Faut-il abolir les travaux forcés en Haïti ?

La recrudescence des phénomènes de criminalité, notamment dans les grandes villes du pays, ne cesse d’inquiéter la population. Les approches autour de la criminalité accrue opposent ceux qui revendiquent le durcissement des peines à ceux qui militent pour l’abolition de toutes les peines dégradantes, jugées incompatibles avec les droits humains. Les mouvements de défense des droits humains ont, effectivement, abouti à l’abolition de la peine de mort dans de nombreux pays. En Haïti, la Constitution de 1987 a consacré l’abolition de la peine de mort.

 

 

Cependant, la peine des travaux forcés demeure toujours en vigueur. Faut-il l’abolir? Cette question s’inscrit dans le cadre du débat sur l’utilité des sanctions pénales et des méthodes dissuasives et préventives contre la délinquance. Au fil de cet article, j’analyse avec un esprit critique des arguments d’ordre historique, juridique, économique, social et moral à l’appui soit du renforcement soit de l’abolition de cette peine dans un pays comme Haïti.

 

 

Du point de vue historique

 

 

Les partisans du maintien de la peine des travaux forcés font remarquer que l’histoire contemporaine distingue l’esclavage des travaux forcés. Les nouvelles formes d’esclavage sont aujourd’hui condamnées, et que les travaux forcés au bénéfice de l’État ne doivent pas être assimilés à l’esclavage.

 

 

Dans le cadre de cette logique, les pratiques d’exploitation de l’homme par l’homme à des fins privées sont pénalement répréhensibles. Ainsi, le proxénétisme (prostitution forcée) la traite ou le trafic d’être humain, la torture, etc. font l’objet de sanctions pénales.

 

 

D’un autre côté, les premiers arguments à l’appui de l’abolition de la peine des travaux forcés se fondent aussi sur des considérations historiques. L’histoire a démontré que les travaux forcés remontent à des périodes lointaines et ont pris des formes spécifiques en fonction des milieux et des civilisations. Il pouvait s’agir du servage, dans les sociétés féodales ; de l’esclavage, dans les colonies d’exploitation. Perçus comme des modes de production économique, ces pratiques ont traversé des siècles jusqu’à devenir inutiles avec le développement des techniques et des moyens scientifiques ayant rendu la production économique plus rentable.

 

 

Le progrès technique n’est pas le seul facteur explicatif de la disparition de ces formes d’exploitation. Les courants de pensée philosophique et humanitaire qui allaient jeter les bases des sociétés modernes, ont largement contribué à changer les regards sur les conditions de travail de l’homme. Au cours du XVIIIe et XIXe siècles, la pratique de l’esclavage a été jugée contraire aux droits naturels de l’humanité.

 

 

Des penseurs, des philosophes se sont érigés en défenseur de la dignité humaine pour dénoncer l’injustice à la base de l’esclavage même s’il a servi à l’enrichissement de leur pays. Les mouvements de pensée d’alors ont sonné le glas de l’esclavage et tracé la voie aux militants humanitaires du XXe siècle qui vont revendiquer la suppression de toutes les formes d’exploitation de l’homme.

 

 

L’histoire a démontré que la main d’œuvre servile dénaturait l’homme, que le servage et l’esclavage s’opposent, par leur nature, au sens noble du travail. Sur cette base, les militants de droits humains soulignent, avec énergie, l’intérêt d’abolir toutes les pratiques qui rappellent l’esclavage.

 

 

Cette idée trouvera un écho favorable au sein des organisations internationales qui vont voter des conventions condamnant toutes les formes de domination, de torture et d’exploitation.

 

 

En considérant l’histoire d’Haïti qui a été le premier État d’Amérique à mener jusqu’au bout une révolution antiesclavagiste, la question de l’abolition des travaux forcés, sous quelque forme que ce soit, ne devrait même pas se poser. Mais, paradoxalement, la première République noire indépendante allait reproduire des institutions qui ne cadraient pas avec l’idéal de liberté et de dignité auquel aspiraient les nouveaux libres.

 

 

Les premiers gouvernements ont instauré le « caporalisme agraire », un système d’exploitation agricole qui rappelle l’esclavage et qui ne tardera pas à soulever le mécontentement populaire.

 

 

Tout au long du XXe siècle, l’État haïtien, toujours épris de l’idéal de liberté et de dignité humaine, a pris part aux conventions internationales contre les formes de domination et d’exploitation. Des efforts ont été effectués dans le sens du respect des droits et des libertés fondamentaux et de la volonté de garantir, aussi bien aux personnes condamnées par décision judiciaire, un traitement digne. La peine de mort fut ainsi abolie. Mais, demeure la peine des travaux forcés qui, dans un État ayant combattu l’esclavage, au cours de son histoire, devrait être logiquement abolie bien avant la peine de mort.

 

Historiquement, toutes les pratiques analogues à l’esclavage, même dans l’intérêt de l’État, devraient inspirer en Haïti la plus grande horreur.

 

Du point de vue historique, l’État haïtien qui a pu être forgé au prix de luttes sanglantes pour éliminer les conditions déplorables d’existence des Noirs, dépouillés de leur dignité, leur liberté, travaillant comme des bêtes de somme, a le plus grand intérêt à abolir la peine des travaux forcés.

 

Du point de vue juridique

L’Organisation Internationale du Travail a voté, en 1957, une convention interdisant toute forme de travail forcé ou obligatoire. Cette Convention prévoit cependant des exceptions quand il s’agit :

• Du travail exigé dans le cadre du service militaire obligatoire

• Du travail relevant des obligations civiques normales

• Du travail imposé par suite d’une condamnation prononcée par une décision judiciaire.

 

 

La Convention établit ainsi que dès lors que le travail est exécuté au profit de l’État et sous le contrôle des autorités publiques, il rentre dans le cadre des exceptions et par conséquent n’est pas en contradiction avec le respect des droits humains. Les adeptes de l’application continue de la peine des travaux forcés s’appuient sur les exceptions en la matière pour conforter leur position.

 

 

Néanmoins, l’idée de l’abolition de la peine des travaux forcés trouve également son fondement juridique dans l’ensemble des conventions internationales. Les conventions onusiennes ont largement influencé les systèmes juridiques au niveau mondial. Elles ont forgé le bouclier des principes contemporains des droits humains. La convention des Nations unies contre la torture et les traitements cruels, inhumains ou dégradants a été conclue en 1984. Le pacte international relatif aux droits civils et politiques, garantissant que toute personne privée de liberté doit être traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine, a été voté par l’Assemblée générale des Nations unies, le 16 décembre 1966.

 

 

En 1957, l’Organisation internationale du Travail a voté une convention concernant l’abolition du travail forcé qui allait rentrer en vigueur deux plus tard. Le Protocole de 2014 relatif à la convention sur le travail forcé s’impose comme un instrument juridique contraignant. Les États membres se doivent de mettre en place tous les moyens nécessaires pour éliminer les formes de torture et d’exploitation.

 

 

Les conventions de Genève de 1929 et 1949 posent l’interdiction formelle de contraindre même les prisonniers de guerre aux travaux forcés. L’ensemble de toutes ces conventions forment le cadre juridique de l’abolition de la peine des travaux forcés.

 

 

La mise en vigueur de ces conventions a entrainé des réformes dans le cadre de diverses législations nationales qui ont, du fait, supprimé la peine des travaux forcés. En s’inscrivant dans la logique des conventions, une personne condamnée ne cesse nullement d’être un humain. Elle doit continuer à bénéficier de traitement respectueux de son humanité et de sa dignité.

S’il est vrai que son comportement s’est révélé néfaste au reste de la société, il n’en demeure pas moins certain qu’un être humain mérite un traitement digne même dans le cadre de l’exécution des sanctions pénales.

 

 

Ainsi, est-il constant que mêmes les prisonniers de guerre, des individus ayant pris les armes contre l’intérêt de l’État, ne doivent pas être soumis à des travaux forcés.

 

L’État haïtien s’est également engagé dans la voie de la promotion des droits de l’homme. Des efforts appréciables ont été réalisés, il faut le dire, mais le manque continu des moyens matériels et économiques ne cesse d’entraver le cours du changement. Par ailleurs, la réalisation des réformes souhaitées par les conventions, nécessite surtout de la volonté politique. Il est grand temps que les dirigeants fassent davantage la promotion de ces Conventions en prenant de nouvelles lois portant sur la réforme du régime des peines et la prévention de la récidive.

 

 

Jasmin Du Bellay

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES