Haïti, 2022 : Comprendre l’effondrement de l’État

Haïti, depuis la première scission créant la royauté du Nord et la république de l’Ouest, surfe toujours entre deux modes de prise de pouvoir : primo, le suffrage au second degré où le peuple vote par représentation via ses Sénateurs et Députés qu’il a “élus” au suffrage universel direct et secundo, la prise du pouvoir par les armes. Mais, dans tous les cas de figure, à partir de la présidence de Pétion, à de rares exceptions près (gouvernance de Vincent), l’État a été toujours représenté par les trois pouvoirs : l’Exécutif, le Législatif (alternant bicamérisme avec monocamérisme) et le Judiciaire.

Comment en 2022 est-on arrivé à cet État caricatural mené par une des deux têtes de l’exécutif et l’ombre évanescente des deux autres pouvoirs ?

À partir de l’année 1950 par un changement constitutionnel la classe politique d’alors a fait choix du suffrage universel direct pour l’élection du Président où le peuple vote directement, chaque personne majeure avait ce privilège : un vote, une voix et les femmes s’y sont exercés pour la 1re fois. Mais, le système jusqu’à 1987 restait un présidentialisme pur et dur avec un Président - chef de l’État, chef de l’administration, des forces armées et de police - doté de pleins pouvoirs pour changer la Constitution, dissoudre le Parlement, renvoyer le peuple en ces comices, nommer et révoquer les Juges et Ambassadeurs.

Cependant, à partir de la Constitution de 1987, s’est opérée une grande rupture, le pouvoir d’un président, dans le système haïtien, désormais est partagé entre un exécutif bicéphale et des assemblées qui sont de deux ordres : législatif et exécutif local. Le nerf du pouvoir exécutif devient sous contrôle d’un parlement, lui-même, en dehors de tout contrôle. Mais pire, par maladresse, les constituants n’ont   même pas su insérer dans la Constitution le principe de la continuité de l’état, lequel devrait être sauvegardé, au moins, par la permission à l’exécutif de prendre des décrets administratifs en cas de conflits ou de stagnation entre les deux pouvoirs sur un élément de politique publique.

Donc, comme les lois d’application constitutionnelle doivent venir du nouveau parlement, celui-ci s’est arrangé pour les bloquer et par la même occasion bloquer la formation des assemblées locales et  foirer le processus de nomination des assemblées des collectivités, des juges des juridictions inférieures et du Conseil Électoral Permanent et en même temps marcher sur les platebandes de l’Exécutif en s’immisçant dans la conception, la planification et le contrôle du budget et même imposer par refus de vote des reconductions de fait du budget national.

Cependant, il empêche tout contrôle de la portion du budget qu’il s’est lui-même alloué. Pareille situation produit des clashs, à n’en plus finir, avec l’exécutif et des chutes injustifiées de Premiers ministres, sautés comme des fusibles. Elle engendre aussi des frustrations et gesticulations constantes de tout Président qui se voit en échec politique par menées racketteuses et politiciennes d’un parlement tout-puissant. Et c’est là que le Président Préval a dénoncé, maladroitement, ce labyrinthe comme une insécurité provoquée par la constitution de 1987, laquelle dénonciation est vite rattrapée par la communauté internationale, qui n’attendait qu’une brèche pour forcer la main à un changement constitutionnel. Mais, un changement cachant un vrai projet international : celui du retour à un parlement monocéphale, un présidentialisme fort avec latitude de prendre des décrets et de renvoyer le parlement en cas de discorde. Pourquoi l’international s’entête-t-il à obtenir un changement constitutionnel avec ou sans les Haïtiens ?

Plusieurs raisons maquillées sont avancées :

1) Le prétexte de violences électorales a diminué en ramenant le pays à deux élections générales, gérables et moins coûteuses ; mais en réalité c’est l’élimination des assemblées qui est visée ;

2) L’énorme budget pour des élections peu satisfaisantes et la pléthore d’élus budgétivores qui en sortent; mais il cherche un parlement monocéphale faible;

3) Un exécutif monocéphale pour calmer les tensions entre Président et Premier ministre ; mais le projet est d’avoir un présidentialisme fort qui faciliterait mieux les combines, le pillage des ressources minières du pays, avec moins de pots-de-vin et sans grands tapages médiatiques dont des éléments d’assemblées se délectent tant.

4) Le déverrouillage de la constitution pour amendement au gré des conjonctures ; mais sournoisement, avec facilité d’y glisser tout ce qu’habituellement le peuple haïtien rejette, par exemple certains comportements jugés immoraux, la gestion directe de nos destinées par des étrangers comme l’acceptent nos voisins de la caraïbe et l’appropriation des domaines privés, parce que jusque-là ils ne se le permettent que par prête-noms ;

En conséquence la communauté internationale conditionne l’aide en appui institutionnel exclusivement au changement constitutionnel. Dans cet objectif, elle ne se gêne pas de se rendre complice de tout Chef d’État, Leader politique ou bande armée qui a la velléité de boycotter ou d’entraver des élections des assemblées. Or, il nous faut comprendre que les assemblées telles que conçues par la Constitution de 1987 se relaient et constituent de véritables espaces géniteurs des institutions fondamentales de l’État.  Une fois les élections, la formation et le fonctionnement des assemblées s’estompent, comme un château de cartes, s’écroulent les institutions-piliers des trois pouvoirs : Le Parlement, la primature, la Cour Constitutionnelle, les tribunaux et cours de la République, les conseils départementaux et le Conseil des ministres élargi.

 C’est exactement là que nous en sommes aujourd’hui et la communauté internationale ne lâchera pas prise. Sur cette base elle s’est permis de jouer sur nos différends et la gloutonnerie politique de nos dirigeants pour nous empêcher de ramener la balance entre les trois pouvoirs par : d’abord, l’application de la Constitution de 1987 dans toute sa forme et teneur, ensuite un amendement qui prendrait en compte des brèches prostituant le parlement et menaçant les fondements de l’État.

En nous menant une guerre d’usure à basse intensité, elle nous met K.O, à plat au tapis, à l’état justement désiré avec l’appui de ses suppôts internes armés. L’alternative actuelle est la suivante : soit nous gobons leur constitution faite sur mesure, soit on nous l’enfonce lors d’une occupation qui permettra les changements souhaités avec ou sans nous.

Les esprits les plus vifs ont dénoncé le forfait et militent pour que nous ne renoncions pas à nos intérêts de peuple libre, ayant chèrement acquis notre indépendance, les colons nous ont tout pris sauf notre intelligence et notre âme. Mais, les néo-colons jouent le tout pour le tout, même à travers une transition, pour nous imposer un autocrate, leur marionnette, achetable, modelable à merci et dont le coût de corruption serait quelques millions de dollars, très peu, comparativement à ce que leur coûterait de négocier avec des assemblées bruyantes, plus chèrement achetables et dont les résultats escomptés, peu sûrs d’en être obtenus en raison du potentiel de tapage politique et médiatique.

Aussi, elle nous traîne dans la boue de la souffrance, du dénuement, de l’inanition, de la faim, des épidémies provoquées et des assassinats afin de nous plier à ses quatre volontés ou nous arracher la capitulation sur fond de supplication et de cris de secours pour nous libérer des gangs qu’ils ont eux-mêmes créés et fédérés.

Alors, peu importe ce qui arrivera demain - parce que nous sommes à bout et nous n’avons pas tous la même résistance et la même ténacité - l’histoire devra retenir que c’est sans nous et à l’encontre de nos intérêts que les néo-colons agissent. Nos intérêts dans le système bicéphale, sous contrôle des assemblées - quoique honnies et dénoncées par l’international comme inertes et d’éléphant blanc - sont dans la protection qu’il nous procure.  D’autant que nous sommes de ceux dont les dirigeants sont les plus malins, les plus pernicieux et plus aptes à tout signer, tout négocier, tout livrer sans nous et à nos détriments.

Quels sont les avantages d’un pouvoir d’assemblées, si on organise son fonctionnement par des règles rigides et claires de contrôle et de procédures ?

Ces avantages sont entre autres de :

1. Faciliter la participation citoyenne, le contrôle des actions gouvernementales, l’orientation des politiques publiques et la protection des biens publics ;

2. Tenir haute la dragée de la corruption au museau des rats internationaux quant aux contrats léonins ordinairement imposés à Haïti ; il est plus facile de corrompre un président ou d’exercer des pressions sur lui que sur des assemblées de 30 Sénateurs, de plus de 80 Députés ou sur un Conseil de ministres élargi, incluant des membres d’assemblées départementales, prévus par la constitution de 1987 ;

3. Permettre une meilleure répartition des biens et services publics dans un Haïti déjà sous-administré, enclavé, divisé et dont les villes bouffent tout au grand dam des provinces ; donc seulement les membres d’assemblées et les magistrats communaux peuvent adresser les différents problèmes liés à leurs communes et sections rurales respectives ;

4. Intéresser la sédentarisation des cadres éduqués, qui peuvent se sentir utiles à leur communauté et y miser par un emploi public intéressant; car, la réalité du pays en dehors ne peut s’expliquer que par ses dignes représentants sur place, quel que soit leur niveau, c’est le jeu démocratique ; c’est à l’État de pourvoir les provinces d’un minimum de services publics pour améliorer les conditions de vie des populations et par conséquent élever leur niveau académique ; nous n’avons pas à avoir honte de leurs piètres prestations dans nos prétoires ou sur nos estrades publiques ; mais plutôt, avoir honte de les garder dans cet état depuis si longtemps avec nos mépris successifs, leur enlevant le droit à l’éducation et même à la dignité.

Maintenant, comment réparer les dégâts et dérives au regard des agissements des législatures précédentes ?

D’abord, arrêter la grande dégringolade avec les institutions régaliennes et sécuritaires du pays qui se balkanisent en des syndicats et associations ; ensuite, sortir de la binarité antagonique et stérile (Dessalines/Pétion, en haut/ en bas, pays en dehors et villes, gauche/droite) pour déclencher une mobilisation vers un consensus fiable sur la nouvelle architecture des trois pouvoirs de l’État. Toute articulation prochaine doit avoir comme fil conducteur l’interdépendance des pouvoirs (que le pouvoir contrôle le pouvoir) au lieu de l’indépendance actuelle des pouvoirs s’apparentant plutôt à un État éclaté, bradé où rien n’est sous contrôle de rien avec des détournements de toutes sortes.

Si nous nous engageons dans un réaménagement de l’architecture administrative en éliminant les pouvoirs discrétionnaires, en ajustant les verrous de contrôle, en éliminant des postes inutiles et en consolidant les pouvoirs judiciaires et législatifs par des structures expertes égales à l’Exécutif, l’État sera mieux géré. La sous-administration de l’État et le désordre coûtent beaucoup plus cher à la République.

Maintenant, les incrédules et les pro-colons diront avec quelles ressources ? Celles-là que nous gaspillons sous des labels de services d’intelligence, de frais divers, d’évasion fiscale et douanière et de prébendes qui ne forment que des gangs et des nouveaux riches. Nous pouvons faire d’autres choix quant aux procédures électorales et matériels y afférents, moins coûteux et plus recyclables sur des années durant. Pourquoi nous entêter à nous accrocher à des modèles imposés qui n’ont jamais marché pour nous et qui nous rendent de plus en plus vulnérables et dépendants en nous créant insécurité et misère ?

                                        

 

Me. Daniel JEAN

Avocat-chercheur indépendant

18/10/2022

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