Haïti : Attention à la pensée unique et au révisionnisme historique

Faudra-t-il que les oiseaux se cachent pour mourir chez nous et pratiquent même la strangulation pour étouffer leur cri de peur qu’ils ne soient suspectés de complot contre une pensée unique envahissante et arrogante, véhiculée par des révisionnistes de l’Histoire ou par ceux qui conçoivent la culture non comme une addition, mais comme une division avec des soustractions des restes au gré des intérêts ?

Qu’on taxe la présente démarche, d’impertinente ou de hardie du fait de ramer à contre-courant de cette soi-disant bien-pensance, elle s’en moque, sans vouloir être polémique, elle s’en démarque pour mieux faire la part des choses en revisitant certaines vérités historiques capables de rendre à l’haïtien sa haute stature trempée dans ses racines diverses.

Depuis quelque temps, une cabale agressive sur fond de campagne (retour à la source) tend à renfermer la culture et l’histoire haïtienne dans une sorte de labyrinthe où les dédales se perdent en conjectures. Des « Si »  et des « pourquoi» capables de mieux donner libre cours aux révisionnistes acharnés, décidés de fermer la gueule à tous ceux avant eux, qui ont, bon an mal an, tenu le  haut du pavé de l’intelligentsia haïtienne.

Effectivement, le label « d’esclaves mentaux ou domestiques, dopés par des religions occidentales », tourné en boucle sur les réseaux sociaux, semble porter du fruit au point que nombre d’anciens acteurs sont devenus d’une timidité éloquente. Et, ainsi tous les excès dans le camp des bienpensants actuels sont permis depuis l’exhumation des haches de guerre, la révision de l’histoire jusqu’à la partition de la culture.

En conséquence, nous n’avons pas pris beaucoup de temps pour faire face à une déferlante qui est en train de tout raser sur son passage. Même le minimum des valeurs qui fait de nous l’haïtien que nous sommes aujourd’hui n’est pas épargné, allant jusqu’à la sape des socles de notre vivre-ensemble dans un pays libre depuis deux siècles.

Comment ont-ils pu nous amener dans ce rejet des parties intégrantes de nous-mêmes, de notre culture et histoire ?

Allons étape par étape :

Dans un premier temps, ils ont attaqué l’unité de notre culture qui est cet encordage de racines diverses : amérindiennes (aborigènes), phéniciennes, latines (espagnoles, françaises, italiennes), saxonnes (anglaises, germaniques), africaines (tribus diverses) et arabo-juives (entre les deux guerres mondiales). Ils en ont fait fi pour nous ramener à un binaire antagonique vodouisant/chrétien semblable au binaire pathogène « noir/mulâtre » de notre ADN historique et dont les abcès sont déjà trop gros et trop mûrs pour la crevaison.

Dans un deuxième temps, ils se sont mis à banaliser nos mythes   fondateurs, à effacer nos dates mythiques, religieuses et historiques en programmant des événements à risques chaotiques, violents suivant un calendrier savamment planifié pour jeter l’anathème sur ces dates qui nous ont toujours été sacrées en les rendant répugnantes et traumatisantes.

Dans un troisième temps, ils s’attèlent à déconstruire nos savoirs, nos us et coutumes et à contraindre au silence, à l’exil, au reniement ou à la mort tous nos tenants du savoir et des connaissances pour éviter toute transmission. Ainsi nos pyramides sociales, économiques et spirituelles sont systématiquement décapitées pour être occupées par des vils,  des médiocres tapageurs, des étrangers ou des représentants d’étrangers ou des vendus.

Ils ont fini, à force d’agiter des demi-vérités ou des mensonges, par attiser des braises de haine capables de ravager notre faune et flore du vivre-ensemble. Ils ont enlevé du prisme spatio-temporel ce souffle d’addition inhérent à la culture, capable d’agglutiner des us et coutumes, des pratiques, des connaissances et des savoirs  çà et là accumulés.

Ils sont en train de tout dissoudre dans une approche de partition et de soustraction au gré des batailles conjoncturelles ; or, certains éléments de culture peuvent être, certes, considérés, suivant l’évolution du temps et de l’état du savoir, comme des coutumes legem ou contra-legem – à tort ou à raison - mais ne peuvent être écartés  comme faits sociologiques encore moins être ignorés à l’avancement ou au freinage de notre histoire ou de notre civilisation. 

Aussi est-il impérieux, avec recul, de fixer les faits suivant des outils appropriés et efficaces pour esquiver des semblants de revanches historiques engagés par des messagers à la camisole populiste, dépourvus de toute proposition capable de jeter les bases d’une société moderne à l’abri des agressions tant de l’intérieur que de l’extérieur. D’abord il nous faut revoir tout le cadre conceptuel d’une lecture endogène de la sociologie haïtienne et ensuite revisiter nos idées sur nos « classes sociales », nos mythes, spiritualités et religions , notre appréhension et   transmission des savoirs et connaissances.

Ce, pour mieux éviter le piège du refus de faire face à nos perversions dont parle Jules Monnerot dans l’Intelligence Politique à savoir que toutes pensées, initiatives et œuvres humaines se pervertissent avec le temps. Si tel est le cas, faudrait-il qu’on efface la mémoire ou la garder intacte pour comprendre nos limites, nos errances, en tirer des leçons et  prendre d’autres options de vie ?

Combien de fois l’Histoire a mis des acteurs côte à côte ou face à face, combien dans une vie ont connu la gloire et la déchéance ? combien d’institutions ont été dans le temps du mauvais côté de l’Histoire ? faudrait-il les rayer de la mémoire, du patrimoine collectif ? ou  faire avec sans se perdre en des «  si et des pourquoi » ou des procès de bannissement irréalistes et injustes ? Regardons un peu chez nous :

a) Le Vodou, persécuté lors des campagnes de rejetés et des renoncés a été dans notre histoire au centre de commande, d’engagement et de consolidation de rudes luttes qui ont mené à notre indépendance de peuple ; mais, un peu plus tard nombre de ses adeptes et temples ont été transformés en laboratoires de pratiques mystiques dégradantes au service des pouvoirs politiques tout aussi monstrueux que dictatoriaux.

b) L’Église Catholique d’obédience romaine est cette Église pauvre et charitable au départ ; mais enrichie lors des croisades avec de lourds passifs de campagnes des buchées en Europe, des rejetés en Haïti ; toutefois, elle est aussi cette Église des Jésuites et des Spiritains qui ont contribué à la doctrine sociale de l’Église, une œuvre qualifiée même de pro-marxiste, dont se sont inspirés les frères Buff Léonardo et Rénaldo , Prêtres catholiques, théoriciens et militants de la Théologie de Libération en Amérique latine. Cette même Eglise est celle des Martyrs Mgr Romero du Salvador, Jerzy Popieluszko de la Pologne, militants du grand renouveau pour la dignité humaine dans le monde . L’Église Catholique, a fait son autocritique  avec le concile de Vatican II, CELAM de Puebla pour l’Amérique latine au cours des années 79, 80 et du même coup, s’est démarquée de ses positions habituelles d’être toujours du côté des gouvernants pour venir dire aux puissants, particulièrement en Haïti «  il faut que les choses changent » . C’est elle qu’on a trouvée dans les bidonvilles d’Haïti et des montagnes à travers les Ti Kominote Legliz (TKL) des Pères Jean-Marie Vincent, Ti Jean Pierre-Louis, Jean-Bertrand Aristide, etc.

c) Les Missions chrétiennes protestantes - de toutes obédiences confondues auxquelles on peut reprocher d’être à l’origine de certains excès contre une bonne partie de la faune, de la flore et de certains lieux sacrés pour la majorité du peuple haïtien par la diabolisation du vodou et de ses procédés – sont les mêmes à contribuer sur le plan éducationnel, sanitaire et social dans ce pays où l’État n’offre plus rien à ses nationaux. C’est cette Église protestante à travers Radio Lumière qui a donné un essor considérable à l’éducation des masses, c’est elle qui a donné des fleurons comme Paurice Jean-Baptiste, Charles Froisset Romain, Luc Nérée de l’Église Baptiste des Cités et Fritz Fontus de l’Église Baptiste de la Rue de la réunion avec des œuvres sociales sauvant des milliers d’enfants de la misère.

d) Sur le plan historique nous sommes en train de rétablir l’Empereur Jean-Jacques Dessalines le stratège, le Commandant, l’un des pères de la Patrie, le représentant par excellence du groupe des griefs généralisés de St Domingue, honni après son assassinat, pendant presqu’un demi-siècle et soustrait de l’histoire universelle jusqu’à récemment.

Cependant, nous ne pouvons pas pousser Toussaint Louverture, le concepteur, l’architecte de l’Indépendance dans les bras des Français qu’il a combattus sous prétexte de sa stratégie trop modérée envers eux par rapport à la radicalité de Dessalines ; quant à Christophe, le civilisateur, le bâtisseur il est terré dans un silence glacial tandis que Alexandre Pétion, on veut se rappeler que son cynisme politique, comploteur contre Dessalines, grand tombeur dans l’Ouest de Henry Christophe et oublier qu’il est tout aussi celui du groupe des Affranchis de naissance, qui a renoncé à tous ses privilèges de sang, s’est même battu contre ses pairs, dans le sud pour se ranger, non du coté de Dessalines mais sous ses ordres .C’est ce Pétion de notre histoire, à qui on doit reconnaitre  la plus  grande contribution à la libération des esclaves dans toute l’Amérique latine, père du Panaméricanisme.

Alors, sur la base du ressentiment et de la démagogie politique nous, Haïtiens, sommes en train de le désavouer et de l’abandonner aux Cubains, Vénézuéliens, Colombiens, Argentins et compagnie. Son œuvre, tout comme celle des autres héros de l’indépendance devient une œuvre haïtienne transcendant les clivages et des choix de partis et de couleurs .

Devons-nous rejeter Toussaint Louverture parce qu’à un moment de notre histoire, Moise Louverture, son neveu, plus avancé que lui dans ses revendications populaires, a dû être  sacrifié ?  Devons-nous renier Dessalines qui, après l’arrestation de Toussaint, a renoncé à la révolution pour retourner se réinsérer dans les rangs de l’armée française en faveur d’un retour à l’esclavage et le supplanter par Lamour Desrance, Laplume, Petit-Noel Prieur et consorts dont la ténacité et la témérité ont fini par mettre Dessalines en confiance qui les a rejoints en cours de victoires successives ? Dessalines, devenu Empereur a assassiné un jeune Capitaine noir qui a engrossé Célimène sa fille qu’il désirait voir se marier avec Pétion, devons-nous le rejeter pour préjugé de couleur et de classe et abus de pouvoir ?

Alors, ces rappels c’est pour dire que L'histoire et la culture ne sauraient être approchées par des divisions ou des soustractions, mais plutôt par des sommes et des multiplications. Le trophée de l’Indépendance que nous sommes tous fiers aujourd’hui de brandir est une œuvre collective, personne ne peut se prévaloir que X aurait moins fait que Y sur cette base il doit  être écarté de l’estrade de la gloire.

Réhabilitons Dessalines aussi avec ses marrons des premières heures sans renier quiconque. Rappelons-nous que nos Héros noirs et mulâtres étaient à peine lettrés ils nous ont légué cette terre et nous intellectuels, savants, experts et voyageurs qu’est-ce qui nous empêche de la garder intacte ?

Nos acteurs historiques et culturels avec leurs forces et leurs faiblesses sont nos patrimoines, nous devons les accepter avec leurs passifs et leurs actifs. D’ailleurs, ce que nous reprochons à l’un est tout aussi reprochable à l’autre et est quelquefois même bien pire, parce que plus on est sous le feu de l’action, plus on est sujet aux erreurs. Nous ne pouvons décider à posteriori, par des raisonnements très subjectifs de deux poids deux mesures, en décalage avec leur époque et leurs réalités, de les clouer ou de leur enlever la couronne. Même si nous reconnaissons avec Victor Hugo, dans Notre Dame de Paris, Tome II, que « les actions humaines se prennent par deux anses ; tel admire César blâme Catilina, on flétrit en moi ce qu’on couronne en toi ». Nous ne pouvons non plus avec des paramètres modernes et civilisationnels actuels continuer à juger l’histoire politique et culturelle sur la base des « si »,  « des pourquoi » et des préjugés.

 Nous oubliions trop vite que : les Eglises et les Temples Vodou que nous avons là maintenant nous sont en propre et c’est à nous de les ramener à la dimension des organisations humaines en quête de bien-être et de dignité ; c’est fini le temps des Bretons, des Prédicateurs blancs venus d’Amérique du nord  ; ce sont des Haïtiens, venant des matrices paysannes, qui occupent maintenant les Autels sacrés tant du côté des chrétiens que du côté des vodouisants ; nos premiers dirigeants étaient en majorité des analphabètes qui n’ont jamais été témoins de la gestion d’un pays.

Au contraire, ils ont fait des miracles pour nous transmettre ce bout d’île. Alors, si nous mettons l’Etre Haïtien au centre de cette grande humanité gardée par nos croyances respectives, il y aura de la place pour tous. Pas question de nous ramener sous les mêmes bannières religieuses ni idéologiques, ça ne marchera pas, l’intégrisme ne mordra pas chez nous.  Aba la pensée unique, Aba le révisionnisme historique.

 

Me. Daniel JEAN

Avocat-chercheur indépendant

22/10/2022

 

 

 

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