Pour une stratégie de construction de l’identité citoyenne et de l’identité nationale chez l’individu haïtien

La profanation, ce 20 septembre, de la statue de  Jean-Jacques Dessalines aux Champs de Mars, le jour même de la célébration du 264e anniversaire de naissance de l’Empereur par des activistes politiques est pour moi un crime de lèse-nation extrêmement grave qui témoigne de l’urgente nécessité pour nos élites politiques et intellectuelles de s’engager dans une dynamique de construction d’une identité nationale. En guise de plaidoyer en faveur de ce projet de reformatage de l’individu haïtien, je m’empresse de publier cet extrait tiré du tome II de mon prochain ouvrage « Le Manifeste de la République… » :

 

L’identité nationale n’est pas un trait inné, elle résulte directement de la présence d’éléments issus des expériences de la vie passée et du vécu quotidien des citoyens : histoire, symboles nationaux, caractéristiques culturelles, linguistiques, raciales, etc. À ce titre, l’identité nationale peut faire référence au sentiment subjectif que l’on partage avec un groupe de personnes à propos d’une nation, quel que soit son statut de citoyenneté légale. En termes psychologiques, l’identité nationale est considérée comme « une conscience de la différence », un « sentiment et une reconnaissance d’un « Nous » (collectif) par opposition à un « Eux » (étrangers). D’où, la nécessité pour les élites politiques et intellectuelles haïtiennes d’entretenir ces caractéristiques essentialistes et existentialistes de la nation en tant que communauté homogène et cohésive à travers un processus de construction discursive de l’identité nationale.

      Étant un projet politique relativement nouveau, la construction des discours sur l’identité nationale haïtienne, ainsi que la mise en valeur des principaux artefacts qui la constituent et la nourrissent (comme la langue créole, la religion Vodou, les traditions culturelles et culinaires, les symboles patriotiques et les épopées historiques), ne pourraient se réaliser de manière efficace qu’au terme d’un réaménagement en profondeur du cadre institutionnel et normatif de l’État haïtien.

            En d’autres termes, s’engager dans une dynamique de « Nation-building » requerra aux élites dominantes, la mise en place de nouvelles attributions institutionnelles destinées aussi bien à produire le narratif idéologique des discours sur l’identité nationale que d’assurer l’instrumentalisation et la politisation des objets sociaux ou culturels symboliques, susceptibles de susciter l’unité nationale et d’optimiser les sentiments patriotiques chez le citoyen haïtien.

            Au rang des institutions de l’État haïtien qui pourraient en principe intervenir dans cette nouvelle dynamique de socialisation politique, il conviendrait de citer :

  • Le Ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (MENFP) : en charge de l’organisation de l’enseignement classique et de la formation professionnelle, le MENFP a déjà un rôle de premier plan dans l’éducation civique des jeunes citoyens haïtiens. Pour préserver donc une unité attributionnelle entre les différents ministères, la responsabilité de la conception du narratif symbolique et performatif des discours sur l’identité nationale, c’est-à-dire, du choix de la représentation du « Nous » collectif et de l’« Autre » étranger destiné à créer des états mentaux chez le citoyen haïtien depuis son plus jeune âge devrait normalement revenir au MENFP ;

 

   Ce rôle de formatage du citoyen haïtien peut être rempli d’autant plus légitimement par le MENFP que ce ministère intervient déjà dans le processus de cognition sociale destinée à créer « l’individu citoyen » par le biais des politiques éducatives et des programmes scolaires (choix du créole comme langue obligatoire d’apprentissage, choix des ouvrages contant l’histoire d’Haïti, introduction obligatoire à l’éducation civique, motivation idéologique dans la sélection des textes d’examens de sciences sociales pour les élèves de Philo, l’orientation philosophique du contenu des ouvrages scolaires, etc.).

 

Évidemment, en dehors de la fonction de conception et de diffusion des contenus discursifs sur l’identité nationale, le MENFP peut intervenir dans ce processus de construction de « l’individu politique » haïtien à la faveur des stratégies dites de communication évènementielle, en encourageant toutes les écoles de la République (privées ou publiques) à prendre une part active dans la célébration des fêtes nationales, comme cela a d’ailleurs été le cas sous le règne des Duvalier ou des régimes militaires ;

 

  • Le Ministère de la Culture et de la Communication (MCC) : vu que la plupart des objets sociaux et symboliques considérés comme des éléments constitutifs de l’identité nationale sont incarnés dans le patrimoine culturel haïtien (Danses folkloriques, Musiques racines, Peintures historiques et naïves, Monuments historiques, Sites Vodou, plats nationaux, etc.), le MCC devient en toute logique l’institution étatique la mieux placée pour assurer une instrumentalisation politique de ces objets ou symboles patrimoniaux afin qu’ils puissent générer par des effets de mise en scène ou de théâtralisation idéologique une dynamique identitaire, capable d’englober toutes les couches de la société haïtienne. Dans cette perspective, il serait souhaitable que le MCC s’engage dans une réelle gouvernance politique du secteur culturel, en mettant en scène des manifestations artistico-culturelles à grand impact psychologique, telles :

- l’institutionnalisation de la pratique des danses folkloriques dans la vie culturelle haïtienne : il conviendra d’organiser des concours nationaux annuels entre les principales écoles de danse dans l’idée non seulement de préserver cette tradition artistique populaire, mais aussi de la mettre en valeur tant au plan national qu’international ;

- la consécration d’une gastronomie locale axée autour de nos deux plats nationaux :  il s’agira de transformer la « Soupe au giraumon » et le « Riz au Djon-Djon » en des plats emblématiques de l’identité culinaire haïtienne grâce à une politique de :

  • financement des programmes de « Resto gratuits » dans les quartiers pauvres à l’occasion de la célébration des fêtes de l’indépendance et du Nouvel An axés exclusivement autour de ces deux plats nationaux ;
  • subvention des foires alimentaires ciblant spécialement ces deux menus dans les grandes manifestations gastronomiques à l’étranger ;
  • promotion des émissions de cuisine ou de débats culinaires mettant en valeur cette tradition culinaire (…)  ;

-  la popularisation de la Musique Racine à l’étranger : il conviendra d’inciter, à travers des subventions orientées, les meilleurs représentants de cette tradition musicale à se performer dans les grandes villes d’Europe, d’Amérique et d’Asie afin que l’effet de vulgarisation de ce style musical qui donne écho à la culture Vodou contribue à la consolidation de l’identité nationale haïtienne ;

- la théâtralisation idéologique de l’art pictural haïtien : qu’il s’agisse de la peinture historique ou de la peinture naïve haïtienne, ces deux traditions picturales ont la particularité de participer à la construction de l’identité nationale en puisant dans le passé ou dans le vécu quotidien les racines nécessaires pour regrouper les individus haïtiens. Dans cette optique, l’État haïtien à travers le Ministère de la Culture et de la Communication a intérêt à :

  • Soutenir le développement des écoles ou ateliers de peinture mettant en valeur ces deux traditions picturales haïtiennes ;
  • Promouvoir les manifestations artistiques de peintures historiques ou naïves, telles qu’exposition et vernissage dans les galléries et les musées d’art ;
  • Organiser périodiquement des journées portes ouvertes au MUPANAH pour les écoles et les universités tournées autour de ces peintures, etc.

Toute cette théâtralisation autour des mythes et du vécu quotidien permettra de séduire l’orgueil national chez l’être haïtien et d’entretenir en même temps dans sa mémoire collective une certaine idée du terroir.

- la sacralisation des Monuments historiques :  sachant que certains meubles ou immeubles par destination de par leur intérêt historique, artistique, architectural, etc., participent à la construction de l’identité culturelle haïtienne, à l’attractivité du territoire au regard des touristes étrangers et au rayonnement international de la République d’Haïti, le MCC doit favoriser une plus grande appropriation par le public des patrimoines nationaux.

En effet, les 200 bâtiments, monuments et sites historiques recensés en 2015 par l’Institut de Sauvegarde du Patrimoine national (ISPAN), dont, la Citadelle la Ferrière, le Palais de Sans souci, les bâtiments des Ramiers, les Forts Jacques et Alexandre, Vertières, le Palais des trois cent soixante-cinq portes, etc.  (…) devraient faire l’objet d’une politique de valorisation permanente allant de la traditionnelle visite guidée aux « journées portes ouvertes des Monuments historiques, en passant par la réalisation de projets visuels et de multimédias destinés au grand public.

Dans ce même contexte de sacralisation des monuments historiques, le MCC devrait entretenir dans un contexte de solennité tout mémorial , statue ou tombeau érigé en souvenir des héros de la Révolution haïtienne, en organisant de manière périodique et publique des cérémonies de dépôt de gerbes de fleurs, en les ornant en permanence par des flammes de souvenir et surtout en affectant à ces lieux et objets de mémoire aux morts des Gardes d’honneur en tenue de grand apparat dans l’objectif de renforcer la puissance symbolique de ces monuments, ainsi que leur légende et leur mythe dans la conscience collective.

Évidemment, pour assurer une unité de fonction au sein de la nouvelle architecture institutionnelle haïtienne, la Direction des Cultes rattachée au Ministère des Affaires étrangères devrait plutôt revenir au Ministère de la Culture, ce qui permettra audit Ministère d’exploiter les trois grandes cours mystiques d’Haïti (« Lakou Souvnans », « Lakou Soukri » et « Lakou Badjo ») comme des artefacts à effet intégrateur et identitaire ;

 

  • Le Rectorat de l’Université d’État d’Haïti (UEH) : Dans le cadre de cette ingénierie politique et institutionnelle visant la co-construction de l’identité nationale haïtienne à partir d’un engagement multisectoriel, on ne doit pas reléguer au second plan le rôle de l’UEH.

 

Même si pour respecter la nature laïque de l’État, il n’est pas souhaitable aujourd’hui de faire du Vodou une religion d’État, son origine ancestrale octroie néanmoins à celui-ci le droit légitime d’occuper une place dominante dans notre organisation sociale. D’où la nécessité de rendre les connaissances du Vodou accessibles même au public profane par le biais de l’enseignement et de la recherche académique.

 

Dans cet objectif visant à faire de cette institution philosophique, culturelle et religieuse un levier déterminant dans le processus de construction de l’identité nationale, il conviendrait pour l’Université d’État d’Haïti de créer une Faculté d’études propre au Vodou, sinon des chaires d’enseignement spécialement dédiées à ce culte, incluant certainement un Centre de recherche pour promouvoir la production, la diffusion et le renouvellement du savoir sur le monde du Vodou.

 

Outre, le fait de conduire à une revalorisation de cet aspect fondamental de la culture haïtienne au sein de notre société, cette attitude étatique décomplexée vis-à-vis du Vodou aura aussi l’avantage de repousser et délégitimer les pratiques de sorcellerie qui nuisent à la réputation de ce culte et impactent négativement sur la rationalité et l’autonomie des Pouvoirs publics, dont certains titulaires restent plus captifs d’une logique de convenance plutôt que d’une logique de performance juste par peur de représailles mystiques ;

 

  • Le Ministère des Travaux publics Transports et Communications (MTPTC) : En dehors des objets culturels par nature, le gouvernement haïtien se doit également de rechercher l’optimisation des effets identitaires des objets culturels par destination. C’est le cas par exemple des véhicules de transport public, comme les Tap-Tap et les Bus traditionnels destinés aux circuits de Carrefour-feuille ou de Carrefour. Au-delà de leurs aspects fonctionnels, ces véhicules dont les carrosseries ont été habilement retapées par les mains d’artistes plasticiens haïtiens sont devenus de véritables chez d’œuvres ambulants sur nos routes qui ne font que renforcer la richesse et la puissance de notre identité culturelle.

 

Vu qu’avec le processus de décapitalisation des petits entrepreneurs s’adonnant aux activités de transport public, ces  « véhicules-artisanaux » ont tendance à disparaitre, l’État haïtien, à travers le MTPC, devrait mettre en place un programme de financement au profit de ce secteur pour préserver, réhabiliter et promouvoir cette tradition culturelle ;

 

  • Le Ministère des Affaires étrangères (MAE) : Il est entendu que ces politiques et stratégies de renforcement de l’identité culturelle haïtienne ne doivent pas cibler seulement les Haïtiens de l’intérieur. L’État haïtien aura aussi beaucoup à gagner, en termes de consolidation de l’unité nationale, à étendre ces stratégies de théâtralisation et de mise en scène de la culture haïtienne au profit des Haïtiens de l’étranger.

 

Dans cette perspective, le MAE se doit de mettre à profit les Ambassades et Consulats haïtiens à l’étranger pour offrir à ces quelques 2.5 millions d’individus qui forment la diaspora haïtienne des moments périodiques d’évasion et de ressourcement culturel, à travers des programmes de foire gastronomique nationale et d’exposition de la peinture ou de l’artisanat d’art haïtien itinérants.

 

Dans le souci de renforcer la prestance au moins culturelles du pays et améliorer son image à l’étranger, le Ministère des Affaires étrangères pourrait aussi mettre en œuvre une « diplomatie culturelle » visant à donner écho à la richesse, la force et la diversité de la culture haïtienne dans les grandes capitales européennes, américaines et asiatiques par le biais de la promotion de marchés d’art à l’étranger et surtout de l’organisation de « semaines haïtiennes », mettant à l’honneur la culture haïtienne dans les grands espaces publics à Paris, à Washington, à Montréal, à Mexico, à Santo Domingo, à  Tokyo, à Taipei, etc.

 

  • Le Ministère du Tourisme et des Industries créatives (MTIC) : En complémentarité aux actions de promotion du MAE dans le cadre de la diplomatie culturelle, le MTIC devait aussi investir les médias internationaux, ainsi que les associations de croisières, les plus grands producteurs de voyage et opérateurs du tourisme dans le monde afin d’imposer Haïti comme un itinéraire de choix pour le tourisme culturel et spirituel.

 

Dans cette optique, le Ministère du Tourisme devrait mettre en œuvre un programme de réhabilitation et de revalorisation des principaux sites mystiques haïtiens, en accordant un intérêt particulier aux trois grandes cours sacrées du patrimoine du Vodou, à savoir « Lakou Souvnans », « Lakou Badjo » et « Lakou Soukri », de sorte que ces sites puissent disposer de toutes les commodités sanitaires, de logement et de restauration pour accueillir à la fois des pèlerins étrangers et des Haïtiens de la diaspora en quête de spiritualité ;

 

  • Le Ministère de la Jeunesse et des Sports et de l’Action civique (MJSAC) : Le sport est devenu un moyen d’affirmation de l’unité nationale depuis l’organisation des premiers Jeux olympiques en Grèce en l’an 776 avant Jésus Christ. Mais, c’est surtout dans le contexte de la Guerre froide que les principales compétitions sportives internationales seront instrumentalisées idéologiquement par les deux camps Est/Ouest.

Cependant, au-delà de la manifestation de cette forme de chauvinisme étatique, le sport peut être exploité aussi afin non seulement de donner une image positive de la nation à l’ensemble de la communauté internationale, mais aussi de contribuer au renforcement de la fierté nationale. Dans ce contexte, sachant que les multiples crises et violences qui ont marqué et continuent de marquer la société haïtienne n’ont pas cessé de ternir l’image d’Haïti à l’étranger, voire d’induire une sorte de complexe d’infériorité dans la tête de beaucoup d’Haïtiens, un investissement massif du gouvernement dans le sport, notamment le football, permettra à la nation de reconstruire sa fierté et son unité à la faveur des petits et grands exploits sportifs.

 

En effet, en dehors des émotions, du plaisir et de la joie collectifs que pourraient procurer la participation d’une équipe nationale à des compétitions internationales, les rencontres sportives disputées par Haïti offrent aux Haïtiens l’une des rares occasions de transcender les clivages politiques, sociaux, de classe, voire même de genre, au profit d’une seule forme d’appartenance, celle de la nation.

 

 Autant dire, la performance de nos athlètes à l’extérieur et leurs victoires incarneront de grands moments d’unité et d’expression de sentiment national. D’où, l’intérêt pour l’État haïtien d’exploiter aujourd’hui le sport comme outil de « Soft power » pour réhabiliter l’image publique du pays, renégocier sa place dans le système international et surtout préserver une certaine unité nationale.

 

Évidemment, pour bien assurer la mise en œuvre de cette fonction politique  et géopolitique du sport, la position du Ministère de la Jeunesse et des Sports dans la hiérarchie gouvernementale et dans la hiérarchie budgétaire devrait être réévaluée qualitativement afin de permettre à celui-ci de bénéficier à la fois des ressources financières, techniques et politiques indispensables à la conduite d’une Politique sportive capable de transformer nos athlètes en de véritables porte-drapeaux de la nation haïtienne.

 

En conclusion, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’en dépit de tous les problèmes structurels et de toutes les crises politiques, sociales et sécuritaires qui semblent assujettir Haïti à un destin de sous-développement et d’avilissement, notre pays pourrait tout de même continuer à impressionner le monde par sa formidable richesse culturelle et sa grande capacité créatrice. Il revient donc à nos élites politiques, économiques et intellectuelles la responsabilité d’assurer une mise en valeur idéologique de ces ressources immatérielles afin de construire la citoyenneté et l’identité nationale chez l’Haïtien.   

 James BOYARD

Extraits du Tome II « Le Manifeste de la République… »

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