La migration haïtienne : les on-dit et les non-dits

La migration haïtienne est devenue une problématique si délicate qu’elle recouvre des débats décisifs pour l’avenir du pays. Après des décennies de « boat people » s’aventurant sur les mers pour tenter de rejoindre les côtes américaines, le flux migratoire vers le Brésil, Chili, Argentine, connaît une augmentation croissante depuis 2011. Alors que les débats traditionnels agitant l’opinion publique portent sur les causes et les conséquences de la migration haïtienne, l’analyse des incidences sur le comportement individuel, qui aurait pu aider à réduire l’ampleur du phénomène, demeure escamotée pour des raisons essentiellement politiques. Ainsi, en ce qui a trait à la migration haïtienne, il y a les on-dit et les non-dits.

Les on-dit bercent d’illusions les candidats à la migration, tandis que les non-dits alimentent les fausses perceptions du problème.

À travers cet article, je me propose de questionner, dans un esprit de dialogue avec le lecteur, les fausses perceptions et les effets délétères de la migration haïtienne que l’opinion publique ou les discours politiques n’osent pas dénoncer.

En Haïti, un candidat à la migration est généralement un jeune, entre 25 et 35 ans, inquiet face à la détérioration continue des conditions de vie. On n’a pas besoin d’études approfondies pour définir la migration haïtienne comme une migration politique et une migration socio-économique. L’Office National de la Migration (O.N.M), institué en 1995, oeuvre dans l’objectif de décourager toute volonté de prendre la voie de la migration illégale pour échapper soit à la misère soit aux persécutions.Je pense qu’il est aisé de comprendre que ce n’est pas une telle institution politique qui peut freiner, chez les jeunes, le désir de partir. Car, comme je tenterai de le montrer, il y a une volonté politique de maintenir les conditions qui poussent les jeunes à émigrer. C’est pourquoi même après la mise en place de l’O.N.M, les flux migratoires ne cessent d’augmenter. On peut même dire que de 1995 à ce jour, la migration haïtienne est devenue si importante qu’elle a pris la tournure d’un problème régional qui a fini par interpeller les dirigeants des Etats de l’Amérique Latine.

Les États-Unis et les États latino-américains soulignent les dangers de la migration illégale. Ce n’est pas le statut de « sans papier », c’est-à-dire la présence, sans aucune autorisation officielle, sur un territoire étranger, qui constitue le fond du problème, c’est plutôt les mauvaises conditions de voyage, malgré le renforcement des mesures de contrôle au niveau des côtes. L’aventure est motivée par le sentiment profond qu’il vaut mieux tout risquer plutôt que de continuer à endurer la pauvreté et la mauvaise gouvernance.

Les pays d’accueil ne se sont pas contentés de rappeler les risques de décès, de traite et de trafic, et d’exploitation des immigrants clandestins par des réseaux mafieux, ils atténuent les conditions d’admissibilité des Haïtiens et offrent leur soutien à Haïti quand la migration haïtienne avait provoqué un conflit avec la République dominicaine qui avait décidé, en 2013, de dénationaliser les Haïtiens en situation irrégulière, nés sur son territoire. Au fond, la République dominicaine se sentait de plus en plus menacée par les vagues migratoires haïtiennes.

Dans la chaleur des évènements, des discours politiques, stériles comme toujours, sont revenus sur la nécessité de collaboration entre les deux États et, sur les causes et les conséquences traditionnelles de la migration comme pour démontrer qu’on est en sécurité que dans son pays d’origine.

Pour une fois encore, ces discours étaient si vides et futiles qu’au lieu d’abattre les motivations à émigrer, ils ont systématiquement produit les effets inverses.

L’expansion du marché du travail et les perspectives d’emploi en République dominicaine, au Brésil, au Chili et en Argentine ont déterminé plus de jeunes à se porter candidats à la migration. De plus, dans les faits, la situation d’Haïti s’était aggravée avec d’autres désastres naturels qui ont fragilisé davantage les conditions de vie.

La migration apparaît comme l’échappatoire idéale à des discours politiques qui sonnent faux, à la recrudescence de l’insécurité dans les villes et les campagnes, aux crises humanitaires engendrées par le séisme de 2010, les cyclones et les inondations.

Face à cet état de fait, le peuple haïtien est devenu un peuple migrant. Que ce soit pour un motif de regroupement familial ou pour des raisons politiques ou économiques, chaque Haïtien est devenu un potentiel candidat à la migration. Quand ils sont retenus au pays par des attaches familiales ou professionnelles, ceux qui le peuvent refusent de donner naissance à leur enfant en Haïti. Et, ces attaches s’expliquent souvent par une résistance passagère, mais non par un amour viscéral du pays. Du moment où l’occasion se présente avec le moins d’embûches possible, on constate que des familles entières n’hésitent pas à abandonner le pays.

On vient ici à parler de la fuite de cerveaux. C’est ainsi que l’on qualifie le départ des forces intellectuelles et des compétences techniques vers l’étranger. Dans le cas d’Haïti, il y a là un non-dit sur lequel je vais revenir. On voit également dans le départ des membres de la famille un espoir pour ceux qui sont restés au pays. Partis vivre dans des sociétés mieux organisées, ils ont plus de chance de trouver un emploi pour continuer à supporter leur famille. C’est l’idée que la migration participe à la réduction de la misère en Haïti.

C’est une évidence. Les transferts d’argent sont, de loin, plus substantiels et plus significatifs que toutes les aides octroyées à Haïti.

Toutefois, là encore, j’ai pu noter un certain silence sur les raisons pour lesquelles ces transferts n’ont pas pu influencer le changement du cadre de vie. C’est un non-dit que je me propose d’adresser.

J’ai effectivement pris soin de souligner, dans les premiers paragraphes, ce que j’entends par causes et conséquences traditionnelles de la migration haïtienne. Succinctement, les causes renvoient à la pauvreté et à la mauvaise gouvernance du pays. Quant aux conséquences, il y a lieu de rappeler : la fuite des cerveaux, les risques d’exploitation, de déportation, de traite et trafic, de difficulté d’intégration, de discrimination sociale et raciale, etc. Je suis certain qu’en rappelant cela, je n’apprends rien à personne. Comme je l’ai dit plus haut, c’est toujours le propre de discours politiques faux et vides de mettre en avant ces éléments dans l’espoir de peindre la migration comme une aventure dangereuse et défavorable.

Je considère les aspects traditionnels comme les on-dit. Je vous l’ai fait remarquer au début. Les on-dit ne sont que des évidences ou des rumeurs. La vérité sur la migration haïtienne est établie par les différences de niveau de vie entre Haïti et les autres pays de l’Amérique. Il ne fait aucun doute que les autres pays offrent des conditions d’existence moins incertaines et moins précaires. La valeur substantielle de l’aide de la diaspora haïtienne est incontestable.

Outre les évidences, il y a aussi les rumeurs autour de la migration haïtienne. Ces rumeurs alimentent de fausses perceptions.

Peut-être connaissez-vous l’histoire de cet Haïtien qui, après avoir risqué sa vie sur une embarcation de fortune, a eu le bonheur d’aboutir, enfin, sain et sauf sur une plage des États-Unis. Alors qu’il prenait le chemin pour signaler son arrivée à ses contacts, il remarquait au loin quelque chose que le vent transportait et ballotait çà et là. Une fois cette chose parvenue à ses pieds, il se penchait pour la ramasser et constatait qu’il s’agissait d’un billet d’un dollar dont on avait fait une petite boule. Au premier coup de fil adressé à sa famille en Haïti, il leur faisait comprendre qu’on ramasse l’argent par terre aux Etats- Unis.

La morale de l’histoire, c’est que la migration haïtienne est aussi encouragée par les fausses perceptions créées par des rumeurs ou la télévision, je dois ajouter aujourd’hui par l’internet. S’il est vrai qu’il existe des opportunités dans les pays d’accueil, il faut un minimum de préparation pour être en mesure de les saisir. Ce qui m’amène à parler de ce que j’appelle les non-dits de la migration haïtienne. Peut-être aurais-je dû commencer par là. Car, c’est à mon avis, l’objectif même de cet article d’attirer l’attention sur les non-dits autour de la migration haïtienne. J’entends par là des aspects de la vie sociale et politique qui sont en relation avec la problématique de la migration, mais qui ne sont pas remis en question alors que leur compréhension est susceptible d’éclairer des pistes de solution.

Le premier élément des non-dits est la volonté politique de maintenir les conditions favorables à la migration. Ne soyez pas étonnés !

La misère en Haïti n’est pas avant tout un problème économique.

Elle est, au même titre que la mauvaise gouvernance, un problème politique. Dès le début du XXe siècle, les autres pays de la région, à commencer par Cuba, puis la République dominicaine, suivie par les États-Unis, et ces dernières années, le Brésil et le Chili, ont considéré Haïti comme un fournisseur de main-d’oeuvre à bon marché.Et, la plupart du temps, cette main d’oeuvre est à la fois peu chère et qualifiée.

Sans l’affirmer haut et fort, ces pays, faisant face au besoin de main-d’oeuvre dans les champs agricoles (exploitation de la canne à sucre à Cuba et en République dominicaine, culture de tomates et d’oranges aux États-Unis), utilisent des leviers politiques pour freiner le développement d’Haïti. Tantôt ils encouragent la corruption des leaders politiques, tantôt ils financent des mouvements de convulsions sociopolitiques. J’étais très surpris lorsque les dirigeants brésiliens présentaient l’élimination des quotas de visas pour les Haïtiens comme un geste humanitaire. Nul ne s’est risqué à dire que c’est faux. Évidemment, cela n’a rien d’un geste humanitaire.

Le Brésil, confronté à un besoin urgent de main-d’oeuvre pour honorer les contrats de construction de certaines infrastructures, n’a fait que suivre l’exemple des autres pays de la région, en assouplissant les conditions d’accueil des Haïtiens sur son territoire.

L’incitation à la migration est une arme politique entre les mains des autres pays de la région, notamment les États-Unis pour lesquels

Haïti représente un marché important et un pourvoyeur de main d’oeuvre pour les exploitations agricoles.Ce sont, en majorité des Haïtiens et des Latinos qui travaillent dans ces champs.

Les politiciens haïtiens, eux-mêmes, n’ont aucun intérêt à ce que les conditions changent. Au contraire ! Ils trouvent dans cette situation d’abord, les moyens pour justifier des persécutions politiques à l’encontre de leurs familles qui vont bénéficier de l’assouplissement de l’admissibilité des Haïtiens dans les pays d’accueil à titre de réfugiés politiques ; ensuite les moyens de faire fuir des adversaires politiques de taille capables de s’opposer à la démagogie politicienne et de travailler au changement du statu quo.

Voilà pourquoi les discours politiques sont toujours faux sur cette question. Pour nos politiciens, la migration est aussi une arme politique. Ils s’en servent pour le bénéfice de leur famille et, dans certains cas, pour chasser des opposants farouches.

Le second élément de non-dits qui m’a frappé est le silence de l’opinion publique sur le nombre croissant de parents haïtiens qui choisissent délibérément de donner naissance à leurs enfants à l’étranger. C’est aussi un aspect de la migration qui n’est pas suffisamment discuté. Quand j’ai dit que le peuple haïtien est un peuple migrant, je considère également cet aspect. Ce n’est pas la recherche de meilleurs soins qui motivent ces décisions.

Nul n’est dupe ! C’est la volonté de garantir un avenir moins incertain aux enfants dans des pays mieux structurés. Il s’ensuivra alors dans quelques décennies, une population haïtienne avec un fort pourcentage de jeunes, jouissant de double nationalité, qui auront logiquement tendance à vouloir vivre dans leur pays natal, n’étant pas natifs d’Haïti, pour bénéficier de meilleures opportunités d’études et de travail.

Cette situation n’est pas l’exode de cerveaux, mais elle équivaut à la fuite des espoirs, si l’éducation de ces enfants ne leur a pas inculqué un véritable sens d’appartenance morale à la nation haïtienne.

Lorsque le sens d’appartenance morale n’a pas été détruit par les frustrations ou la méconnaissance de la culture du pays, la fuite des cerveaux et la fuite des espoirs peuvent tourner à l’avantage du pays.

Une sorte de revers de la médaille.

Ainsi, ces Haïtiens, qui ont émigré ou qui sont nés à l’étranger, ayant acquis de l’expérience en évoluant dans des structures mieux organisées et bénéficié de formation dans des universités et écoles techniques plus avancées, pourront revenir contribuer à l’amélioration du cadre de vie. Comme je l’ai déjà dit, c’est une hypothèse comparable au gain de cerveaux, à la seule différence elle est subordonnée à l’éducation à la citoyenneté haïtienne.

Le dernier élément de non-dits que je voudrais adresser est la répercussion des transferts d’argent qui déterminent le poids économique de la migration haïtienne. J’ai déjà rappelé à quel point l’aide de la diaspora haïtienne compte dans la satisfaction des besoins élémentaires des familles. Toutefois, ce qui demeure un non-dit est que les salaires ne sont pas toujours raisonnables dans les pays d’accueil et que les immigrants haïtiens sont obligés parfois de vivre dans des conditions très simples, avec seulement accès à l’eau et à l’électricité, sans abonnement de télévision, de service d’internet, sans assurance de santé, etc. pour pouvoir subvenir aux besoins du reste de la famille vivant en Haïti.

Personnellement, quand je constate ce genre de situation, je vois qu’il s’agit d’un esprit de sacrifice. Car, même avec un salaire minimum, les conditions de vie sont, de loin, différentes de celles que connaissent des fonctionnaires et des professionnels qui sont réputés bien rémunérés en Haïti. C’est en fait une façon de dire que lorsque les charges familiales sont extrêmes lourdes en Haïti, elles continuent de peser sur l’existence des immigrants haïtiens soucieux et responsables.

Cependant, avec les rumeurs qui alimentent les fausses perceptions autour de la migration haïtienne, beaucoup de jeunes, ayant des parents ou des proches qui ont dû émigrer et qui s’efforcent de les épauler, persistent à croire que la richesse est à portée de main dans les pays étrangers. Cette croyance est le plus souvent affermie par la télévision et l’internet qui laissent comprendre que la réussite est au bout du moindre effort dans les pays mieux équipés. C’est en ce sens que la migration haïtienne participe d’une part à combattre la misère quotidienne, d’autre part à la déresponsabilisation de la jeunesse.

En Haïti, de nombreux jeunes, animés par l’espoir d’émigrer, abandonnent les études, se désintéressent de la vie publique, se soucient de moins en moins de leur utilité à la société haïtienne. Il est difficile de leur demander de créer une petite ou moyenne entreprise. Ils trouveront que c’est une insulte, car ils comprendront mal pourquoi un parent ou un proche, dans un pays plus avancé, voudrait les garder en Haïti pour gérer une entreprise.Leur souhait n’est autre qu’émigrer dans le souci de pouvoir jouir également de la douceur de la vie comme ils se l’imaginent.

Lors même que la migration haïtienne est d’une aide considérable à la population haïtienne, dans de telles conditions, elle ne peut contribuer à sortir le pays de l’impasse où il se trouve. Il y a donc trop de non-dits au sujet de la migration haïtienne. Il convient de les dénoncer pour annoncer un revirement des perceptions. Ce n’est qu’en faisant circuler des informations objectives que la migration haïtienne pourra cesser d’être une arme politique.

Enfin, il est certain que je ne pourrai jamais tout aborder dans le cadre de ce sujet complexe. Le dialogue n’est pas clos. Le débat demeure ouvert. Comment faire face à l’ampleur de ce phénomène pour mieux en cerner les enjeux sociaux, économiques et politiques ? Continuons à creuser pour découvrir les non-dits autour de la migration haïtienne.

 

Jasmin Dubellay

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