Encourager une éducation au développement en Haïti

L’éducation, l’un des besoins fondamentaux du peuple, relève de la mission philanthropique et civilisatrice de l’État qui consiste à nourrir les individus des règles de conduite nécessaires à leur cohésion, à leur adaptation et à leur progression dans la société.

Elle sert ainsi de tremplin psychologique et intellectuel au développement de la société, faute de quoi, elle ne peut espérer bénéficier d’aucune amélioration. La relation entre l’éducation et le développement est cruciale, car tout investissement dans l’éducation favorise la croissance du corps social, l’autonomie intellectuelle des individus et leur sens de responsabilité par rapport à l’avenir. Et c’est là que réside l’intérêt à parler d’éducation au développement.

 

Comment comprendre et encourager l’éducation au développement en Haïti ?

De l’indépendance à nos jours, la problématique de l’éducation a toujours été soulevée dans les discours politiques et dans les débats sociaux. Les questions tournent essentiellement autour de l’accès à l’éducation. Toutes les réformes qui ont été entreprises, au fil des années, visent à faciliter l’accès à l’éducation à un plus grand nombre de personnes. Le taux de scolarisation a effectivement augmenté. Toutefois, Haïti demeure encore le pays accusant le taux d’analphabétisme le plus élevé en Amérique. Les nouveaux enjeux sociaux, économiques et politiques sont venus aggraver la problématique de l’éducation en démontrant la nécessité de réformer l’enseignement traditionnel et d’instituer une politique éducative favorable au développement, donc capable de stimuler la créativité des individus dans la perspective de réduire la pauvreté et les disparités socio-économiques.

En dépit des investissements de l’État haïtien dans les infrastructures scolaires, le système éducatif est loin de garantir une instruction fonctionnelle à tous les niveaux.

Comment rendre l’éducation fonctionnelle ? Comment promouvoir une pédagogie de développement en Haïti ? Cet article se propose d’analyser d’une part, comment l’enseignement traditionnel détruit certaines valeurs au lieu de les développer ; d’autre part, comment encourager une pédagogie de développement avec les ressources humaines et matérielles disponibles.

 

La pédagogie de l’avenir est une pédagogie d’ouverture

Toute méthode éducative qui tend simplement vers la transmission du savoir se situe en dessous de l’idée d’ouverture de l’esprit humain à la compréhension du monde.

La pédagogie de l’avenir est une pédagogie d’ouverture parce que son but n’est pas d’apprendre à lire et à écrire, mais de promouvoir chez l’homme l’esprit d’ouverture, c’est-à-dire la conscience d’agir pour l’avenir. L’enseignement traditionnel haïtien, en privilégiant la mémorisation et la documentation livresque, apprend à répéter le monde, mais non à reconstruire ou réinventer le monde. En ce sens, l’éducation traditionnelle ne saurait contribuer au développement du pays. Car éduquer c’est apprendre à désorganiser pour mieux réorganiser, c’est apprendre le désordre pour faire naitre l’ordre.

Bref, c’est affiner l’esprit critique.

Le système éducatif haïtien accorde tellement de place à la mémorisation et à la répétition qu’il n’en reste que très peu au questionnement et à l’observation pouvant stimuler la curiosité intellectuelle. L’école fait répéter puis mémoriser. La parole du professeur est de l’oracle. Ce n’est pas que la mémorisation soit une méthode didactique totalement inefficace. On n’apprend rien si on ne peut rien retenir. Je veux insister sur le fait qu’il vaut mieux, pour se développer, apprendre à créer plutôt qu’à répéter. Ainsi, la lutte pour rendre l’éducation accessible à tous, du moins à la grande majorité, doit-elle être accompagnée de la volonté de substituer l’éducation au développement à l’enseignement traditionnel qui n’a fait que tuer la créativité et la curiosité intellectuelle.

L’enseignement traditionnel détruit l’honnêteté, la responsabilité et la créativité.

L’état catastrophique du système éducatif haïtien n’est pas une catastrophe pour tout le monde.

Les politiciens, les écoles congréganistes, les universités privées, les organisations non gouvernementales, les organismes internationaux d’aide au développement profitent largement de la défaillance de ce système. Ils gagnent non seulement beaucoup d’argent, mais aussi un pouvoir de domination et de régulation qui peut être acquis exclusivement sous la condition de l’ignorance et de l’inconscience d’une population famélique et sous-éduquée. Telle est la situation objective de l’éducation en Haïti.

Les politiciens ont très bien compris que l’ignorance et la faiblesse d’éducation ouvrent les possibilités d’exploitation de la crédulité populaire pour s’enrichir et s’accrocher au pouvoir.

Alors, comment peut-on espérer les voir œuvrer continûment à l’implémentation d’une éducation au développement ?

Quant aux écoles congréganistes, universités privées, organisations non gouvernementales et organismes internationaux d’aide au développement, ils se gonflent de la fierté de soutenir l’éducation en Haïti. C’est du pur pharisianisme. Comme ils ne sont guère confrontés à une résistance politique, ils imposent des modèles, des méthodes, des ouvrages qui correspondent à leur vision, à leur philosophie de l’éducation. Il est logique qu’une éducation bâtie sur des modèles importés, faussement réputés universels, ne puisse servir au développement du pays, car elle ignore ou ne prend pas suffisamment en compte les spécificités culturelles et historiques du peuple.

L’enseignement traditionnel, ainsi conçu, est impuissant à former les individus aux valeurs identitaires et citoyennes pour qu’ils s’adaptent aux mutations de la société, pour qu’ils accèdent à une profession honnête, pour qu’ils travaillent concurremment à l’amélioration des conditions de vie dans ce pays. C’est là surtout l’échec du système éducatif haïtien, il accomplit très passablement son devoir de préparer les enfants et les jeunes à devenir des citoyens responsables, des hommes et des femmes conscients de la nécessité d’agir pour l’avenir. Le système apparaît indéniablement médiocre en ne produisant de bons citoyens, honnêtes, actifs et constructifs que par exception.

À ce niveau, il convient d’identifier les facteurs qui font de l’exception la règle. En termes clairs, les produits d’exception du système doivent mettre les politiciens en demeure d’appuyer le budget et les innovations du système éducatif en questionnant les facteurs traditionnels entravant l’apprentissage de l’honnêteté, de la responsabilité et de la créativité. Ces facteurs, obstacles à une formation conséquente et fonctionnelle, sont nombreux et ne peuvent être, tous, analysés dans la limite de cet article. Je me propose de considérer quelques-uns qui ont particulièrement heurté ma conscience au cours des dix années que j’ai passées à enseigner aux niveaux secondaire et universitaire.

Comment peut-on espérer une éducation de qualité dans des circonstances marquées par le sureffectif des classes, la dévalorisation des enseignants et l’insuffisance des matériels pédagogiques appropriés ?

Ces causes sous-jacentes à la problématique de l’éducation expliquent dans une large mesure le comportement irresponsable des individus et la détérioration continue des conditions de vie en Haïti.

Sous l’effet de la démographie galopante en Haïti, la demande en éducation augmente considérablement. Comme les institutions scolaires et universitaires n’ont pas la capacité d’accueil du nombre croissant d’étudiants, elles observent le phénomène de surpopulation des classes, de foisonnement « d’écoles borlettes » et d’établissements autoproclamés universités. Les effectifs pléthoriques des salles de classe, notamment dans les écoles et les universités publiques, altèrent la qualité de l’enseignement en rendant la gestion des classes très difficile.

Les professeurs sont incapables de circuler normalement dans les salles de classe et d’organiser des activités pédagogiques de manière efficace.

Ils sont confrontés à l’impossibilité de gérer et de faire participer tout le monde.

Dans de telles circonstances, les enseignants souffrant d’une attitude négative à leur égard et dont les salaires sont déjà faibles perdent leur motivation et s’impliquent peu dans le processus d’accompagnement pédagogique des apprenants. Ils se limitent à des présentations magistrales, à des méthodes pédagogiques dogmatiques, à la documentation livresque et à des modes d’évaluation moins fatigants.

Ainsi, les professeurs ont-ils du mal à évaluer la capacité et le progrès des apprenants et n’arrivent-ils pas non plus à développer chez eux l’imagination, l’esprit critique, le sens de la discipline, le goût de la recherche, la motivation et la confiance en soi. Cet état de fait entraîne le désintéressement à la vie collective.

En outre, le défaut d’infrastructures pédagogiques adéquates (ouvrages, laboratoires, matériels didactiques) a pour effet de brimer la créativité chez les apprenants. Et, ce problème est aggravé par le fait que les établissements scolaires et universitaires utilisent chacun des manuels différents. L’une des retombées remarquables de cette pédagogie libre et incontrôlée est la difficulté à la professionnalisation.

Les individus présentent des niveaux de formation si différents que le marché du travail requiert de plus en plus de qualification et d’expérience pour s’assurer de leur compétence réelle.

Bref, l’analyse de ces facteurs aide à comprendre que l’éducation traditionnelle, affectée par le phénomène de surcharge des classes, caractérisée par des méthodes dogmatiques et livresques, le manque de considération à l’égard des enseignants et la carence des infrastructures pédagogiques, ne peut assurer la filiation des valeurs et des idées devant modeler les citoyens de génération en génération, et du coup, participe au délabrement de la société haïtienne. Dans ce contexte, il se dessine l’urgence de promouvoir une véritable éducation au développement.

 

L’éducation au développement garantit un meilleur avenir

L’éducation est le moteur du développement individuel et social.

Cet axiome est aujourd’hui mis en cause dans la réalité haïtienne. Les jeunes s’interrogent sur la valeur de l’école. À quoi sert l’école ? À quoi servent les universités dans ce pays ? Ces questions figurent parmi celles qui sont les plus fréquemment posées ces dernières années.

Chacun s’est demandé, à un certain moment de sa vie, en observant le fonctionnement des institutions et des services en Haïti, quel est finalement l’intérêt de fréquenter l’école et les universités dans ce pays. Les jeunes finissent par avoir l’impression qu’ils sont forcés d’y aller, mais ils perdent la conviction que cela est effectivement utile dans cette société. Le constat de gens incompétents occupant de hautes fonctions, le taux inquiétant du chômage des jeunes expliquent pourquoi ils remettent en question la valeur de l’éducation.

Pourquoi faut-il faire des études, si pour décrocher un emploi, on doit accepter des conditions humiliantes ? Les jeunes en quête d’emploi, notamment les filles, témoignent leurs frustrations devant les propositions indécentes qui leur sont faites sous la condition d’être embauchés. Le clientélisme prend des formes déraisonnables, chasse les talents et les compétences. Ces conditions sociales révoltantes ne peuvent être renversées que par des efforts constants en vue d’encourager l’éducation au développement.

L’éducation au développement tend vers le renforcement de l’autonomie intellectuelle et de la capacité d’imagination créatrice. Dans un pays comme Haïti, tout au long de la formation classique et universitaire, la curiosité intellectuelle et l’esprit de créativité sont inhibés par des méthodes de mémorisation, de compilation et de documentation livresque. L’éducation au développement réserve très peu de place à ces procédés pédagogiques.

Son objectif n’est pas de consolider la mémoire, mais d’aider les apprenants à se projeter dans le futur. Plutôt que de proposer des sujets qui invitent à remémorer, l’apprenant sera mis en situation de réfléchir sur ce qui doit être changé dans son environnement.

 

La créativité sera ainsi encouragée

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les techniques et les procédés pédagogiques ne sont pas différents dans les universités.

Les méthodes privilégiées sont encore celles où l’on répète. C’est la compilation, c’est la documentation livresque. Le défaut de moyens et d’infrastructures adéquates paralyse la recherche universitaire. Les étudiants haïtiens, en se penchant sur une problématique de leur pays, face à l’insuffisance des moyens de recherche, tombent dans la solution de facilité, en compilant, en répétant des définitions, des raisonnements issus d’ouvrages français, belges, etc.

Ils ne sont pas en mesure de créer leur propre cadre de réflexion ni de formuler leurs propres définitions aux moyens d’observations et d’études sur le terrain.

L’une des conséquences de ces méthodes, c’est la recherche de résultats en lieu et place de la performance. L’étudiant haïtien se soucie plus de la note obtenue que du développement de sa potentialité.

Curieusement, même les établissements réputés les meilleurs (écoles congréganistes et grandes universités privées) réduisent le succès à la note obtenue plutôt que d’apprécier les compétences réelles des étudiants. Par ailleurs, l’éducation au développement tend vers la recherche de la performance, le renforcement des compétences.

Parce que l’éducation au développement vise à renforcer la capacité de problématisation, d’observation, d’imagination créatrice, à promouvoir l’originalité des raisonnements, à adapter les contenus notionnels à la réalité haïtienne, à tenir compte des spécificités culturelles et historiques du pays, elle constitue, aujourd’hui, le meilleur moyen pour lutter contre tous les maux dont souffre le pays.

Contrairement à l’enseignement traditionnel, l’éducation au développement peut se réaliser avec les moyens disponibles. J’ai pu relever quelques stratégies pouvant encourager cette pédagogie de développement.

• Il faut demander aux enseignants de faire preuve d’esprit d’ouverture et de souplesse en accordant un espace de liberté pour la création.

• Il faut prévoir plus d’exercices pratiques et divers formats d’exercices pour stimuler la réflexion et l’analyse critique.

• Il faut accorder plus de place à l’observation et à l’imagination afin de promouvoir l’originalité.

• Il faut permettre à l’apprenant d’exprimer et de soutenir ses goûts et ses idées.

• Il faut dans des salles de classe surpeuplées accorder plus de responsabilités aux meilleurs étudiants qui doivent être vus comme des chefs de groupes d’études.

• Il faut aider les apprenants à fixer eux-mêmes leurs objectifs en les motivant, en les faisant découvrir des activités culturelles haïtiennes et étrangères capables de les orienter.

• Il faut utiliser les nouvelles technologies. Si l’accès à des ordinateurs se révèle difficile, il faut permettre aux apprenants d’utiliser leurs téléphones portables. Ils peuvent y consulter des sites d’internet, réaliser des présentations audio-visuelles, filmer des scènes ou des paysages sur lesquels ils veulent réfléchir, etc.

• Il faut adopter un système d’évaluation capable de valoriser le succès non sur la base des notes obtenues, mais sur l’appréciation des compétences développées.

Somme toute, en Haïti l’absence d’une véritable philosophie et politique de l’éducation, combinée aux crises socioéconomiques, aux symptômes de la mauvaise gouvernance, constitue autant de difficultés qui empêchent le système éducatif de développer chez les jeunes le sens de responsabilité, l’intérêt au bien commun, le sentiment d’intégrité et l’esprit de tolérance. Ces principes sont les piliers de toute société démocratique que seule l’éducation peut maintenir debout.

Aujourd‘hui, la société haïtienne à genoux, exsangue, ne pourra se relever tant que le système éducatif ne permet pas aux jeunes de pouvoir créer par eux-mêmes et d’agir pour transformer le cadre social. Bref, l’éducation se doit de combattre, victorieusement par des stratégies sérieuses centrées et sur les jeunes et sur les institutions de formation, le désintérêt croissant par rapport à la chose publique et les mauvaises pratiques qui n’ont fait qu’entraver le processus de développement.

 

Jasmin Du Bellay -

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