Haïti  : la fatigue de l’humanitaire  ?

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Tandis qu’Haïti poursuit sa descente en enfer, l’ONU appelle à davantage d’aide. Les lunettes humanitaires ne permettent cependant pas de comprendre la situation actuelle, et tendent à occulter les pouvoirs et responsabilités – dont celle de la communauté internationale –, au risque de servir le statu quo dont les Haïtiens et Haïtiennes ne veulent pas.

 

Selon les dernières estimations de l’ONU, 4,9 millions d’Haïtiens et Haïtiennes, soit 45% de la population, ont besoin d’une assistance humanitaire. Et ils seraient 5,6 millions en insécurité alimentaire. Au cours de ces derniers mois, l’institution internationale n’a eu de cesse de réviser à la hausse ses besoins de financement pour venir en aide à Haïti. En vain jusqu’à présent, puisqu’elle n’a reçu que 14% des fonds demandés [1]. Alors que les médias occidentaux évoquent régulièrement «  la fatigue d’Haïti  », ils passent sous silence la fatigue de l’humanitaire.

 

Le séisme du 12 janvier 2010 fut le marqueur des impasses de l’aide internationale humanitaire, et du «  système  » qu’il était devenu. La déferlante chaotique d’ONG, de militaires, d’équipes de secours, d’agences internationales suivit la grande médiatisation et accompagna l’émotion mondiale suscitée par la catastrophe. S’en suivit (logiquement) une absence de coordination, la confusion entre visibilité et efficacité – chaque pays mettant en avant «  son  » aide  ; les ONG s’étant lancées dans une concurrence entre elles pour passer aux «  infos –, alimentant une vision faussée, empreinte de néocolonialisme, de la situation.

 

Ce fut la course à qui était «  le premier sur place  ». Faisant ainsi de cette place un terrain vierge ou une jungle, où les dix millions d’Haïtiens et Haïtiennes qui y vivaient, étaient réduits au rôle de victimes impuissantes et massives qu’il fallait sauver. L’aide internationale d’urgence confirmait ainsi qu’elle était fondée sur un déni  : ce sont les personnes sur place qui sauvent, dans les premiers jours, le plus de vie. La logique humanitaire s’imposa très vite  : contournement des institutions publiques, évitement des acteurs locaux – réduits au rôle de sous-traitants pour la mise en œuvre de projets décidés ailleurs, sans consultation –, surenchères de promesses d’argent jamais (entièrement) respectées, financements concentrés dans les mains des acteurs internationaux [2], etc.

 

Puis vint, rythmées par les anniversaires du séisme, l’heure des bilans. Une relative humilité remplaça les prétentions des premiers jours. On s’employa à des éléments de langage – on parla de «  semi-réussite  », de «  progrès  », de résultat «  mitigé  » –, en demandant d’être raisonnable et patient – «  il n’y a pas de remède miracle  » –, et en rejetant la faute sur l’État haïtien, voire sur la population elle-même. De toute façon, la grande majorité des humanitaires avaient déjà quitté la «  République des ONG  », pour repartir vers d’autres catastrophes (médiatisées) [3]. Mais au-delà du tremblement de terre de 2010, la situation d’Haïti est en soi un révélateur de la logique humanitaire  ; de ses limites, de ses contradictions et de ses impasses.

 

DE 2010 À 2022

 

Pas plus qu’elles n’avaient tiré, en 2010, les leçons des ratés de leurs interventions lors de catastrophes précédentes, et tout particulièrement suite au tsunami de 2004, les organisations internationales ne semblent avoir appris quoi que ce soit de l’échec de plusieurs décennies d’interventions en Haïti. Ou, plus exactement, cette connaissance n’a pratiquement rien changé à leur manière d’agir. L’un des paradoxes de l’aide humanitaire internationale est, en effet, de bénéficier depuis longtemps d’études et de documents sur ses «  dysfonctionnements  », ainsi que sur les raisons de ses fourvoiements répétés, sans que cela n’ait entraîné, sinon à la marge, une réorientation de son action.

 

Ainsi, deux des nœuds problématiques de l’action humanitaire – à savoir la «  localisation  » et les relations avec les organisations locales – restent toujours aussi serrés. Le gouvernement et les organisations haïtiennes ne reçurent directement que 1,4 % des 2,4 milliards de dollars rassemblés par les Nations unies à la suite du séisme de 2010 [4]. En Haïti comme ailleurs, l’essentiel des financements de l’aide humanitaire internationale fut capté par les grandes ONG et les instances onusiennes.

 

Suite aux critiques répétées, des engagements furent pris afin de rééquilibrer quelque peu la balance. Ainsi, lors du premier Sommet international de l’humanitaire, en mai 2016, à Istanbul, on s’engagea à verser un quart des financements humanitaires aux acteurs locaux et nationaux (gouvernements, ONG, organisations de la Croix Rouge ou du Croissant Rouge, etc.) « aussi directement que possible », à l’horizon 2020. Mais, en 2021, seul 1,2% de l’aide humanitaire internationale a été directement versé à des ONG locales [5]...

 

L’aide post-séisme en 2010 avait révélé, à grande échelle, le manque de compréhension, de coordination, d’ancrage, d’articulation avec les communautés locales, des organisations humanitaires internationales. Le 14 août 2021, un tremblement, heureusement beaucoup moins meurtrier, frappa à nouveau Haïti  ; cette fois dans le Sud du pays. Une organisation a interrogé 1251 Haïtiens et Haïtiennes afin de savoir si l’intervention internationale avait correspondue à leurs attentes, et comment, de manière plus générale, elle était perçue. Les résultats sont significatifs  : 85% des personnes interrogées ne comprennent pas du tout comment l’argent de l’aide humanitaire est dépensé dans leurs communautés, et 54% d’entre elles n’estiment pas avoir été consultées. Les deux-tiers ne se montraient pas satisfaits avec les services fournis par l’aide d’urgence. Le manque d’appropriation locale demeure important et se traduit par un manque de confiance des Haïtiens et Haïtiennes envers les humanitaires [6].

 

Il est vrai qu’au vu des conditions de vie – aussi mauvaises et souvent pire qu’auparavant – de la population de ce pays des Caraïbes, c’est l’ensemble de l’aide – y compris l’aide au développement – et des interventions internationales – quelles soient privées ou publiques, militaires ou civils, émanant des agences onusiennes ou des ONG – qui est remis en cause. Ainsi, Luis Amalgro, secrétaire général de l’Organisation des États Américains (OEA), a tout récemment affirmé que la coopération internationale avec Haïti est l’un des « plus importants et manifestes » échecs, fruit de « 20 ans de stratégie politique erronée » [7]. Reste qu’en Haïti (et ailleurs le plus souvent), l’humanitaire tend à se présenter comme le porte-drapeau et la justification de la communauté internationale, et à formater l’aide aux conditions de l’humanitaire [8].

 

CAUSES ET (DÉ)RAISONS

 

À force de ne regarder Haïti qu’à travers les lunettes de la crise humanitaire, on s’interdit de penser la situation et, plus encore, d’envisager une solution. Certes, on parle désormais «  d’urgence complexe  », de «  crise multiforme  ». Mais, si les éléments de langage se complexifient, la vision et la dynamique, elles, restent les mêmes. À proprement parler, il n’y a pas de «  crise  » – tant celle-ci s’inscrit dans la longue durée et s’enracine dans des tendances historiques structurelles –, et ses causes ainsi que son possible dénouement ne relèvent pas de l’humanitaire.

 

Si le séisme de 2010 s’était produit ailleurs – dans les pays voisins, à Cuba ou aux États-Unis par exemple –, il n’aurait pas été aussi destructeur. C’est moins la magnitude du tremblement de terre que l’absence d’accès aux services sociaux de base, la pauvreté, le chaos urbanistique, la faiblesse des infrastructures et institutions publiques, qui expliquent l’ampleur des destructions et le nombre de victimes. En réalité, la catastrophe avait déjà eu lieu, et elle se confondait avec les inégalités et la dépendance, le manque de politiques publiques et de mécanismes de prévention, la gouvernance d’une oligarchie prédatrice, sous tutelle internationale, qui avait hypothéqué l’intérêt général.

 

Au lendemain du tremblement de terre, la communauté internationale prétendait «  Reconstruire en mieux  ». Non seulement, la reconstruction échoua en grande partie, mais, douze ans plus tard, les Haïtiens et Haïtiennes vivent aujourd’hui moins bien. Entretemps, de 2010 et 2022, Haïti a été frappé par l’émergence de l’épidémie de choléra (introduite – involontairement – par les Casques bleus présents sur place [9]), une série d’ouragans – les plus dévastateurs, furent ceux de 2012 et de 2016 – et le séisme du 14 août 2021, qui a fait plusieurs milliers de morts. De fait, Haïti est classé parmi les Petits États insulaires dépendants, les plus vulnérables au changement climatique [10]. À tout cela est venu s’ajouter, depuis fin 2018, l’explosion de l’insécurité, parallèlement à la montée en puissance de bandes armées, liées à la classe dirigeante. Le pays est piégé dans un cycle infernal de crises et de catastrophes dont l’aide humanitaire ponctue les étapes.

 

L’humanitaire – et, plus largement l’aide internationale – ne peut être responsabilisée pour des problèmes qu’elle est incapable de résoudre et qui ne relève pas de son registre d’intervention. Ce serait lui faire un mauvais procès. Mais, c’est justement sa substitution aux acteurs et actrices, ainsi qu’aux modalités d’action à même d’affronter ces problèmes et de les résoudre, qui doit lui être reprochée. Renforcer l’agriculture paysanne, appuyer la production locale, mettre en œuvre des politiques publiques et remonter les tarifs douaniers s’avèreraient nettement plus efficace que toute l’aide alimentaire du monde. Et le constat vaut pour les autres secteurs  : santé, environnement, éducation, etc.

 

À l’encontre de ce que les humanitaires prétendent régulièrement, leurs actions interviennent dans un champ de forces sociales (locales, nationales et internationales) qu’elles bousculent ou consolident. Et ce d’autant plus, qu’elles s’inscrivent dans des tendances politiques et économiques néolibérales convergentes, et qu’elles sont marquées par une inégalité d’accès aux médias, aux autorités, aux financements et – en Occident –, à la légitimation d’un discours qui fait sens.

 

DÉPOLITISATION ET PRIVATISATION

L’humanitaire ne serait-il que l’un des effets de la descente en enfer dans laquelle Haïti est plongé ces dernières années  ? C’est, en tous les cas, ce que ses protagonistes affirment. Et de reprendre à leur compte la revendication qui s’est imposée sur place  : la tâche de trouver une solution à la crise revient aux Haïtiens et Haïtiennes. Au lendemain du 12 janvier 2010 – comme à chaque catastrophe largement médiatisée –, cependant, à l’heure où il fallait occuper le devant de la scène médiatique et solliciter donateurs et bailleurs, ils avaient témoigné de nettement moins d’humilité… La responsabilité de l’humanitaire n’en est pas moins engagée dans la situation présente en Haïti.

 

Michael Barnett, a synthétisé la mécanique de l’humanitaire. Celle-ci, à travers ses discours et bonnes intentions, «  fait disparaître de manière magique le pouvoir  ». Et de conclure  : «  les humanitaires sont très sensibles au pouvoir que les États ont sur eux, mais ils ont été étonnements insensibles au pouvoir qu’ils détiennent sur ceux qu’ils veulent aider  » [11]. Par effet miroir, cet hors-champ révèle une insensibilité au pouvoir que le marché exerce – sur eux comme sur l’ensemble des acteurs et actrices – et, plus largement, une indifférence à l’asymétrie de pouvoir qui s’est renforcée au profit des acteurs privés.

L’État, décrété trop faible et trop corrompu, les organisations sociales, trop politiques et trop ancrées dans leurs communautés, il ne reste plus aux ONG et institutions internationales qu’à faire ce qu’elles ont toujours fait, c’est-à-dire agir à leur guise, multiplier les projets, en éludant les autorités publiques et en sous-traitant les associations locales, pour ne rendre compte qu’à leurs bailleurs et donateurs. Quitte à déplorer ensuite le manque de leadership, la non-participation des organisations haïtiennes et l’affaiblissement des institutions publiques auxquels elles ont elles-mêmes contribué. Et de s’étonner enfin qu’au moment de partir, la transmission des projets aux ministères concernés échoue quasi systématiquement.

 

Bien sûr, cette appréhension de l’État haïtien et des organisations sociales relève davantage d’une vision idéologique que d’une analyse explicite  ; les États du Sud sont «  naturellement  » ou trop faibles ou dictatoriaux, corrompus ou incapables. De toute façon en manque de légitimité. Plutôt que de les obliger à une réflexion sur le bien-fondé de leur action, les humanitaires en concluent à leur propre légitimité. Dans les faits, cependant, le discrédit de l’État et celui des ONG opère comme des vases communicants. Les Haïtiens et Haïtiennes estiment à juste titre qu’aucun contrat social ne les lie aux uns et aux autres, et que l’État tout autant que les organisations internationales agissent en-dehors de leur contrôle, sans les consulter et sans rendre compte.

 

L’idée que, confrontés à la déficience des services sociaux de base, à une classe politique prédatrice et à un État en déliquescence, les acteurs et actrices en Haïti entendent refonder les institutions publiques, réaffirmer leur souveraineté populaire et assurer le contrôle sur leurs responsables, plutôt qu’appeler les urgentistes et les autres à prendre en charge les hôpitaux, les écoles, l’agriculture, etc., et les agences internationales à piloter leur gouvernement, ne semble pas avoir effleurée les humanitaires.

S’impose d’autant plus facilement dès lors, dans un contexte mondial favorable au libre-échange, le phénomène de privatisation par voie humanitaire, analysé par David Harvey [12]. Que ce soit au nom de la liberté et de l’efficacité, afin de faciliter les échanges commerciaux ou, plus cyniquement, de s’accaparer des ressources publiques, toujours est-il que la dynamique de la classe politique et de l’oligarchie haïtiennes, de la communauté internationale et des acteurs humanitaires a convergé dans le délestage de l’État.

 

OCCULTATION DU POUVOIR ET POUVOIR D’OCCULTATION

 

Mais l’occultation des rapports inégaux de pouvoirs intervient également à un autre niveau. La situation dramatique actuelle en Haïti plonge ses racines dans une histoire coloniale et néocoloniale au long cours. Et, plus récemment, dans la réponse de l’oligarchie haïtienne au soulèvement populaire de 2018-2019 [13]. Celui-ci entendait rompre avec la corruption et l’impunité, les inégalités et la dépendance, la pauvreté et la prédation de l’élite  ; soit s’attaquer aux causes sociales à l’origine du cycle de crises et interventions étrangères à répétition. Les acteurs internationaux tendent à ignorer à la fois ce contexte, ce mouvement social, ainsi que ses protagonistes, et les raisons directement politiques à l’origine de la descente en enfer actuelle. Une triple occultation est à l’œuvre.

 

Les liens entre les bandes armées et des membres du monde des affaires et de la classe politique sont connus et régulièrement dénoncés [14]. L’insécurité et la violence des gangs ont largement été entretenues et instrumentalisées par l’équipe au pouvoir [15]. Et ils ont cyniquement réussi à ce que les questions à l’agenda du soulèvement populaire de 2018-2019 soient remplacées par celles du sécuritaire et de l’humanitaire, bien plus facilement appréhendables par la communauté internationale, et garantes du statu quo.

 

Les gangs aggravent la situation humanitaire directement – par la multiplication des massacres et exactions – et indirectement – en freinant, compliquant ou bloquant l’accès aux sinistrés. Ainsi en va-t-il non seulement de la majeure partie des quartiers de la capitale, Port-au-Prince, mais aussi de la route, aux mains des bandes armés depuis juin 2021, qui mène de celle-ci au Sud du pays, affecté par le dernier tremblement de terre, et qui est [16].

 

Les plus importants bailleurs de l’aide humanitaire en Haïti [17], pour la plupart réunis au sein du Core Group – composé des ambassadeurs d’Allemagne, du Brésil, du Canada, d’Espagne, des États-Unis, de France et de l’Union européenne, du représentant spécial de l’Organisation des États américains et de la représentante spéciale des Nations unies – sont aussi les principaux soutiens d’un gouvernement illégitime et discrédité, accusé d’avoir partie liée avec les gangs et d’entretenir la violence et le délitement de toutes les institutions.

 

De manière plus générale, on tend à imposer le narratif humanitaire – avec ses mots clés : «  chaos », « violence aveugle », « accès aux soins », « sauver le maximum de vies possibles », etc. –, qui met à distance les questions d’impunité, de choix de société, de changement – bref, la dimension politique –, et tient opportunément hors-champ toute interrogation sur les causes, les responsabilités et les ressorts de la situation présente.

 

Enfin, le mouvement social inédit de 2018-2019 a donné à voir de façon éclatante la polarisation de la société haïtienne, en opposant, d’un côté, une convergence de syndicats, d’ONG, d’organisations de femmes et de paysans, d’associations de droits humains et d’églises, et, de l’autre, l’oligarchie haïtienne et ses sbires. Les premiers ont conflué autour de la revendication d’une «  transition de rupture  », formalisé dans l’accord de Montana du 30 août 2021 [18]. Les signataires entendent rompre avec «  la gouvernance sous tutelle internationale  » [19] et engager une transition de deux ans avant d’organiser des élections. Or, s’y opposent, non seulement la classe dirigeante haïtienne, mais aussi Washington et ses alliés.

 

En se focalisant sur une compréhension décontextualisée de la pauvreté – Haïti n’est pas seulement le pays le plus pauvre d’Amérique latine, il est aussi le pays le plus inégalitaire du continent le plus inégalitaire au monde –, en refusant de reconnaître les causes et les responsabilités des différents acteurs dans la situation actuelle, en feignant de ne pas voir que les plus grands promoteurs de l’aide internationale sont aussi ceux qui bloquent tout changement – y compris en mettant en avant le double discours sécuritaire et humanitaire –, et en n’interrogeant pas la place et le rôle qu’ils tiennent ou qu’on leur fait jouer, les humanitaires ne contribuent-ils pas à entretenir la configuration asymétrique de pouvoirs avec laquelle les Haïtiens et Haïtiennes veulent rompre [20]  ?

 

Force est de constater en tous les cas que lorsque les ONG, syndicats et associations d’Europe et d’ailleurs ont fait écho aux revendications haïtiennes, et se sont explicitement opposées aux politiques mises en œuvre en leurs noms, à travers la campagne internationale Stop silence [21], les humanitaires étaient aux abonnés absents. Neutralité, apolitisme, indépendance, sécurité des équipes sur le terrain…  ; les raisons avancées cachent mal l’incapacité (délibérée bien souvent) à poser la double question des responsabilités et du changement. Et à être à la hauteur de la situation [22]. La prétention d’être «  sur le terrain  », «  dans l’action  », apparaît dès lors pour ce qu’elle est  : une manière de s’imposer et une fin de non-recevoir idéologique à toute critique  ; surtout si elle provient de celles et ceux qui vivent et agissent sur ce «  terrain  ».

 

EN GUISE DE CONCLUSIONS

 

Plutôt qu’appréhender Haïti avec les lunettes de l’aide humanitaire, il est plus pertinent de confronter l’humanitaire – ses limites et sa logique – au regard de la situation haïtienne. Les organisations humanitaires sont moins apolitiques que les complices – volontaires ou involontaires – d’une privatisation, d’une décontextualisation et d’une dépolitisation où leur neutralité tend à se confondre avec la naturalisation ou la neutralisation des inégalités, des intérêts et des visions divergentes, entraînant une mise en suspens du changement.

 

«  En attendant, les humanitaires sauvent des vies…  ». Mais, justement, les Haïtiens et Haïtiennes en ont marre d’attendre [23], en étant indéfiniment condamnés à une aide extérieure qui ne leur octroie qu’un sursis précaire et passager. Ils refusent de céder à cet argument d’autorité – «  on vous sauve, fermez-la  » – et d’échanger leur soif de dignité et de changement contre notre bonne conscience et le ruissellement de projets, aussi bien intentionnés soient-ils.

 

Rompre avec la classe dirigeante et la dépendance internationale sauverait davantage de vies, et ouvrirait la voie à un avenir non hypothéqué. À défaut, Haïti est condamné à un cycle sans fin de crises et de catastrophes. Reste à savoir si l’humanitaire peut devenir autre chose que le lot de consolation du statu quo.

 

 

NOTES

[1OCHA, «  Haïti : l’ONU octroie 5 millions de dollars pour les besoins humanitaires causés par la violence des gangs  », ONU info, 19 août 2022, https://news.un.org/fr/story/2022/08/1125632. «  Insécurité alimentaire : 5,6 millions d’Haïtiens sont concernés, selon l’ONU  », Le Nouvelliste, 29 août

2022, https://lenouvelliste.com/article/237855/insecurite-alimentaire-56-millions-dhaitiens-sont-concernes-selon-lonu.

[2Ce qui n’empêche pas qu’en Occident, la question du détournement de l’argent de l’aide par l’État haïtien soit plus prégnante que celle de la mauvaise utilisation et du gaspillage de cet argent par les acteurs humanitaires, privés comme publics. De plus, principalement du côté français, la critique du «  système humanitaire  » tend bien souvent à se réduire à la nostalgie romantique de l’aventure mythifiée de Médecins sans frontières à ses débuts. Pour une analyse critique de cette histoire, lire Eleanor Davey, Idealism beyond borders. The french revolutionary left and the rise of humanitarianism, 1954-1988, Cambridge, Cambridge university press, 2015. Lire également Frédéric Thomas, «  Généalogie du sans-frontiérisme  », CETRI, 27 décembre 2016, https://www.cetri.be/Genealogie-du-sans-frontierisme.

[3Melissa Beralus, «  Haïti est encore une ‘république des ONG’ », Ayibpost, 2 août 2022, https://ayibopost.com/haiti-est-encore-une-republique-des-ong/. Lire notamment Frédéric Thomas, L’échec humanitaire - Le cas haïtien, Cetri, 2012 ; Frédéric Thomas, «  Prendre le monde sans changer le pouvoir : les ambiguïtés de l’action humanitaire  », CETRI, 3 avril 2020

[4Lors d’un récent webinaire, Jake Johnston affirmait que, depuis 2010, l’agence de coopération des États-Unis, USAID, avait financé des projets à hauteur de 2,8 milliards de dollars, dont seulement 3% avaient été directement délivrés aux organisations et entreprises haïtiennes. Et de conclure  : «  l’aide étrangère ne fonctionne peut-être pas bien pour Haïti et les Haïtiens, mais elle fonctionne bien pour presque tout le monde à Washington  », «  International Aid in Haiti – Disappointing Outcomes  », The Dialogue, 19 juillet 2022, https://www.thedialogue.org/analysis/international-aid-in-haiti-disappointing-outcomes/.

[5Irwin Loy, «  Key takeaways from the latest humanitarian funding data  », The New Humanitarian, 13 juillet 2022, https://www.thenewhumanitarian.org/maps-and-graphics/2022/07/13/Key-takeaways-from-the-latest-humanitarian-funding-data.

[6Ground Truth Solutions, Trust must be earned : Perceptions of aid in Haiti. A reality check on post-quake accountability to affected people, avril 2022, https://reliefweb.int/report/haiti/trust-must-be-earned-perceptions-aid-haiti-reality-check-post-quake-accountability.

[7«  Communiqué du Secrétariat général de l’OEA sur Haïti  », 8 août 2022, https://www.oas.org/fr/centre_medias/communique_presse.asp?sCodigo=F-045/22. Lire également Frédéric Thomas, «  L’OEA en Haïti : une autocritique au goût d’impunité  », CETRI, 15 août 2022

[8«  En Haïti, avant les crises de 2010, la logique d’action humanitaire a été imposée comme logique professionnelle dominante  ». Et le phénomène s’est accéléré avec le séisme. Jan Verlin, «  Crise humanitaire ou crise de l’humanitaire ? Émergence et recomposition de l’espace professionnel de l’aide internationale en Haïti  », Critique internationale, 2018/4, https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2018-4-page-107.htm.

[9La Minustah (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti) fut présente dans le pays de janvier 2004 à octobre 2017  ; «  pour regagner la confiance de la population, la MINUSTAH s’est engagée dans des projets humanitaires, alors même que les acteurs humanitaires prenaient leurs distances avec elle car ils ne voulaient plus être associés à un acteur militaire discrédité après l’importation du choléra  ». Jan Verlin, Ibidem.

[10Frédéric Thomas, «  Avis de tempête : Haïti face à l’injustice (notamment) climatique  », CETRI, 23 janvier 2020

[11Michael Barnett, Empire of humanity. A history of Humanitarism, Cornell University press, New York, 2011.

[12David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, Paris, 2014, Les prairies ordinaires.

[13Frédéric Thomas, «  Les deux racines de la colère haïtienne  », CETRI, 30 janvier 2020

[14Voir notamment les divers rapports du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), https://web.rnddh.org/.

[15Le Premier ministre et ses acolytes «  ont installé la terreur comme mode de gouvernance dans le pays. Ils nous retiennent dans la terreur, une peur extrême à travers une insécurité organisée (…). Les Haïtiens ont peur et le système nourrit cette peur  », «  Ariel Henry protège ceux qui ont dilapidé le fonds PetroCaribe », affirme Vélina Charlier de Nou Pap Dòmi , Le Nouvelliste, 30 août 2022, https://lenouvelliste.com/article/237847/ariel-henry-protege-ceux-qui-ont-dilapide-le-fonds-petrocaribe-affirme-velina-charlier-de-nou-pap-domi. Il convient en outre de remarquer que la plupart des armes qui circulent illégalement en Haïti au sein des gangs provient des États-Unis.

[16OCHA, Haiti : Impact of the deteriorating security situation on humanitarian access : Background note, Reliefweb, 8 juillet 2022, https://reliefweb.int/report/haiti/haiti-impact-deteriorating-security-situation-humanitarian-access-background-note-8-july-2022.

[17De façon globale, les États-Unis, l’Union européenne, la Grande-Bretagne et le Canada sont dans le top 10 des sources de financement de l’aide humanitaire. Irwin Loy, «  Key takeaways from the latest humanitarian funding data  », The New Humanitarian, 13 juillet 2022, https://www.thenewhumanitarian.org/maps-and-graphics/2022/07/13/Key-takeaways-from-the-latest-humanitarian-funding-data.

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