peuple, et plus on se sent porté pour lui”. Ce comportement qui cherche à désarmer l’inconnu agresseur, et à conjurer le danger potentiel ou réel ne correspond nullement à une sorte de naturel bon enfant qu’une bonne fée aurait déposé dans le berceau de chaque paysan à sa naissance ; il s’agit en fait et cela n’enlève rien à son charme, d’une véritable stratégie de dissuasion. Il n’est que de voir comment n’importe quel discours extérieur, qu’il soit développeur, politique, religieux de toute obédience est capté et réfléchi en quelque sorte, retourné à son envoyeur, qui, fasciné, s’émerveille de trouver en face de lui exactement l’interlocuteur qui l’attend.

Il ne se rend pas compte que ce n’est que sa propre image qui lui est renvoyée et qu’il l’a contemplée fasciné. Étrange pouvoir et combien désarmant, car il oserait ainsi mettre en cause son propre rêve ? Or cette diversion n’est qu’un voile brillant destiné à masquer un univers d’une grande violence potentielle, toujours prêt à surgir lorsque ce n’est plus l’extérieur qui est en cause, mais le coeur même du milieu paysan, dans ses mécanismes essentiels.Les récents massacres de JeanRabel nous le rappelleraient si nécessaire.

 

La dissimulation

Cette pratique instinctive et généralisée possède un double aspect : d’un côté, il s’agit de ne jamais donner les clés qui permettraient d’avoir accès à la nature paysanne qui se cache derrière l’apparente candeur du premier regard, d’autre part, pour satisfaire la curiosité de l’intrus, on met en avant des leurres, des trompe-l’oeil destinés à lui donner l’impression d’avoir pénétré la réalité.

L’essentiel demeure ainsi toujours clandestin. Tandis que les religions de toutes sortes bâtissent leurs temples et multiplient leurs processions sur les lieux les plus en vue du paysage rural, le culte vaudou s’affiche rarement. Les rares persécutions suffisentelles à justifier cette discrétion, cet effacement du vrai pouvoir ! Devant l’étranger le vaudou s’avoue presque comme une faute.

L’essentiel est toujours gardé secret.

Devant le technicien expert, à la recherche d’un dialogue et d’une action, surgiront une volonté, selon sa spécialité, ces comitéssanté, des comités-routes, des comités-sources, des comitésjeunes, des comités-alpha, des comités-pépinières, des comitésreboisement, des comités-food for work, des comités-conservation des sols, des comités-paroissiaux, des comités de zone, et j’en passe,,,,

Ce ne sont pas des structures qui font défaut, mais plutôt leur crédibilité. Dans tout cela, où gît le véritable pouvoir ? Qui sont les hommes véritablement représentatifs ? Où sont les instances efficaces ? Bien fin celui qui devinera derrière le vieillard docile et effacé qui lui fait face, l’observateur sagace, en train de jauger au nom du groupe complice, le degré de naïveté, de pouvoir réel d’utilité de son interlocuteur venu de l’extérieur.

Enfin à qui fera-t-on croire que l’absence de cadastre et de registres fiables d’état civil n’aurait été qu’une marque de l’incapacité congénitale paysanne ou qu’un instrument pour faciliter la spoliation des meilleures terres ?

La mémoire paysanne, elle, est infaillible, mais elle n’existe qu’à usage interne et l’exclusion de l’écrit la rend définitivement inaccessible au regard extérieur.

Quant aux sociétés secrètes, leur nom seul, leur discrétion et leur opacité indiquent clairement cette volonté systématique de ne pas laisser pénétrer les mécanismes intimes du monde paysan.

Sur le plan de l’organisation sociale, il resterait à tenter de suivre, depuis le XIX siècle, le sort de ces structures qui sont les avatars des anciennes bandes bossales : les sociétés secrètes et autres organisations locales plus ou moins parallèles, plus ou moins convergentes avec l’organisation religieuse.

On possède évidemment peu de documents sur leur existence et sur leur organisation dans le courant du siècle passé, mais il est évident qu’elles se sont développées et maintenues puisqu’on les retrouve, aujourd’hui encore, plus vivantes que jamais.

Cependant on retrouve parfois chez les voyageurs des annotations intéressantes comme celle-ci, relevée chez Mackenzie (Tome II, pp 122-123) et qui rapporte l’existence à Grand Bois de bandes issues directement des anciens marrons : “On dit parmi les Haïtiens les mieux informés, que dans les montagnes qui s’étendent depuis les environs de Mirebalais jusqu’à la côte, à l’Est de Jacmel, existe une nombreuse association de descendants de nègres marrons dont l’indépendance avait été reconnue bien longtemps avant la Révolution par le gouvernement d’alors. Ils restent à l’écart des habitants et chaque fois que ceux-ci les aperçoivent en train de s’approcher le cri de »’ Vien-viennent »’ est lancé et tout le monde s’enfuit. Ils n’ont aucun rapport avec l’actuel gouvernement et que je sache ils n’ont pas reconnu son autorité.

Selon le cri lancé, ils sont appelés les Vien-viennent, on les dit totalement inoffensifs, vivant à l’état de nature…

Tels sont les habitants de Grand Bois, qui apparait dans la liste des arrondissements, dans les états de recensement de 1824’’

Le plus intéressant dans tout ceci, c’est sans doute qu’il existe, aujourd’hui encore, une société secrète à Grand Bois et qui s’intitule les Vien-Vien. S’agit-il de la seule conservation d’un nom ? Le caractère secret du groupe laisse à penser que la tradition est beaucoup plus profonde. Encore une hypothèse à vérifier !

Y Debbach dans son travail sur le « Le Marronnage » a lui aussi souligné l’influence religieuse en parlant des bandes et de leur chef : ‘’Minimum institutionnel, la reconnaissance d’un leadership.

Si maigre soit la bande, un chef l’incarne, plutôt qu’elle ne le choisit, elle l’accepte et se reconnait en lui, parce que quelques traits le distinguent des autres marrons. Ce peut être

- c’est souvent - la qualité de sorcier : le fondateur des Bonis était, assure-t-on encore de nos jours une Obioman ‘’ (p 94)

Il faudra encore approfondir notre connaissance des sociétés secrètes d’autrefois et d’aujourd’hui.

Chanpwèl et autres pour mieux comprendre cette filiation et pour mieux les relier éventuellement à des organisations semiclandestines qui ont prévalu dans le milieu rural parallèlement aux structures militaires, pour ne pas dire de façon antagoniste, au besoin.

Gérard Barthelmy

Extrait de Le pays en dehors (1989)

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