De la difficulté d’organiser la société Ayitienne : le choix de la formule du Tout-ou-Rien

Contexte

 

Indifféremment de la situation, la saga autour de la formation d’un gouvernement pour organiser le pays refait toujours surface sur l’échiquier politique quand il faut le sortir de l’abysse de l’instabilité sociétale. C’est comme une condition primordiale sans laquelle le vivre-ensemble en Ayiti est illusoire. En effet, tous les protagonistes, politiciens-militants de toute avenue, se retrouvent à l’opposé de la table de discussions pour déterminer une issue politique viable et durable, soit avec ou sans le Premier ministre succédant au président assassiné. Plus d’un an après l’assassinat, le pays patine sur du vide institutionnel. Pour se positionner au timon des affaires, chaque groupe veut avoir raison, mais aucun ne veut donner raison à l’autre. Entre temps, la société glisse dans le primitif où le plus fort semble avoir le dernier mot sur l’exercice des activités quotidiennes privées et publiques.

 

Cette réflexion, tente d’expliquer les raisons empêchant aux politiques Ayitiens de trouver un terrain commun pour constituer une équipe de gestionnaires de société capables de sortir le pays du bourbier où il patauge. Accusant la nature égoïste et rationnelle de l’individu exerçant son libre arbitre dans une société démocratique, ce texte réveille le débat provoqué par le théorème de l’impossibilité de Kenneth Joseph Arrow démontrant que la quête de bien-être collectif n’est possible que par imposition et non par la voie démocratique. Contrairement, Gordon Tullock avance qu’il suffit de coopérer pour le réaliser dans une société démocratique. Dans cette perspective, il :

 

I : présente brièvement l’essence du théorème de l’impossibilité de Arrow ;

II : tente de confirmer la thèse de Arrow par le cas d’Ayiti ;

III : oppose la position de Gordon Tullock à la thèse avancée par Arrow ;

IV : évoque les conditions favorables au choix de la formule du ‘Tout ou Rien’ ou ‘Donnant-Donnant’.

 

Il conclut pour démontrer que le conflit actuel est inconciliable et même si résolu, l’absence des facteurs naturels de coopération fera de toute résolution de conflit ou sortie de crise une illusion.

 

I : L’essence du théorème de l’impossibilité

 

Le théorème de l’impossibilité de Arrow qui fait état du dilemme de choix collectif explique que le bien-être collectif recherché par toute société est impossible dans celle dite démocratique. Ce ne serait possible qu’avec la dictature. Son assertion repose sur le principe économique fondamental qui décrit l’homme économique comme un individu égoïste et rationnel.  Cela dit, chaque individu ne cherche qu’à maximiser son intérêt dans une collectivité pendant que l’intérêt collectif est incompatible au sien. 

 

En supposant que l’action de tout individu, jouissant de sa souveraineté individuelle sans subir de restriction en absence de dictature, influence l’action collective dans le même sens, il démontre les conditions de l’impossibilité du bien-être collectif dans une société démocratique. L’individu étant égoïste procède par un calcul rationnel pour faire un choix sur une échelle de priorités qui lui soit absolument favorable. Étant donné que la collectivité est un ensemble d’individus avec une liste de priorités différentes de laquelle chacun a du mal à choisir, il leur devient impossible de concilier leurs différences au point que le bien-être collectif reflète le bien-être de chaque individu sans avoir à mélanger les alternatives des uns et des autres. 

 

Si selon Arrow, l’objectif de toute société est de maximiser le bien-être collectif indifféremment du régime politique en place, de ses capacités techniques et de ses ressources disponibles, il en est de même pour une société démocratique. Cependant, l’option du libre-arbitre individuel, n’offre qu’une illusion, s’il faut concilier l’intérêt des uns et des autres dans la quête de bien-être collectif via un processus démocratique. En toute logique, d’après lui, le bien-être collectif ne peut être réalisé que par imposition (Arrow : 1974, voir chaps. 2 et 4).

 

II : La confirmation du théorème de l’impossibilité dans le cas d’Ayiti

 

Reconnaissant que le bien-être collectif est toujours dans l’impasse depuis l’option démocratique en 1987 pour une meilleure Ayiti, il serait tendancieux de dire que le théorème de l’impossibilité de Arrow est confirmé. Le terrain politique étant truffé d’intérêts individuels, il est nettement absurde de reprocher à un politicien le fait de ne se soucier que de ses propres intérêts et non de ceux de la collectivité. La position d’un groupe qui conditionne son engagement à une forme de gouvernement ou à une autre en sa faveur ou celle de son groupe devient rationnelle et légitime. Une position similaire venue de chaque groupe risquerait de ne jamais sortir le pays du labyrinthe. C’est un paradoxe qui porte à remettre en question l’option démocratique en Ayiti pour s’accorder à la thèse de Arrow.

 

En effet, toute l’histoire démocratique du pays depuis 1987 est émaillée de situations conflictuelles non gérées qui sont toujours soldées par des crises. Dès la genèse de la démocratie à son agonie actuelle, les tours de passe-passe militaires, les entrées en scène et sorties du Président Jean-Bertrand Aristide, la prestidigitation silencieuse du Président René Préval consacrant la déchéance des partis politiques, les transactions occultes du Conseil Electoral Provisoire, l’ascendance inattendue du Président Michel Joseph Martelly, les misères politiques du Président Jovenel Moïse, les acrobaties parlementaires de toujours autour de la ratification d’un Premier ministre désigné, les turpitudes du Premier ministre Ariel Henry, les soulèvements populaires chroniques orchestrés par des militants-opposants sont tous agrémentés d’un bouillon d’intérêts individuels diamétralement opposés pour traduire l’impossibilité d’une quête collective qui est celle de composer et d’accepter un gouvernement. 

 

Tout revient aux acteurs politiques qui, dans le jeu d’intérêts personnels, ont du mal à trouver une satisfaction personnelle. Les intérêts collectifs en souffrent en conséquence. Depuis son histoire démocratique, si la souveraineté individuelle est conquise, la capacité de concilier les différences individuelles, essentielle à l’harmonisation du vivre-ensemble, fait beaucoup défaut. Il en résulte d’incessants conflits non gérés transformés en crises pour ramener le pays à la case départ à chaque fois. À chaque tentative de quête collective, la prédominance de la souveraineté individuelle fait que chacun opte pour la formule du ‘Tout ou Rien’ en guise du ‘Donnant-Donnant’

 

III : La compréhension de Gordon Tullock du dilemme observé par Arrow 

 

Gordon Tullock fait comprendre qu’en dépit du fait que l’observation de Arrow sur l’individu égoïste et rationnel exerçant son libre-arbitre dans une société démocratique est valide, sa conclusion soutenant l’impossibilité du bien-être collectif dans une telle société n’est pas juste. Il suffit d’avoir l’équité pour garder l’harmonie collective. Sa logique est que l’interdépendance des individus, qui exige la coopération dans la quête de bien-être collectif via un processus démocratique, en est le socle (Tullock : 1967, p. 256-270). Cela dit, la coopération comme levier incontournable permet d’atténuer les différences individuelles pour faciliter la réalisation du bien-être collectif. En faire abstraction dans le jeu d’intérêts hypothèque le bien-être collectif et par extension celui de l’individu.  

 

En préférant la formule du ‘Tout ou Rien’ à celle du ‘Donnant-Donnant’, la jouissance de tous les bénéfices par un individu ou par un groupe devient provisoire.  Pour la faire perdurer, la force ou la ruse s’impose au nom de l’injustice. Les perdants, lésés ou victimes, en faveur de qui aucun système de compensation n’est prévu tendent à réagir violemment pour entraver la jouissance des gagnants, forts ou rusés. Dans ce contexte, les interactions politiques depuis l’option démocratique sont toujours déséquilibrées et constituent un obstacle à la réalisation du bien-être collectif. 

 

Toutes les crises politiques vécues proviennent toujours des conflits d’intérêts non gérés où la formule du ‘Tout ou Rien’ marquée par le non vouloir de coopérer prédomine. Il convient de souligner ici qu’un conflit en tant que tel n’est aucunement un inconvénient au vivre-ensemble, mais plutôt un catalyseur de la dynamique sociétale. En révélant une friction d’intérêts qui peut paraître importune au vivre-ensemble, un conflit ne fait qu’indiquer des accrocs au niveau des interactions qui nécessitent d’être réparés afin de fluidifier le processus d’échange et de faciliter l’harmonie collective en conséquence. 

 

IV : Du choix du ‘Tout ou Rien’ ou ‘Donnant-Donnant’

 

Si coopérer est fonction d’un conflit, ne pas s’y souscrire risque de transformer celui-ci en crise insoluble. Comme seul outil de gestion de conflit d’intérêts, l’idée de coopérer devrait être une constante à intégrer dans le calcul de tout individu qui n’évolue pas dans le monde de Robinson Crusoé où sur une île l’autre n’existe pas. Étant donné que l’autre existe dans une collectivité, le partage de l’espace limité et des ressources rares entre individus ou groupes est impératif. C’est un contexte naturellement conflictuel qu’il faut affronter et gérer pour préserver l’harmonie du vivre-ensemble. La formule d’une telle gestion est le ‘Donnant-Donnant’.

 

Avec la coopération comme essence, elle représente le levier pouvant rendre possible toute quête collective dans une société démocratique où les intérêts sont diamétralement opposés. Etant un passage obligé, la coopération entend soit un partage équitable des bénéfices soit une compensation en faveur de ceux qui n’en jouissent pas du tout ou qui en sortent victimes. Quand il est clair que les parties prenantes ne puissent jouir d’une portion égale du bien-être collectif ou équivalente à leurs aspirations, en faire une réclamation est absurde. Seule la mise en place d’un système de compensation peut rendre effective la coopération.

 

Pour ne pas l’avoir assimilé ainsi, le partisan du ‘Tout ou Rien’ plonge dans l’intransigeance en ignorant l’intérêt de l’autre dans son calcul au risque d’écourter sans le savoir sa propre jouissance d’une satisfaction pérenne recherchée. Comme ni l’un ni l’autre ne jouit concrètement de son bien-être, le bien-être collectif ne se matérialise pas. Apprécier ces conditions et adhérer à la formule du ‘Donnant-Donnant’ n’amputent en rien de la souveraineté individuelle dans une société démocratique, mais la renforce. Le risque encouru présentement par Ayiti est la négation de cette formule sur l’échiquier politique. Il est inadmissible qu’un gouvernement appelé à gérer l’espace, les ressources disponibles et les interactions individuelles dans le processus de partage opère dans le virtuel. 

 

En rejetant la formule du ‘Donnant-Donnant’, les groupes, si intransigeants, ne feront usage que de la force ou de la ruse pour jouir de certains bénéfices au détriment d’eux-mêmes et de la collectivité en conséquence.  En revanche, son adoption facilite le bien-être collectif dans le court terme pour paver le chemin de la maximisation des bénéfices individuels à moyen ou à long terme. Comme la coopération est la constante de cette formule, la nature égoïste et rationnelle, une variable, est loin d’être la cause de l’échec d’une quête collective bien qu’elle semble en être le coupable naturel ; c’est plutôt l’absence de coopération qui en est imputable. 

 

David Hume explique que quand l’individu n’arrive pas à formuler son calcul pour intégrer le futur comme variable dans son calcul, il opte pour la jouissance immédiate (Hume : 1993, pp. 150-151). En conséquence, il tend à choisir la formule du ‘Tout ou Rien’. Dans ce cas, il y préserve l’idée d’un cumul de réserve au cas où le futur ne lui est pas favorable. Avec sa rationalité limitée confirmant son incapacité de prédire le degré et la durée de sa jouissance d’un bénéfice sur la courbe du temps, il s’attelle à la jouissance immédiate dont il est sûr et aux différentes opportunités à sa portée d’assurer le cumul de réserve.

 

Ce qui lui permet de se parer contre les incertitudes et les imprévisibles. Ce contexte transforme la collectivité en un foyer d’injustice et de corruption comme seule porte de réussite personnelle immédiate. Le faible degré de tolérance à la coopération par rapport à un haut degré d’incertitude chez l’homme économique Ayitien favorise un tel comportement et le choix de la formule du Tout ou Rien, ce qui est bien entendu un comportement égoïste et rationnel, mais préjudiciable à toute quête collective.  

 

Conclusion

 

Cette tentative d’explication serait correcte dans le cas d’un conflit conciliable sur le partage des composantes d’un gouvernement. Cela porterait à espérer une résolution de conflits ou sortie de crise fructueuse pour la gestion des affaires de l’État si et seulement si les intérêts des différents groupes évoluaient sur un même champ d’action, tel n’est pas le cas. À comprendre la mission d’un gouvernement, le conflit sur le partage du pouvoir est inconciliable par nature. Les intérêts des groupes, n’étant pas les mêmes, à savoir la vision, la forme et la trajectoire vers où conduire la société, accepter de composer avec les autres pour former un gouvernement unifié capable de décider pour le bien-être de tous est impossible.

 

À ce stade, pour le bien-être collectif, le miroir du bien-être individuel, les acteurs politiques doivent trouver un terrain d’entente en rejetant la formule du Tout ou Rien pour embrasser celle du Donnant-Donnant. Ce serait se positionner sur la courbe du temps selon ses avantages ou désavantages par rapport à l’autre. Cela dit, le système démocratique offre l’opportunité égale à tout groupe de se propulser vers une position favorable sur la courbe du temps. Si aujourd’hui n’appartient pas à un groupe, mais à un autre, demain pourra être son tour au détriment de l’autre. Faisant fi de ces conditions, les politiciens Ayitiens s’engouffrent dans une méfiance mutuelle et refusent de coopérer pour s’agripper à une satisfaction immédiate individuelle ou de groupe, dont la jouissance est éphémère pendant que le collectif sombre dans le marasme et la misère abjecte. Autant que l’implication soit purement individuelle, le calcul permettant d’atteindre les gains individuels ou de groupe est nettement erroné s’il n’intègre pas l’objectif de la société comme la constante de l’équation de maximisation des bénéfices individuels ou de groupe. 

 

Ouvrages consultés

 

1) Arrow, K. J. ([1963] trad. 1974)    Choix Collectif et Préférences individuelles. France : Calmann-Levy.

2) Hume, D. (éd. 1993),                     La Morale : Traité de la Nature Humaine T. III. Paris : Flammarion.

3) Tullock, G. (1967) :                       "The General Irrelevance of the General Impossibility Theorem" The Quarterly Journal of Economics, Volume 81, Pages 256–270.

 

 

Jean Poincy

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