Appel aux ingénieurs agronomes haïtiens

Si le monde avait un début, la pensée a été toujours, dès son départ. Car, l’un des plus vieux récits historiques, la Bible, affirme qu’« au commencement était la parole », et scientifiquement la parole est la partie extériorisée de la pensée. Quelqu'un peut penser sans parler, mais ne jamais parler sans penser, arguer les spécialistes du langage. Introduire par le fragment de texte du vieux récit historique, c'est d'abord reconnaître que le développement du monde n'a jamais été autre que le développement de la pensée, et du même coup admettre que la pensée est le principal outil de référence du développement du monde. Cependant, la pensée n’est pas la propriété de tous les êtres vivants, mais elle est une spécificité humaine, estime Descartes. En ce sens, le langage c'est apriori la faculté qui fait la démarcation de l'homme des autres animaux. Néanmoins, suivant certains linguistes, il est difficile de conclure hâtivement que les animaux ne pensent pas, car certains animaux échangent entre eux et communiquent avec l'homme, les animaux développent un système de communication, donc ils pensent. Une approche qui est radicalement contestée par d'autres linguistes dont Benveniste. Pour le linguiste français, les animaux utilisent des « codes de signaux » qui n’obéissent pas ni à l'invention ni à l'imagination ou à la création. Le linguiste appuie sur les travaux du Zoologiste autrichien, Karl Von Frish, pour qu’il puisse comprendre que la communication animale est « stéréotypée ». En conséquence, si jamais les animaux ont le déficit de pensée, le destin du monde n'appartient pas à eux, mais uniquement à l'homme. Pour étant le seul animal doté de la pensée, c’est-à-dire architecte de la pensée, l'homme doit toujours se soumettre constamment à la réflexion pour trouver de meilleures idées facilitant l’évolution, l'embellissement et l'amélioration du monde auquel qu'on est appartenu. Donc, il est clair que le futur du monde ne dépend que de la pensée des hommes. C’est dans ce contexte que le lauréat de la médaille d’or de 2021, l'Ingénieur Samuel Pierre PhD., disait : « Je suis devenu ingénieur pour imaginer, concevoir et bâtir le monde de demain. » L'ingénieur considère que la pensée est l’élément primordial pour bâtir un monde meilleur, car la conception est la première étape de toute réalisation.

En Haïti, des Ingénieurs comme Samuel se font encore attendre, puisque les Ingénieurs haïtiens ne cultivent pas de valeurs qui sont soumises à la pensée, à la réflexion, à l'innovation et à la création, c’est-à-dire ils ne sont pas réflexifs. Néanmoins, cet article concerne plus spécifiquement les ingénieurs en agriculture, étant donné qu'ils ne font pas de la pensée un outil indispensable à la réalisation de leurs tâches. Ces Ingénieurs sont ceux qui le plus souvent, au lieu de penser, d'imaginer pour bâtir des éléments de solutions, préfèrent adopter des solutions bâties. Même si ce texte peut faire des mécontents, mais au nom de la vérité il ne faut pas l’écarter, car « la vérité est le plus haut critère de la parole ». Par contre, il serait insuffisant de seulement soulever le problème sans aucune tentative pour identifier des éléments logiques associés au problème évoqué, alors que vouloir mettre en cause des éléments associés au problème étalé, c’est déjà s'aventurer dans un vaste champ de questionnement. Dans ce cas, l’interrogation jugée la plus intéressante est celle-ci : pourquoi et comment parvenir à ces types d'Ingénieurs agronomes dans le pays ?

 

En effet, pour mieux appréhender la problématique afin d'avoir une meilleure compréhension d'elle et avec un coût mental le plus réduit possible, dans un premier temps il faut d'abord inscrire l’évolution du monde dans le développement de la pensée. Dans un second temps, il faut établir un parallèle entre plusieurs systèmes de formation et déterminer le fondement des centres de formations diplômantes du pays à partir du système de formation privilégié. Enfin, il faut analyser l’environnement auquel évoluent ces centres de formation afin d'établir une relation entre le bannissement de la pensée chez les ingénieurs en agriculture haïtiens et des contraintes symboliques exercées sur les centres de formation.

 

Les progrès du monde sont ceux de la pensée

Depuis à l'origine, les hommes ont été toujours des inventeurs, des créateurs, c'est-à-dire des penseurs. Lors des premières inventions de l'homme, ils inventent surtout pour mieux faire face aux contraintes de la nature ou à d'autres besoins qu'exige la vie en communauté. Par exemple, l'invention de l’écriture en Asie Mineure a été faite en vue de faciliter la communication et elle sert aussi à compter (énumérer). D'abord, on invente, on crée dans l’intention d’améliorer les conditions de vie, d’apporter une solution à un problème ou encore pour satisfaire le désir de l'homme. Imaginez-vous bien, que serait le monde d’aujourd’hui sans l'existence de la voiture, de l’avion, de l'internet, du téléphone, etc. ? En absence de l’imagination, hormis des éléments cités, on n’arriverait pas aussi aux technologies de l’information et de la communication, très utiles à l’humanité. Or, toutes ces technologies sont des contributions des architectes de la pensée, mais non pas de ceux qui utilisent bien quelques logiciels informatiques et qui se disent ingénieurs informaticiens.

En agriculture, différentes techniques et outils ont été développés pour pallier certains problèmes dans le monde agricole. Ces techniques et outils, exclusivement ils sont des fruits de la pensée. Au Moyen-Âge, constatant que les travaux agricoles ont été en quelque sorte très pénibles pour l'homme, pensant à les améliorer et augmenter l'efficacité du travail, on invente la charrue, un outil à traction animale. Plus près de nous, dans les années 50, aux États-Unis, pour modifier les effets du climat local sur le sol, le paillis, une technique de jardinage a été inventée. Quant à la technique push-pull, elle a été inventée par un entomologiste indien dans le but de lutter contre des insectes ravageurs du maïs au Kenya. Elle a été adoptée comme lutte biologique, puisque pour lutter contre les ravageurs dans le maïs dans le pays, on voulait d'abord éviter l'utilisation des produits chimiques ou des produits OGM dans la culture. En ce qui a trait aux Techniques culturales simplifiées (TCL), elles ont été développées en Amérique du Sud. Ces techniques ont été pratiquées afin d’éviter appauvrir les sols en matières minérales ou organiques, par l’érosion physique du sol ; puisque des scientifiques estiment que les sols travaillés mécaniquement sont vulnérables à l’érosion. Ce qu’il faut retenir de cette courte revue présentée, ces techniques ont été toutes créées et développées dans l'intention d’apporter de solutions à des problèmes spécifiques existants dans le monde agricole.

 

En Haïti, l'agriculture ne cesse pas de tirailler entre problèmes et solutions, qu’ils soient des problèmes ayant rapport au changement climatique ou autres, tandis qu'on assiste à des ingénieurs agronomes bien stériles. Certes, le manque de données scientifiques disponibles peut constituer un handicap aux ingénieurs, parce que pour développer des techniques ou des pratiques, il faut être au moins au parfum de l'état des faits. Mais fautifs ou pas, un fait est certain, les ingénieurs agronomes haïtiens sont assujettis aux techniques et pratiques développées ailleurs et qui ont bénéficié du label de la FAO, de l'USAID ou autres institutions internationales. Cependant, ces techniques et pratiques sont souvent non adaptables à la réalité locale (économique, sociale et environnementale). Mais, pour que ces pratiques ou techniques soient intégrées l'agriculture haïtienne, des soi-disant projets de développement ont été exécutés à cet effet. Ces projets tentent timidement une transformation de l'agriculture haïtienne en une agriculture conventionnelle, ce qui n’est pas réalisable pour faute de développement, alors que la tentative de l'agriculture conventionnelle traîne bon nombre de ces pratiques (augmentation de l'usage de l'engrais, tentative de mécanisation de l'agriculture, etc. ) dans le pays. En effet, l'agriculture devient plus coûteuse et elle a de plus en plus d’impacts négatifs non négligeables sur l'environnement. Boiteuses qu’elle soit, l'opération de transformation de l'agriculture paysanne en agriculture conventionnelle, elle est portée par les Organisations non gouvernementales, elles sont le principal outil exploité à cette fin. D'emblée, cette démarche justifie leurs interventions dans le milieu et elle rend dépendante de plus en plus l'agriculture locale de ces instances, car non seulement ce sont les ONG qui détiennent les moyens financiers nécessaires pour intervenir, mais les producteurs locaux deviennent aussi presque dépendants des techniques et/ou pratiques de l'agriculture importée ainsi que des ONG. L'agriculture n’est plus l'affaire des agriculteurs-paysans locaux, mais elle est sous coupe réglée de la communauté internationale. Comme cela, l'agriculture haïtienne est prise en otage par les acteurs internationaux à travers des ONG, un fait qui a été déjà relaté par d'autres penseurs. Ainsi pour le communiste haïtien, Jn Anil Louis-Juste, les ONG ont un objectif précis dans le pays, lorsqu'elles offrent un certain développement à la communauté locale, sous ce couvert, elles en profitent pour vulgariser des techniques et pratiques agricoles nouvelles dans le système agricole local. Ces techniques et pratiques sont vulgarisées dans un but bien particulier, qui n'est autre que l'ouverture de nouveaux marchés sous le contrôle du « capital ». Mais aussi, les projets des ONG sont liés à d'autres buts, c'est la maintenance de l'assistanat dans le pays. Toutefois l'agriculture proposée n'est pas faisable pour faute de développement, les producteurs auront toujours besoin de leurs assistances, et malgré l'assistance, l'agriculture ne couvrira jamais le besoin alimentaire du pays, ce n'est pas l'objectif, car il faut donc importer les produits alimentaires. Tout cela au profit du « capital ».

 

Peut-être, il y aurait des techniques développées par des ingénieurs haïtiens dans le pays, mais du fait qu’elles n'apportent rien au « capital », elles ne bénéficient pas de la bénédiction des institutions internationales, elles ne sont pas vulgarisées, donc elles restent inaperçues. Par conséquent, des techniques endogènes sont très rares et le système agricole en souffre d'elles. Afin d’éviter la réduction de l'agriculture paysanne à une agriculture importée au profit du « capital », des organismes comme la via Campesina, confédération des organisations paysannes, préconisent les savoirs et les savoir-faire locaux dans le processus de la production agricole. Car pour la confédération, ce sont les acteurs locaux qui connaissent mieux le contexte local (environnementale, économique, sociale) et donc capable de développer des techniques et pratiques adaptées à cette réalité.

Certains peuvent aussi évoquer le problème de l'insuffisance des moyens financiers pour concevoir et produire des solutions à des problèmes existants, donc pour expérimenter une idée. Dans une certaine mesure, la contrainte financière existe, mais elle ne doit pas être persistante. L'essentiel, il suffit de vous faire image d'un penseur, d'un concepteur, c’est-à-dire quelqu'un qui se met à produire des idées. Un reportage audiovisuel de Brut nature, média français, sur les réalisations de Pascal Poot, agriculteur et chercheur Français, peut s'en servir pour comprendre un peu. Cet agriculteur, en voulant créer des semences résistantes à la sécheresse et aux maladies, il expérimentait différentes cultures dans un espace très pauvre en eau, sans apport de l'engrais ainsi que des traitements phytosanitaires, pendant plusieurs années. Le chercheur a défini le cadre de son expérience ainsi, parce qu'il s’est dit, s'il ne se met pas à soigner ces cultures, il arrive que quelques d'entre elles arriveront à développer de la résistance contre des facteurs comme la sécheresse et des maladies. Et, de fait son intuition a été raisonnable, car  il a réussi à créer les variétés souhaitées. C'est de la semence paysanne. Même si par la suite, il allait être confronté à des obstacles dans ses productions, puisque des autorités françaises l'ont interdit la commercialisation de ses semences pour faute de licence. C’est l'effet du « capital ».

Si les Ingénieurs en agriculture haïtienne restent encore tributaires presque entièrement des techniques étiquetées par des institutions internationales, ce fait peut être associé à plusieurs facteurs, mais plus particulièrement au facteur de la liberté. Pour les spécialistes de la pensée politique, la liberté (démocratie) joue un rôle prépondérant dans la pensée. Il est évident que le terme liberté est utilisé hors contexte, mais cela n'empêche pas qu'il garde son sens. Et donc, la liberté reste l'un des piliers fondamentaux de la pensée, et la pensée à son tour est le socle du progrès. Donc, quelqu’un qui n’est pas libre qu'il soit dans sa conscience ou de manière physique arrive à penser difficilement ou ses pensées restent très limitées. Quoique la liberté de penser de l’individu peut confronter à plusieurs obstacles dont des contraintes politiques, l’effet de position, la précarité économique ou autres, mais dans cette affaire précise, c’est le système économique dominant du monde qui est mis en cause. Car, les écoles et les centres de formations diplômantes leurs laissent infliger voire courber sous ce système. Il canalise les formations vers un but, alors que les écoles sont les précurseurs des diplômés (ingénieurs). Une idée qui sera bien sûr développée à la fin du texte.

Les diplômés correspondent au type d'enseignement

Généralement, il y a une contradiction entre ce qu'on appelle l’éducation traditionnelle et l’éducation réflexive, selon la compréhension de Matthew Lipman, exprimée dans l'un de ses ouvrages. Pour l’auteur, il existe différents points de dissemblances qui diffèrent ces deux types d’éducation l'un de l'autre, mais restons sur deux (2) d'entre eux. Premièrement, dans l’éducation traditionnelle, l’enseignement c’est le transfert des informations scientifiques d'un détenteur vers ceux qui n’en détiennent pas. Et, dans l’éducation réflexive, l'enseignement c’est le résultat de l'interaction ou de la participation d'un groupe de recherche orientée par quelqu’un dit enseignant et dont l'objectif est la compréhension et le bon jugement. Deuxièmement, dans l'enseignement traditionnel, les apprenants accumulent de la connaissance en absorbant de l'information scientifique, et dans lequel un esprit éduqué est un esprit parfaitement bourré. Alors que, dans l’éducation réflexive, on attend à des apprenants qu'ils soient des penseurs réflexifs de plus en plus raisonnable et judicieux. Donc, le but n'est pas l’acquisition de connaissances, mais plutôt la capacité de connaître les relations. Le paradoxe évoqué par Lipman fait penser au débat (idées) contradictoire qui existait en France, sur l’éducation, entre les deux écrivains français de la renaissance, Montaigne et Rabelais : tête bien faite et tête bien pleine. L’expérience a montré qu'entre ces deux paradigmes, ceux qui s’approprient de la logique de la tête bien pleine développent peu souvent un esprit critique, alors que l'esprit critique fait progresser le monde. Par exemple, si John Maynard Keynes n’avait pas un esprit critique, il n'arriverait jamais à développer une pensée économique après avoir critiqué les Classiques. Chez les Classiques, l’économie s'est construite sur une vision linéaire de sa progression. En ce sens, chaque génération d’économistes partait des travaux de ses prédécesseurs tout en les améliorant. Dans le cas de Keynes, c’est une autre réalité. Il affirme clairement que les économistes qui lui étaient précédés s’étaient grandement trompés et qu'il fallait recommencer. Et, aujourd’hui dans les analyses économiques, le courant keynésien ne cesse de dominer la pensée économique.

 

 En Haïti, la formation traditionnelle est primée sur la formation réflexive. Une formation relative à une tête bien pleine et orientée est donc enseignée. En ce sens, dans les formations diplômantes on n’apprend pas aux étudiants à produire des solutions, mais plutôt à appliquer des solutions importées. Ce choix est fait par les écoles, car elles obéissent au réalisme du marché de l'emploi et des institutions internationales qui sont des construits du monde des capitalistes. D’abord, les écoles s’assurent qu'elles préparent une main-d’œuvre qualifiée pour le système établi, mais non pas des diplômés réflexifs. Lorsqu'on étudie la géographie industrielle du monde, on assiste à un pareil fait dans l’économie américaine, une anecdote qui peut-être hors contexte. L’économiste américain, Taylor, en vue d’améliorer le rendement du travail dans les industries américaines, il met en place l'organisation scientifique du travail. Le fameux économiste américain exige seulement aux ouvriers l'exécution de leurs travaux sans avoir besoin de comprendre. « On ne vous demande pas de penser _ déclare Taylor aux ouvriers_ il y a d'autres gens ici qui sont payés pour cela ». Il est en de même pour les techniciens haïtiens dans le domaine de l'agriculture, malgré qu’ils soient des ouvriers qualifiés (dans le sens du système), on ne leur demande pas de penser, il y en a d'autres qui sont placés pour cela (les spécialistes de la FAO, de l'USAID, etc.).

Donc, le souci de créer un diplôme pour servir l'employabilité des jeunes, c'est-à-dire la préparation d’une main-d’œuvre adaptée, conduit à négliger certaines préoccupations et détruit la capacité réelle de l’étudiant en génie. Par conséquent, beaucoup des diplômés s'inscrivent dans la logique de récital de formules et point de réflexion sur ces formules. Il est clair que les écoles ne sont pas libres, elles plient sous le poids du marché de l'emploi qui est une conception du monde capitaliste, alors que pour Hannah Arendt, « l'Université est le lieu servant de refuge à la vérité, et qui, en tant que tel, devrait donc être tenu à l’écart des pressions. » Or, les écoles haïtiennes ne sont pas tenues à l’écart des pressions du système capitaliste. Pour cela, on retient qu'elles ne sont pas libres et il n'est pas différent pour leurs produits (ingénieurs en agriculture).

En dépit de tout, on admet que tous ne peuvent pas être penseurs, mais il est bon d'efforcer de l’être, car on croit que le technicien efficace est celui qui peut utiliser son imagination au profit de tous, car sans la pensée les années avançaient, mais le monde n’avancerait jamais.

Lopkendy JACOB, libre penseur, Ing.-Agronome

Pour penser le développement d’Haïti, il faut l'inscrire dans une démarche idéologique.

Lopkendyjacobrne@gmail.com

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