Faut-il abolir la peine des travaux forcés en Haïti ?

( Deuxième partie)

Du point de vue économique

 

 

Les prisonniers vivent aux frais de l’État. Leur nombre est en augmentation en raison de la montée de la criminalité. Du coup, l’État, déjà faible, est confronté à la charge croissante d’entretenir les prisons et les détenus. Le constat de cette réalité amène à considérer le maintien de la peine des travaux forcés comme un moyen pour l’État de faire travailler en compensation des détenus qui lui coûtent extrêmement cher.

 

Ainsi, l’État pourrait effectuer un peu d’économie, car les prisonniers, soumis aux travaux forcés, rapporteraient plus qu’ils ne coûtent à l’État.

 

 

Les prisonniers pourraient, en effet, être affectés à la réparation des routes, au ramassage des ordures, à des activités agricoles, etc. L’exécution des travaux forcés rendrait de ce fait d’énormes services à l’ensemble de la population. Ainsi, ceux qui se retrouvent écroués pour avoir provoqué la rupture de l’ordre social par leur comportement dangereux ne seraient pas entretenus, soignés et nourris aux frais de la République ; les travaux forcés constituent un moyen pour qu’ils paient par eux-mêmes le coût de leurs besoins.

 

 

Par ailleurs, l’idée de l’abolition de la peine des travaux forcés repose également sur des arguments d’ordre économique. La gestion des prisons et des prisonniers implique effectivement un coût élevé pour l’État. Le coût journalier d’un prisonnier (alimentation, entretien, médicament, surveillance, maintenance, transport, accueil des familles, etc.) à la charge de l’État est plus élevé que celui d’un citoyen libre et qui contribue à la recette fiscale de la République. Les condamnés deviennent de lourdes charges que l’État a de plus en plus de mal à gérer adéquatement.

 

 

Face au nombre croissant de détenus, le budget de la direction de l’administration pénitentiaire (dans les 500 millions de gourdes environ) se révèle insuffisant pour assurer la gestion de tous les centres carcéraux du pays. Dans les prisons haïtiennes, les condamnés font face à une situation de famine et de précarité des soins on ne peut plus critique. Ils sont plus susceptibles d’être emportés par la faim et la maladie que d’être rongés de remords pour avoir causé du tort à la société. Le manque de moyens de l’État affecte considérablement la qualité du traitement qu’ils auraient dû recevoir en tant qu’êtres humains.

 

 

Dans ce contexte, les prisonniers ne sont pas seulement de charges pesantes pour l’État, mais aussi pour leurs familles qui se trouvent obligées de les soutenir au cours de l’exécution de leur peine. Avec le taux de chômage déconcertant en Haïti, il n’est pas difficile de comprendre que la plupart des familles vivent dans des conditions extrêmement précaires. Dans l’hypothèse où elles doivent épauler un membre incarcéré, leurs conditions de vie s’aggravent à la fois moralement et économiquement. En prenant en compte, entre autres, le coût du transport et de la préparation de la nourriture par jour, les dépenses de la famille augmentent significativement, et ajoutent, pour ainsi dire, aux difficultés quotidiennes.

 

Au regard de la réalité économique d’Haïti, les détenus coûtent trop cher à l’État. Ce défaut de moyens fait qu’ils vivent dans des conditions indignes et inacceptables dans la logique des conventions internationales.

 

Comment pallier une telle situation ?

 

La construction de nouvelles prisons ne peut être envisageable, car l’État souffre déjà gravement de déficience de moyens.

 

La concession des prisons pourrait être une solution. L’État aurait alors confié la gestion matérielle des prisons à des entreprises privées capables de garantir leur bon fonctionnement, mais garderait la gestion administrative (direction, greffe, surveillance). Le mode de gestion par concession pourrait aider à améliorer les conditions de vie carcérale.

 

 

Si ce mode de gestion peut, par ailleurs, garantir un meilleur traitement des prisonniers, il présente un côté pervers qu’il importe de débusquer. Les entreprises privées assurant la gestion des prisons ont tendance à exiger de l’État une politique pénale privilégiant les condamnations à temps ferme. Car, elles ont besoin de la main d’oeuvre carcérale pour assurer leur production. Il y a alors le risque de voir plus de gens condamnés à des peines d’emprisonnement. Bref, le risque d’exploitation n’est pas éliminé.

 

Du point de vue économique, il serait mieux de trouver d’autres moyens pour punir et contrôler les prisonniers en les rendant utiles à eux-mêmes et au reste de la société.

 

 

Du point de vue social et moral

 

 

Sur le fondement de l’intérêt social et moral, il apparait judicieux de faire travailler les prisonniers dans la perspective d’alimenter un fonds de réparation des victimes de la criminalité. En soumettant les détenus aux travaux forcés, ils pourraient payer leurs dettes à la société et à leurs victimes. Ils contribueraient ainsi au progrès social et pourraient découvrir le véritable sens de leur vie.

 

 

En revanche, sous l’angle social et moral, l’idée de l’abolition de la peine des travaux forcés s’assoit sur le respect des conditions de travail telles qu’elles sont prescrites par le droit du travail. Les normes sociales exigent un salaire raisonnable et décent, une limitation des heures de travail, le droit à des indemnités, un environnement de travail sain et sécure, etc. Peut-on espérer de telles conditions de travail dans une prison ou en étant prisonnier ? Nul n’a besoin de triturer son esprit pour aboutir à une réponse logique.

 

 

En effet, en prison, et en étant prisonnier, les conditions de travail ne peuvent être comparables à celles des citoyens libres et respectueux de la loi. Il y a déjà la privation de liberté et la déchéance de certains droits qui changent tout dans le milieu carcéral.

 

Le prisonnier est en droit de revendiquer le respect de sa dignité, mais il lui sera quasiment impossible de faire valoir son droit de grève ou de revendiquer la hausse du salaire par exemple. En prison ou étant condamné à des peines de longue durée, l’individu est limité dans les décisions qu’il peut prendre concernant sa propre vie.

 

Frappé par l’incapacité de décider par lui-même si oui ou non il veut travailler, puisqu’il y est condamné, l’individu retombe dans des conditions qui rappellent bien évidemment l’esclavage. Or, comme je l’ai fait remarquer plus haut, l’État haïtien n’a pas formulé de réserves quant à la mise en application des conventions internationales interdisant les traitements indignes et toutes les formes d’exploitation de l’homme.

 

L’abolition de la peine des travaux forcés apparait alors comme une conséquence logique de l’implémentation des principes de droits humains.

 

De plus, dans un pays comme Haïti où le taux de chômage atteint des proportions alarmantes, accorder la priorité aux travaux forcés, donc, faire travailler les prisonniers revient à augmenter le chômage au sein de la société. Beaucoup de gens au chômage et respectueux de la loi sont disposés à travailler, mais ne peuvent décrocher un emploi. Plutôt que de soumettre des prisonniers à des travaux forcés, l’État ferait mieux de confier ces activités à des membres de la société qui ne sont pas en violation de la loi. Les cotisations sociales des gens que l’État ferait travailler rapporteraient plus que l’économie qui pouvait être réalisée en recourant à la main d’œuvre carcérale.

 

Du point de vue social, je dois aussi souligner les risques d’évasion. L’organisation et l’exécution des travaux forcés requièrent la mise en place d’un important système de surveillance et de contrôle. Les défaillances de l’État justifient son incapacité à assurer la sortie des prisonniers sans aucun risque pour le reste de la société. C’est l’une des raisons pour lesquelles la peine des travaux forcés, quoique toujours en vigueur, n’est jamais appliquée.

 

En conclusion, les positions sont mitigées sur la nécessité d’abolir la peine des travaux forcés en Haïti. Les abolitionnistes fondent leurs arguments sur le respect des principes de droits humains. Bon nombre de législations au niveau mondial adoptent ces principes et ont opéré des réformes consacrant l’abolition de la peine des travaux forcés. L’État haïtien s’est engagé également à respecter les droits humains. Étant un État fondamentalement anti-esclavagiste, Haïti est face à la nécessité historique de continuer la lutte pour la suppression de toutes les conditions sociales deshumanisantes.

 

L’exécution de la peine des travaux forcés présente, certes, quelques avantages pour l’État. Toutefois, en comparaison avec les risques et les couts afférents à son application, l’État haïtien gagnerait plus à mettre en place des institutions de prévention de la récidive et d’accompagnement psychologique et sociologique pour faciliter la sortie de la délinquance.

 

Jasmin Du Bellay

 

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