Assassinat d’Éric Jean-Baptiste: le mot « justice » totalement absent dans les prises de position

L’homme d’affaires et secrétaire général du Rassemblement des démocrates nationaux progressistes (RDNP), Éric Jean-Baptiste et son agent de sécurité, Peterson Vernius, ont été tués par balle, le vendredi 28 octobre 2022, à Laboule 12 (commune de Pétion-Ville). Après avoir rassemblé un ensemble de tweets autour de ce crime crapuleux, nous avons constaté que la demande de « justice » est totalement absente. S’agit-il d’un choix politique ? Ces tweets résultent-ils du silence de la mémoire ?

Des anciens et actuels hauts fonctionnaires, qui avaient et ont encore le contrôle de l’appareil répressif de l’État haïtien, et des partenaires internationaux ont condamné, via des tweets, l’assassinat de l’homme politique Éric Jean-Baptiste ainsi que son argent de sécurité. Mais à bien lire ces tweets, notre rédaction souligne qu’aucune demande de « justice » n’est exigée pour ces deux citoyens odieusement exécutés. En ces termes, Claude Joseph, ancien Premier ministre, a écrit sur son compte Twitter: «Bandi asasinen lidè RDNP a, Eric Jean Baptiste, jodi a. Ayiti pèdi yon angaje, yon pitit otantik. Mwen kondane zak sa a ak tout fòs mwen. Zantray mwen ap rache pandan m ap prezante senpati m ak RDNP, fanmi, zanmi, patizan ak senpatizan Eric. Repoze nan lapè konpatriyòt!»

Pour l’ancien président de la République, Michel Joseph Martelly, l’on dirait que le leader du RDNP est mort naturellement. Motus et bouche cousue, l’ancien « garant » de la bonne marche des institutions haïtiennes ne fait que partager ses peines avec la famille et les partisans d’Éric Jean-Baptiste. «La nouvelle de l’assassinat du leader du RDNP, Éric Jean-Baptiste, a-t-il tweeté, me touche profondément. Haïti perd un patriote convaincu et un homme politique modéré. Mes condoléances émues à sa famille, aux membres de son parti et à ses nombreux partisans à travers le pays.»

L’actuel sénateur de la République Joseph Lambert, dans un message publié sur son compte Twitter, s’est dit choqué par cet assassinat, mais reste silencieux en ce qui a trait à la demande de justice. Ainsi abonde-t-il: «L'assassinat crapuleux de mon ami Éric Jean Baptiste, leader du RDNP, est un coup dur pour la classe politique haïtienne. La nation a perdu un vrai patriote, un homme de grand cœur et sincère qui aime immensément son pays. Sympathies à la famille et aux membres du RDNP.»

L’ambassade des États-Unis en Haïti, l’un de grands partenaires du gouvernement haïtien, reste aussi indifférente à cet assassinat. À bien lire son tweet, on constate clairement qu’elle ne fait aucune exigence aux autorités haïtiennes afin que « justice » soit rendue aux familles des victimes, lorsqu’elle écrit sur son compte Twitter: «L’ambassade des États-Unis condamne le meurtre brutal d’@e_jeanbaptiste de RDNP ainsi que le meurtre de 6 personnes à Juvénat. Nous présentons nos condoléances aux proches des défunts.»

Même si les grandes décisions de l’État ne sont pas annoncées sur les réseaux, mais le tweet du Premier ministre Ariel Henry tue tout espoir de rêver à toute poursuite judiciaire contre les criminels d’Éric Jean-Baptiste et son agent de sécurité. Tout en condamnant ce crime, qui, dit-il, plonge la nation dans l’émoi, M. Henry à qui la tête de l’État est confiée, ne partage que ses tristesses avec les familles des défunts. «L'horrible assassinat du leader politique, Eric Jean Baptiste et son garde du corps, a, une nouvelle fois, plongé la nation haïtienne dans l'émoi. Nous condamnons énergiquement ce crime odieux contre ce patriote, cet homme politique modéré et engagé pour le changement», a-t-il publié avant d’ajouter: «Nous présentons, au nom du gouvernement et du peuple haïtien, nos sincères condoléances aux familles des victimes, au RDNP et à la classe politique, aujourd’hui révoltés par ce crime crapuleux.»

Ces tweets, un choix politique ou résultat du silence mémoriel ?

La justice et la mémoire sont deux notions très liées. L’absence de l’une fragilise l’autre. Si l’on se réfère à Michèle Duvivier Pierre-Louis (2001), le choix de ne pas demander « justice » pour Éric Jean-Baptiste et des milliers d’autres citoyens torturés et assassinés résulte du silence de la mémoire, ce que Paul Ricœur (2000) préfère appeler « oubli de mémoire ».

Depuis longtemps, tuer en plein jour est devenu une anti-valeur acceptable par la population haïtienne. Bien que des centaines de citoyens soient massacrés, si peu de gens se mobilisent et placent la question de justice au cœur des revendications populaires. Lister le nombre de crimes et de massacres commis dans ce pays serait un travail impossible. Mais selon les chiffres avancés par J.-M. Caroit (Le Monde, 2013), plusieurs milliers d’opposants ont été assassinés, torturés ou contraints à l’exil durant la dictature duvaliériste. Après les années 2000, de belles têtes ne cessent d’être assassinées: Jean Léopold Dominique, Jaques Roche, Brignol Lindor, Alix Joseph, Rosepide Pétion, les enseignants-chercheurs Jean Anil Louis Juste et Monferrier Dorval, etc.

De 1806, année au cours de laquelle Jean Jacques Dessalines, Père fondateur de la nation, a été assassiné, à nos jours, nous n’avons instruit aucun procès. Cela dit, la société haïtienne souffre d’une sorte d’amnésie. Aujourd’hui, la majorité des citoyens haïtiens se taisent devant le climat de terreur, dont l’homme d’affaires Éric Jean-Baptiste vient d’être victime. À la lumière de Pierre-Louis, ce silence de la société haïtienne est le résultat d’un refoulement face à une machine répressive devant laquelle on se sent seul et impuissant. Étant donné que nous choisissons de faire silence face aux assassinats, viols, vols, massacres et meurtres, en conséquence, la liste des victimes s’allonge chaque jour. En d’autres termes, le silence mémoriel engendre l’impunité.

L’absence de demande de justice dans les messages publiés sur Twitter condamnant l’assassinat d’Éric Jean Baptiste n’est pas le fruit du hasard. C’est le résultat de notre refus de combattre pour la mémoire qui, selon Pierre-Louis, se confond avec le combat pour les droits et la justice. Face à un tel crime, que peut-on espérer de la justice haïtienne ? Nous venons de rappeler une infinité d’actes criminels qui restent impunis. En effet, l’assassinat du secrétaire général du RDNP comme tant d’autres crimes finira par sombrer dans l’oubli, car nous refusons de mobiliser la mémoire en quête de justice.

Il faut éviter de se remémorer par de simples commémorations et gestes symboliques. Révéler la vérité sur les crimes commis, identifier les coupables et réparer les victimes, ce que Xavier Philippe (2015) appelle le triptype «vérité – réparations – identification des responsabilités», est une condition primordiale pour éviter la répétition des actes criminels et/ou pour prévenir d’autres dérapages au sein de la société haïtienne. Mais comment peut-on y parvenir dans un régime dictatorial fonctionnant sous couvert de la démocratie ? Pour répondre à cette question, nous reprenons cette phrase prononcée par le fameux enseignant-chercheur haïtien Jean Ronald Augustin, docteur en ethnologie et patrimoine, stipulant comme suit : «L’oubli de mémoire est un handicap majeur qui empêche qu’on affronte la réalité en face.» Cela dit, pour faire bouger la justice, il faut garder et approprier la mémoire des victimes. La mémoire peut aider à faire reculer la machine de l’insécurité et le climat de l’impunité qui finissent par s’installer à travers tout le pays. C’est ainsi que Célius (2004 : 201) corrobore: «Vu que se perpétuent des actes de répression, des assassinats politiques auxquels ne répond aucune action judiciaire, l’appel à la mémoire relève d’une préoccupation politique de justices.»

Wilner Jean

 

Références bibliographiques

Caroit, J.-M. (2013). « À Haïti, le cri des victimes du régime Duvalier après des décennies d’impunité », in Le Monde [en ligne] https://bit.ly/3gjcG5T  (consulté le 30 octobre 2022).

Célius, C. A. (2004). « Haïti : histoire, mémoire et patrimoine », in Cahiers des Anneaux de la mémoire, no 6, pp. 187-221.

Pierre-Louis, M. D. (2001). « Justice et mémoire », in Chemins critiques, vol. 5, no 2, pp. 117-129.

Ricœur, P. (2000). La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil.

Xavier, P. (2015). «La mémoire et l’oubli: la place de la justice transitionnelle», in Les Cahiers Portalis, vol. 1, no 3, pp. 33-42.

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