Haïti, une République aux sauces pimentées de violences

« Mon peuple périt faute de connaissance ! » Osée 4.6

Depuis un certain temps, Haïti marche au rythme et aux couleurs de la violence. Il ne se passe pas un jour sans un bruit de meurtre, d’incendie. De massacre de citoyens, parfois nombreux. De kidnapping. Tout le monde est sur le qui-vive. La violence domine les débats, promène sur toutes les lèvres comme un mets nouveau, récemment introduit dans le paysage haïtien. C’est désormais l’expression à la mode.

 

Certains s’en raffolent. D’autres se plaignent et font montre de beaucoup de colères rien qu’à la résonance du mot. Les organisations des droits humains se déchainent et dénoncent la complicité, voire la participation active de l’État dans des cas de violences, dont massacres et kidnappings, survenus dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince. Les rapports de RNDDH, par exemple, dégagent des statistiques révoltantes sur des massacres perpétrés dans les quartiers populaires : 24 morts au Bel-Air en novembre 2018, 71 à la Saline en novembre 2019, plus de 300 à Cité Soleil en juillet 2022, sans compter les quantités de blessés par balle, les viols et les maisons détruites et incendiées. [Alter presse, 16 aout 2019, 19 décembre 2019 et 16 aout 2022 respectivement]

 

Les médias relayent ces chiffres et les brandissent à la moindre occasion. Des marches antiviolences ont eu lieu : Arrêtez les bandits ! Justice pour un tel ! Justice pour tel quartier populaire ! Tout le monde ou presque dit en avoir ras-le-bol des casses, des massacres, des dommages et blessures physiques, et demande justice. Personne cependant ne songe à faire autant pour la société, victime également de violences. À croire que la population ignore l’étendue réelle du mot violence, au point d’en banaliser certaines formes dont elle est pourtant victime au jour le jour, et qui conditionnent son malheur plus que les formes ordinaires de violence qu’elle redoute et dénonce. La société en souffre et en paie en permanence le prix sans en être vraiment consciente.

 

Les commentaires auxquels a donné lieu la question « À quand la révolte contre les violences de l’État et de ses acolytes contre la société ?»  de  mon dernier article « Haïti : une étincelle qui fait craindre le feu » viennent de confirmer cette impression, et a motivé l’écriture du présent article.

 

Depuis les travaux du Sociologue Pierre Bourdieu et son ouvrage : « La reproduction » paru en 1970, le terme violence va au-delà de son acception de départ, à savoir, « abus de la force » ou « caractère de ce qui se manifeste avec une force intense, brutale et souvent destructrice ». Elle implique et couvre désormais des réalités sociales autres que les manifestations visibles et physiques de la colère. Elle inclut dès lors la violence symbolique, qui est une forme de violence peu visible et non physique, s'exprimant à travers les normes sociales et s'observant dans les structures sociales. Techniquement, la violence symbolique se définit comme un mécanisme de domination sociale par lequel un groupe social, les dominants, impose aux autres groupes, les dominés, des choix, des opinions, des comportements en les faisant passer pour légitimes et universels alors qu’ils sont situés socialement.

 

Au cours des ans, l’État haïtien s’allie avec la classe possédante à laquelle il offre des avantages considérables dans les secteurs clés de la société pour asseoir ensemble une hégémonie sur les groupes les plus vulnérables, qui existent aujourd’hui dans l’indigence absolue. Ces alliances rendent inaccessibles à la population la plupart des activités rentables. L’économie haïtienne est très morcelée et constituée d’une mosaïque de petits monopoles et oligopoles où des acteurs bénéficiant des largesses de tous genres de l’État monopolisent le commerce, ne laissant à la grande masse populaire que des miettes. Ce faisant, celle-ci devient automatiquement des subordonnés de ces grands manitous qui les ont à leur merci, car eux seuls sont habilités à être propriétaires de banques, magasins, supermarchés … ; exportateurs et importateurs agréés.

 

De plus, les processus de passation des marchés sont systématiquement biaisés. Les rapports sur les fonds Petro Caribe sont éloquents à ce sujet. Du point de vue commercial, l’État haïtien distribue des franchises à tort et à travers, en veux-tu en voilà,  à des institutions et entreprises qui s’en usent pour entraver le bon fonctionnement de la société. En témoigne l’exemple récent de l’église épiscopale qui ne s’est pas gênée à s’en servir pour importer illégalement des armes et des munitions pour alimenter les gangs.

 

Dans ce pays, la politique prime tout. Et en connaissance de cause, les structures dominantes planifient à ce niveau la misère du peuple. Aucun citoyen haïtien ne peut aspirer à occuper une fonction politique, s’il ne bénéficie de l’accointance d’au moins un  membre influent du secteur des affaires. Dans le cas où il est parrainé et qu’il brigue la fonction politique convoitée, il a les mains liées, vu les conditions de son accession au pouvoir. Il sera, pendant toute la durée de son mandat, au service du secteur qui l’aura patronné, et n’hésitera pas à trahir la cause de ses mandants pour se plier à la volonté de son secteur-parrain qui, en général, a des intérêts contraires à ceux de la population. Les projets porteurs de développement seront alors délaissés au profit des projets bidon de la classe dominante qui décide tout en amont.

 

Mais c’est dans l’administration publique que cela parait plus tordu. C’est peut-être là qu’il faudra commencer à faire le ménage. Une question qui fâcherait serait d’aller demander à un responsable d’un bureau public l’abécédaire des lois sur la fonction publique. La seconde question du même genre serait de chercher à connaitre la dernière fois qu’un concours de recrutement a été organisé dans cette entité qu’il dirige. 

 

Y a-t-il preuve plus édifiante de violence que la situation d’un pays où l’État n’organise pas de concours pour recruter ses cadres, et pourvoit les postes vacants par des procédés corrupteurs ? Des ressortissants de l’université bien formés attendant de renforcer l’administration publique se voient écartés au profit de petits amis incapables des chefs ou des membres de la classe dominante, sans aucune forme de procès.

 

Que de blagues n’avons-nous pas racontées et entendu raconter sur nos propres malheurs ! Vous rêvez avec optimisme d’entreprendre un business pour colorer votre quotidien, vous vous heurtez à une barrière infranchissable parce que l’État avait déjà accordé un monopole dans le domaine qui vous intéresse à Monsieur ou Madame un tel, et il vous demande sans vergogne d’aller construire votre nid ailleurs, à défaut de pouvoir vous entendre avec son favori, quitte à vous mettre au service de celui-ci.

 

Tout banal qu’il parait, ce cas est légion et très présent dans notre société. Il constitue un puissant levier de corruption dont se servent l’Etat et la classe dominante pour violenter le corps social. En privant le citoyen de la possibilité d’entreprendre une activité de son choix, pendant qu’un autre, pas plus natif que lui, en détient le monopole, l’Etat et son appareillage piétinent le droit de l’un qui est voué à la marginalisation et à la subordination, et, du coup, enrichit l’autre qu’ils placent en position de domination.

 

En procédant ainsi, l’Etat tue dans l’œuf les velléités qu’avaient certains citoyens de réaliser leurs rêves, donc de se réaliser eux-mêmes. C’est une sorte de préjudice irréparable dont les impacts se matérialisent par la misère noire et les disparités sociales effrayantes d’aujourd’hui.

Ces faiblesses historiques de l’État le handicapent et l’empêchent d’accomplir sereinement ne serait-ce que sa mission régalienne vis-à-vis de la communauté qui sous-tend jusqu’à son existence. Elles alimentent inexorablement la chaine de violences dont est l’objet la société. En effet, le népotisme est un maillon fort de la corruption, il participe de l’affaiblissement des institutions républicaines et concourt à rendre impotent l’appareil étatique.

 

Ceux-ci sont d’infimes exemples parmi tant d’autres situations qui pourraient faire exploser le pays, n’était l’ignorance ou la naïveté d’un nombre conséquent des membres de sa population. On pourrait citer les cas : des enfants qui ne peuvent pas aller à l’école, faute de moyen. Des jeunes gens de plus de 30 ans qui n’ont jamais trouvé un travail malgré leurs formation et volonté de travailler, pendant que leurs représentants dans les pouvoirs politiques se la coulent douce avec des fonds qui leur étaient destinés. De l’insécurité insoutenable et de la crise financière qui obligent plus d’un à fuir. De l’hyperinflation que connait le pays actuellement ; ...

 

 Et aujourd’hui, tellement confortable dans sa position de dominant, l’État pousse un peu trop le bouchon en augmentant inconsidérément le prix à la pompe des produits pétroliers de 320 gourdes le gallon de gazoline, de  317 gourdes le Gasoil et de 313 gourdes le Kérosène, dans ce marché menacé d’explosion depuis sa cession officielle au secteur privé des affaires. Ce dernier acte d’un gouvernement sans vision, à un moment où la situation du pays est des plus délétères, met la population en colère, qui érige des barricades enflammés, saccage et pille malheureusement quelques boutiques dans le milieu des affaires depuis déjà une semaine. Pour l’instant, les Gouvernants jouent les pompiers, en attendant, doivent-ils se dire, que le peuple, fatigué, rentre paisiblement chacun chez soi comme d’habitude, et reprend sa vie de routine, comme si de rien n’était. 

 

Évidemment, cette stratégie machiavélique de l’État et ses alliés a toujours marché jusqu’à date. Pourquoi en sera-t-il autrement aujourd’hui ? Le peuple va continuer de payer le lourd tribut de sa naïveté en subissant la machine infernale de ces violences dont elle ignore la nature et les origines, Dieu sait pour combien de temps encore. Pis est, les échecs récurrents de ses mouvements épisodiques risquent de retarder le mouvement d’émancipation réelle. Mais personne ne devrait s’en réjouir. Les gardiens du système devraient au contraire s’en inquiéter, car ces mouvements à répétitions sont le signe que le peuple se cherche. Tôt ou tard, il finira par identifier ses véritables ennemis, et se venger pour de bon. Il n’est que d’attendre !

 

Roceny Féné

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