Haïti : l’au-delà de la résilience

En ouvrant la voie à toute une série de recherches sur le traumatisme haïtien, le séisme du 12 janvier 2010 a permis de donner une validité scientifique non seulement aux traumatismes de longue durée que traverse ce pays, mais aussi à la résilience haïtienne[i].

 

 

Le peuple haïtien serait donc résilient. Et c’est alors que se posent d’autres problèmes pour la science comme pour Haïti. J’en évoque ici trois : premièrement, résilience ne veut pas dire absence de traumatisme. La littérature scientifique l’a déjà démontré[ii]. Les recherches sur les enfants, adolescents et adultes haïtiens en Haïti n’ont fait que confirmer la non-interdépendance de ces deux phénomènes ou processus. Un taux élevé de résilience ne fait pas baisser pour autant celui du traumatisme. Ce constat remet en question non seulement tout lien direct entre traumatisme et résilience, mais aussi l’utilisation politique, médiatique et idéologique de la « résilience » comme slogan empêchant l’élaboration des traumatismes et la prise en compte de la souffrance réelle qui existe malgré la résilience. De même qu’un traumatisme peut faire « écran » et entraver la mobilisation des ressources disponibles pour un individu, un groupe ou tout un peuple, une résilience-écran, brandie comme un drapeau pour se donner bonne conscience peut avoir les mêmes effets de blocages psychiques sur du long terme.

 

 

Dans le cas de l’histoire d’Haïti, si 1804 a voulu donner un coup d’arrêt au développement des traumatismes corporels, psychiques et identitaires, il semble symboliser en même temps une résilience-écran, dont l’une des conséquences est de produire un « complexe d’indépendance »[iii], quatrième complexe identifié par le psychiatre haïtien Legrand Bijoux après ceux du Tigre, du Marsouin et de la Pintade sauvage, autant de « mœurs qui blessent un pays »[iv]. Si ces complexes mettent respectivement en évidence l’abus systématique du pouvoir, la dévalorisation systématique et l’abus systématique de la duperie, le « complexe d’indépendance » témoigne d’un blocage psychique sur l’Indépendance d’Haïti comme événement-écran, comme « signifiant énigmatique » (première République noire) derrière lequel ce qui est encore au travail dans les mémoires traumatiques peine à se laisser saisir par nos grilles de lecture.

 

 

Deuxièmement, Haïti semble échapper aux outils conceptuels et méthodologiques standardisés. Face à l’écart entre les résultats des recherches et les comportements de l’État et du peuple haïtien, nous avons fait l’hypothèse d’un « marronnage méthodologique »[v] selon lequel le peuple haïtien se serait organisé psychiquement, consciemment ou inconsciemment, pour ne pas se laisser saisir par les outils conceptuels et méthodologiques utilisés dans les recherches post-séisme en Haïti. On pourrait alors y voir une trace de la culture du marronnage héritée des plantations coloniales, cette stratégie qui a amené au Syllabaire (l’instruction) et à la Liberté de 1804, telle que l’historien haïtien Jean Fouchard l’a analysée[vi]. Même si le marronnage est aujourd’hui détourné de son sens premier, c’est ce qui a permis aux esclaves de Saint-Domingue de résister aux chaînes, d’accéder au savoir et de produire leurs propres signifiés derrière les signifiants imposés par les puissances coloniales (langue, religion, identité).

 

Peut-être que la notion de résistance résonne mieux avec la psyché et l’histoire du pays. Peut-être qu’il s’agit, pour le peuple haïtien, d’une résistance à se laisser enfermer dans un cadre normé, idéologique, peut-être qu’il s’agit d’une stratégie de lutte contre l’anéantissement en renonçant à tout étiquetage et en préservant « la simple existence »[vii]? Exister : ex-sistere, sortir du signe. Peut-être que le concept de résilience, dans son inflation idéologique et médiatique, s’essouffle au contact d’univers culturels où les frontières entre le visible et l’invisible sont tellement floues que les analyseurs ne sont plus opérationnels. Peut-être alors que Haïti relève d’un au-delà de la résilience, d’une résilience spirituelle ou de l’Esprit qui transcende l’humain…, auquel cas il faudrait changer de paradigme de codage et d’interprétation des résultats issus des recherches et ainsi ouvrir un chantier épistémologique sur l’esprit de la résilience et la résilience de l’Esprit.

 

 

En tout cas, et c’est le troisième point, la situation d’Haïti permet pour l’instant de faire l’hypothèse d’une résilience pathologique, voire d’une pathologie de la résilience. Dans le cas d’une résilience pathologique, manger, déféquer au même endroit comme on a pu le constater au Champs-de-Mars après le séisme ou observer, insensible ou impuissant, de telles scènes depuis une voiture de luxe au milieu de fatras qui puent, relèvent du même processus de décomposition de soi. Si on attribue cela à la résilience, une pathologie de la résilience peut alors avoir tout son sens. Si la résilience sert à se boucher le nez ou à fermer les yeux devant la déshumanisation de l’être humain, alors s’agit-il encore de résilience ? Ici ce n’est pas seulement le parallèle entre les deux processus (traumatisme et résilience) qui pose problème, mais la nature de la résilience elle-même. Si, comme c’est largement répandu, la résilience traduit la capacité à rebondir après un traumatisme, le cas haïtien permet de distinguer capacité à encaisser et capacité à rebondir, correspondant respectivement à la résilience pathologique et à une résilience créatrice de sens et de nouvelles énergies.[viii]

 

 

Le constat est clair : dix ans après le séisme, le peuple a du mal à rebondir. L’État haïtien aussi. Au lendemain de l’Indépendance, l’État était plus préoccupé par la crainte d’un retour éventuel des troupes napoléoniennes et la reconnaissance diplomatique d’Haïti à l’étranger que par la mise en place de dispositifs d’élaboration des traumatismes de la guerre, de l’esclavage et de la colonisation[ix]. Au lendemain du séisme de 2010, l’État haïtien, non préparé à faire face à son passé, était plus préoccupé par l’aide internationale qu’à accueillir les restes traumatiques post-coloniaux ou ceux réactivés par ce séisme et l’intervention militaire et humanitaire…

 

 

Le constat est donc clair, aussi, que le peuple et l’Etat encaissent de plus en plus les répliques de séismes historiques, identitaires[x], géo-politiques qui ont ébranlé, en même temps, non seulement ce qui allait devenir Haïti, mais aussi les acteurs internationaux impliqués dans ces catastrophes. Encaisser sans pouvoir rebondir relève des « adaptations mortifères ». Adaptation à quoi ? Un être humain peut-il tout encaisser ? S’il arrive à tout encaisser, est-il encore un être humain ? Aux limites de l’humain, la résilience ne rend-elle pas l’âme ?

 

 

Comme le rappelle E. Renoncourt[xi],« le drame haïtien est bien celui de la déshumanisation d’un peuple déraciné ». La déshumanisation est au cœur du traumatisme, qu’il soit individuel ou collectif, intentionnel ou non intentionnel. Les recherches montrent qu’il est plus difficile de se relever d’un traumatisme intentionnel (esclavage, traite négrière) que d’un traumatisme non intentionnel comme les catastrophes naturelles. Mais le peuple haïtien, frappé d’amnésie, cumule toutes ces formes et tous ces niveaux de traumatismes inhérents aux catastrophes naturelles, humanitaires, humaines. Son processus de déshumanisation est historique.

 

 

L’amnésie du peuple haïtien entrave son identité au point de développer un « syndrome de l’amputation »[xii] caractérisé notamment par un manque à être et un manque dans l’être. Le manque à être est mis en défaut par le complexe d’Indépendance. L’Indépendance politique ne suffit pas. Tant que la psyché collective reste entravée par les traumatismes de l’histoire, le manque à être risque de caractériser ce pays pendant encore longtemps. Quant au manque dans l’être, il relève de la part amputée, confrontant le peuple et l’État à trois types de (membres) fantômes : fantôme de l’Afrique lié à l’arrachement, fantôme de la traversée lié à la traite négrière, fantôme des Taïnos lié à leur extermination, autant de figures de la déshumanisation de l’Homme que l’État et le peuple haïtien ont reçues en héritage.

 

 

Il convient ainsi de se rappeler qu’il faut être suffisamment déshumanisé pour déshumaniser, à son tour, un autre être humain. Le Code noir[xiii] de Colbert (1685) qui transformait des êtres humains en bétail ou en marchandises ne renseignait pas uniquement sur la déshumanisation des esclaves de Saint-Domingue ; il informait en même temps sur celle de ses concepteurs et auteurs du 17e siècle, probablement frappés eux aussi par ce manque à être et dans l’être. Le problème haïtien n’est donc pas qu’un problème haïtien. Il n’est pas d’aujourd’hui. Il relève de toute notre humanité commune en souffrance depuis la nuit des temps.

 

 

Haïti est un défi autant pour la science que pour lui-même. C’est un défi pour l’Humanité de l’Homme traversée autant par des horreurs que par des espoirs. En montrant les limites de la résilience pensée par les échelles psychométriques standardisées, ce pays invite à réfléchir sur un « après-coup de la résilience »[xiv] permettant notamment de faire face à l’héritage ancestral dont a parlé Jean-Price Mars[xv] : «Nous n’avons de chance d’être nous-mêmes que si nous ne répudions aucune part de notre héritage ancestral ». C’est l’une des conditions pour retrouver, en Haïti comme ailleurs, la part amputée de notre Humanité commune et de nos fondations existentielles. L’après-coup de la résilience témoigne du déjà-là, mais saurons-nous faire face à notre héritage identitaire et risquer l’aventure du vivre ensemble avec soi-même et avec les autres, que propose la clinique de la mondialité[xvi] ?

 

 

Qu’elle soit pathologique ou créatrice, comment alors penser la résilience haïtienne, la résilience en Haïti, la résilience tout court ? Qu’y a-t-il au-delà de la résilience ? La force de l’Esprit, des esprits ? Une « intelligence commune » capable de nous rassembler autour de la même « matière spirituelle » qui nous fonde[xvii] ? Une résilience spirituelle dépassant les dimensions géographique, économique et politique d’Haïti ? On attribue à Alfred Binet (1857-1911) cette phrase concernant l’intelligence : «c’est ce que mesurent mes tests ». Nous serions tentés de dire la même chose concernant la résilience, avec cette nuance : la résilience dont voudraient rendre compte les tests, exprime ce que l’Humanité cherche en elle-même.

 

 

La route est longue, pour rendre intelligible la résilience en Haïti et dans le monde qui vient.

 

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Daniel Derivois est psychologue clinicien, docteur en psychologie, professeur de psychologie et psychopathologie, directeur adjoint du Laboratoire Psy-DREPI (Dynamiques relationnelles et Processus identitaires - EA 7458) à l’Université de Bourgogne Franche-Comté. Il a dirigé une recherche ANR sur le traumatisme et la résilience suite au séisme du 12 janvier 2010 en Haïti(2010-2015).

 

(Ce texte a été publié pour la première fois en octobre 2019)

 

 

 

[i] Le projet ANR-RECREAHVI (Résilience et processus créateurs chez les enfants et adolescents haïtiens victimes de catastrophes naturelles) qui a été financé par l’Agence Nationale de la Recherche en France (2010-2015) a produit ou impulsé nombre de publications en ce sens. Outre les nombreux articles scientifiques le lecteur peut consulter les ouvrages suivants pour une synthèse : Cénat, J.-M. (2018). Traumatisme et résilience. Leçons du tremblement de terre de 2010 en Haïti. Presses de l’Université de Laval ; Cadichon, J.M (2019). Narrations du sensible. Récits post-traumatiques d’adolescents et jeunes adultes survivants du séisme de 2010 en Haïti. Editions de l’Université d’Etat d’Haïti (sous presse) ; Blanc, J. (2015). Evénement sismique de 2010 en Haïti et psychopathologies : facteurs de risques pré, péri et post-traumatiques » Thèse de doctorat, Université Paris 13.

[ii] Almedon A. M. ; Glandon, D. (2007). Resilience is not the Absence of PTSD any more than Health is the Absence of Disease. Journal of Loss and Trauma, Vol. Issue 2

[iii] Bijoux, L. (2011). Le complexe d’indépendance. Les Editions Fardin.

[iv] Bijoux, L. (1997). Des mœurs qui blessent un pays. Média-Texte.

[v] Derivois, D. Cénat,J.M. ;  Karray, A. ; Guillier Pasut,N. ; Cadichon, J.M., Lignier, B. ; Joseph, N.E. Brolles, L. and Mouchenik, Y. Resilience in Haïti. Is it culturally pathological? (2018). British Journal of Psychiatry International (formerly International Psychiatry), 15, 4, 79-80.

[vi]Fouchard, J. (1988). Les Marrons du Syllabaire. Imprimerie Deschamps. ; Fouchard, J. (1988). Les Marrons de la liberté. Imprimerie Deschamps.

[vii] Devereux, D. (2009). La renonciation à l’identité. Défense contre l’anéantissement. Payot.

[viii] Derivois, D. (2011). L’hypothèse de la résilience de l’Esprit et des esprits en Haïti. Sciences croisées, 1 (11) ; 2012, 1–9.

[ix] Derivois, D. (2016). Les enfants haïtiens face aux traumatismes de la Terre et de l’Humanité. In Feldman, M. (dir.) Les enfants exposés aux violences collectives. Erès. p. 95-109

[x] Derivois, D. (2019). Face à nos séismes identitaires.

ncéphale. D. (2019). The aftermath of resilience in the global word.ae au séisme du 12 janvie 2010https://revuelautre.com/editoriaux/face-a-nos-seismes-identitaires

[xi] Renoncourt E. Vers une utopie haïtienne pour un changement profond. blogue.integraledataststs.net 

[xii] Derivois, D. (2016). Les enfants haïtiens face aux traumatismes de la terre et de l’Humanité. In Feldm M. (dir.) Les enfants exposés aux violences collectives. Erès. p. 95-109.

[xiii] The « Code Noir » (1685). Paris : Prault, 1767

[xiv] Derivois, D. (2019). The aftermath of resilience in the global word. L’Encéphale. https://doi.org/10.1016/j.encep.2019.02.008

[xv] Price-Mars, J. (1928). Ainsi parla l’Oncle. Bibliothèque Nationale d’Haïti.

[xvi] Derivois, D. (2017). Clinique de la mondialité. Vivre ensemble avec soi-même, vivre ensemble avec les autres. De Boeck Université.

[xvii] Fourquet, F. (2018). Penser la longue durée. Contribution à une histoire de la mondialisation La Découverte.

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