De l’esprit d’un grand livre

Anténor Firmin, De l’Égalité des races humaines (1885).

« La race n’y est pour rien, la civilisation y est pour tout »

Dans l’histoire de la pensée occidentale, le dix-neuvième siècle apparaît comme une période très importante.

En effet, de 1800 à 1845 (le tournant des philosophies de l’histoire) puis, de 1870 à 1914 (L’Ère du soupçon) , cette tranche d’histoire fût le théâtre de maints événements, tant au niveau de la pensée qu’au niveau, plus concret, du socio-politique. C’est en 1806, que la Phénoménologie de l’esprit est achevée ;que l’hégélianisme, en 1818, « reçoit sa consécration », Hegel étant nommé à la première chaire de philosophie à Berlin ; que la Révolution française est encore dans l’air du temps, qu’on a découvert la microbiologie, l’électromagnétisme, etc

Cependant, ce siècle dit de la pensée de l’histoire est « aussi – voire surtout – le siècle dans

lequel on a inventé les sciences humaines » comme le souligne Michel Foucault. Et il rajoute qu’« inventer les sciences humaines, c’était en apparence faire de l’homme l’objet d’un savoir possible. […] Autrement dit, on faisait de l’homme un objet de connaissance pour que l’homme puisse devenir sujet de sa propre liberté et de sa propre existence. » Les sciences humaines apparaissent donc et, dans la foulée, l’anthropologie comme la plus fondamentale de toutes . Ainsi, cet « Homme » devenu objet et sujet de connaissance serait le produit de ce siècle. Toutefois, serait-il vraiment nécessaire de rappeler que cet homme, appeler à devenir « sujet de sa propre liberté et de sa propre existence » n’est autre, au départ, que l’occidental, l’Européen bref, du caucasien ?

Une autre histoire pourtant, d’aucuns diraient de moindre envergure, intimement liée à tout ce qu’a été le dix-neuvième siècle commence en Haïti en 1850. En effet, cette année est celle qui verra naître Joseph-Anténor Firmin ; homme doué d’une intelligence remarquable. À dix-sept ans Firmin travaille déjà pour gagner sa vie tout en s’instruisant, « il tâte dans son jeune âge de tous les métiers : instituteur, employé de douane, comptable dans une maison de commerce étrangère […] professeur de français, de latin, de grec […] À cette époque il est déjà apprécié comme polyglotte.

Il parle couramment, outre le français, l’espagnol, l’anglais et l’allemand. » Si l’homme est sur le plan de la théorie un des plus brillants, il est aussi doté d’un sens de l’administration remarquable.

Ce qui fait que très tôt il s’intéressera à la politique et s’occupera de différents ministères dont : le ministère des Finances, des Relations extérieures en 1889 puis, en 1898. Il sera, un peu plus tard, Ministre plénipotentiaire d’Haïti à La Havane (1910) et à Londres (1911) .

Tout au long de sa vie, Anténor Firmin s’intéressera a la politique de son pays.

Néanmoins, il s’occupera surtout de sa production intellectuelle. C’est ainsi qu’il rédigera, armé d’une érudition quasi illimitée, plusieurs livres qui seront incontournables pour leur époque, comme :

De l’Égalité des races humaines (1885),

Une défense (1892), Diplomate et diplomatie (1898)… etc. Firmin fut l’un des plus grands hommes politiques d’Haïti, pourtant, s’il est revisité aujourd’hui avec une certaine ferveur, c’est parce qu’il fut surtout un grand homme de science .

Son ouvrage de 1885, De l’Égalité des races humaines, considéré comme son oeuvre scientifique majeure contribue, malgré un certain hermétisme, à perpétuer sa mémoire. La mémoire d’un homme qui durant quarante ans, a exercé « sur son pays et sur le monde noir une influence extraordinaire, au point d’être considéré, non sans raison, comme l’ancêtre de la négritude » et pionnier du panafricanisme.

En 1885 – année du congrès de Berlin, date de l’officialisation de l’impérialisme coloniale de la IIIe République avec la mise en place de la politique coloniale de Jules Ferry – Joseph-Anténor Firmin, un an après avoir été membre titulaire à la société d’anthropologie de Paris, deux ans après son arrivée dans cette ville, publie un livre majeur, De l’égalité des races humaines, anthropologie positive . Ouvrage d’une profondeur extrême qui avait son motif dans un besoin de réponses à des questions qui obnubilaient la majorité des hommes de sciences (anthropologistes) d’alors. Une réponse au texte du comte de Gobineau , certes, mais aussi une manière de poser comme impératif, une pratique honnête de la science, plus précisément de l’anthropologie en tant que discipline scientifique naissante. Parce qu’en fait, comme nous l’affirme Ghislaine Géloin dans son travail sur ce livre, « depuis 1820-1830, le discours scientifique, politique pose l’inégalité comme un fait de nature. » Donc, comme une donnée indiscutable divisant par conséquent l’humanité en « dolichocéphale

» (nature sauvage, qui possède un crâne long) et « brachycéphales » (nature civilisée, avec le crâne presque aussi large que long). Aussi, tout au long de son ouvrage, il s’acharne à prouver l’égalité des races « en se réclamant de la vraie science positive » .

« La soif de vérité et le besoin de la lumière m’ont seuls soutenu dans le cours de mon travail ». Tels sont les mots que l’auteur glisse dans sa préface, mais qui témoignent bien de l’esprit du livre et, du même coup, de la valeur que ce dernier accorde à la probité et à l’impartialité, fruits de l’esprit scientifique. Néanmoins, cet esprit, ce désir de vérité, ne sont rien de moins qu’une conséquence directe de l’application de la méthode développée par Auguste Comte. Positiviste convaincu, Firmin s’éloigne de toutes spéculations a priori, de tout système non démontrable, comme en réponse à la position de ses confrères de la société d’anthropologie de Paris qui, eux, posaient l’inégalité des races comme un postulat fondamental », comme nous le dit G. Géloin.

Il paraît donc normal que l’auteur – puisque modelé par le moule de la rigueur scientifique – nous livre une œuvre des plus structurées. À la limite de la froideur. Composé de vingt chapitres, elles-mêmes divisées en partie, ce livre nous apparaît comme un système.

Une grande machine à contrearguments et analyses critiques. C’est ainsi que, comme toute oeuvre réglée qui se respecte l’auteur nous invite à commencer par parcourir les multiples définitions que divers philosophes et savants ont proposées pour dire ce que c’est que l’anthropologie. Alors, voit-on défiler sous nos yeux, une approche de l’anthropologie selon Kant, Hegel (les philosophes) et une autre qui serait celle des savants, différente des premiers : « en dépit des travaux de Kant, les savants continuèrent à travailler dans leurs sphères et persistèrent à considérer le mot anthropologie comme synonyme d’histoire naturelle de l’homme. » En réponse aux différentes définitions que ces savants — tels que Topinard, Broca (qui pensent que certaines races sont réfractaires à la civilisation), Bertilon, de Quatrefages (qui croit que toutes les races sont civilisables, autrement, elles ne seraient pas humaines ; même s’il conclut à l’existence de races supérieures et inférieures) — ont formulées, Firmin propose la sienne propre : « l’anthropologie comme l’étude de l’homme au point de vue physique, intellectuel et moral, à travers les différentes races qui constitue l’espèce humaine ».

Et ce geste qui est celui de proposer est caractéristique du travail que fait Firmin dans son ouvrage. Parce qu’en fait, il ne prend pas uniquement le parti de la critique, même s’il semble souvent avoir tout à fait raison, il prend aussi le soin de proposer une autre voie. C’est alors dans ce travail de proposition systématique que toute sa logique, sa méthode se déploient.

Pour ce qui concerne les tentatives de classification, le même constat est fait.

Ainsi, A. Firmin observe dans cette manie de tout classer, notamment les êtres vivants, plus particulièrement les hommes, une confusion énorme. Quasiment tous les savants anthropologues de l’époque s’attellent à cette noble tâche, mais pas toujours rationnellement.

 

Fabrice TORCHON

Titre donné à cette période dans les Dix étapes de la pensée occidentale de Pierre Auregan et Guy Palayret, p. 127.

Ibid. p, 149

Dits et Écrits, t1, « Foucault répond à Sartre », p. 663.

Ibid.

« Disons que dans l’ensemble des branches qui forment l’arbre de science, l’anthropologie, depuis une trentaine d’années, est l’étude qui offre le plus d’attraits aux esprits chercheurs, désireux de résoudre le grand problème de l’origine, de la nature de l’homme et de la place qu’il occupe dans la création », Firmin, De l’Égalité des races humaines, éd. Fardin, 2011 p.2.

Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines,

Notice biographique, p. V, éd. Fardin, 2011.

Ibid.

1er et 2 juin 2001, colloque international sur la vie et l’oeuvre de Anténor Firmin (homme d’état haïtien, politologue et anthropologue du dix-neuvième siècle), organise par Carolyn Fluchr Lobban.

Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines,

Notice biographique, p. V, éd. Fardin, 2011.

La IIIe république s’appuyant sur une idéologie de races pour soutenir sa politique coloniale et chercher, par là, une caution dans ses instituts de toutes sortes.

A. Firmin devient membre titulaire de la société d’anthropologie de Paris, le 17 juillet

1884 à la suite de la présentation de Louis

Joseph Janvier et de Gabriel Mortillet, sous le patronage de M. Auburtin. En 1891, il est élu à vie.

Joseph Arthur comte de Gobineau, Essai sur l’Inégalité des races humaines, édité à compte d’auteur, 1853-1854. Réédité ensuite de manière posthume par sa légataire en 1884.

Professeur au département de langues modernes, Rhode Island College, USA.

Ghislaine Géloin, dans son introduction livre de Firmin dans l’édition de l’Harmattan.

De L’Égalité des races, p. 6 à 16.

 

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