Haïti : Une crise métastasée, riche en opportunités

Dans toute l’histoire de l’humanité des crises se succèdent, elles sont inhérentes et même nécessaires à l’évolution humaine. Cependant, comme la mort, elles sont redoutées, puisqu’elles causent pleurs et grincements de dents :  l’ordre ancien résiste à la venue du nouveau. Souvent , aucune transition ne s’invite et le choc peut être innommable. Des écrivains comme Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’Économie, auteur, entre autres, de « La Grande Fracture » et Jacques Attali, avec son livre, « Sept Leçons de Vie, Survivre aux crises », y voient de grandes opportunités, il suffit de les prévoir et de s’y préparer. D’aucuns reconnaissent que les géants de l’histoire ne s’illustrent qu’en temps de crises.

 

Paradoxalement, depuis la geste de 1804 propulsant Haïti au rang des pays libres de décider de par et pour eux-mêmes, triste est de constater que le pays aura raté, quasiment, tous les bons momentums quant à son sauvetage avant, durant et après ses récurrentes crises (politiques, écologiques et sanitaires). Les raisons sont, entre autres et majoritairement, un déficit chronique et endémique de vision, de leadership et surtout une intolérance maladive de ses dirigeants successifs vis-à-vis des contradictions et oppositions.

 

Aujourd’hui, est-ce que nous sommes conscients que notre société est en crise ? Si oui que nous enseigne cette crise ? Comment en sortir grandis ?

Avant le séisme du 12 janvier 2010, il paraissait déjà évident pour les gouvernements consécutifs que Port-au-Prince était en situation d’asphyxie et allait être source de graves crises en raison des problèmes majeurs :

1) une surpopulation engendrant une pression démographique sur les quartiers avec une invasion débridée des sites déclarés non-aedificandi (les crêtes, les berges, les ravins et les littoraux ). L’invasion des tréteaux et des petits détaillants des zones résidentielles et le fourmillement des bidonvilles mitoyens des grandes places d’affaires et d’administrations publiques.

Cependant, la crainte d’un soulèvement populaire força les dirigeants à détourner leur regard de la bidonvilisation  accélérée des montagnes surplombant le principal déversoir de la ravine Bois-de-Chêne, à savoir le  littoral ouest / sud-ouest bornant Port-au-Prince . Laquelle ravine reçoit en amont toutes les eaux des crêtes de Pétion-ville et suit un  long parcours partageant Port-au-Prince en deux, puis se bifurque : Une branche, passant par le haut du Canapé-Vert coulant sur Bois-Patate,  jusqu’à faire jonction, au niveau de l’Avenue Martin Luther-King, avec l’autre branche venant de  la vallée de Bourdon, pour continuer le  trajet vers l’Avenue Harry Truman, quartier du Bicentenaire.

Cette embouchure naturelle qu’est le bicentenaire est totalement barricadée par les villages de Dieu, Liberté… lesquels, donnant dos à la mer, transforment le vieux Port-au-Prince en une cuvette remplissable à tout moment. Il suffit de trois jours de grandes crues  pour nous exposer à une catastrophe à la dimension de l’inondation des Gonaïves .

 

2) La vallée de Bourdon et le pic du Canapé-Vert, deux zones dans le temps très boisées, véritables poumons du haut de Port-au-Prince, parce que sans cette verdure , Pétion-Ville et ses environs se trouveraient en déficit d’oxygène. Or, ces deux espaces subissent de manière continue des attaques de squatteurs n’hésitant pas à mettre le feu dans ce qui reste de végétation avec des arbres  centenaires pour y construire leur demeure. Les diverses tentatives de freinage ou d’évacuation forcée menacent la stabilité des pouvoirs et risquent de déboucher sur un bain de sang et un soulèvement populaire. Face à cette imminence, l’exécutif de toutes les époques s’y dérobe, encore plus maintenant par carence d’alternative de déplacement de la population concernée, faute de moyens et de terrains vacants, propriété de l’État.

 

 3) La quasi-totalité des canaux de drainage de Port-au-Prince est pour la plupart endommagée et d’autres sont obstrués  par des habitats de fortune et/ou des résidus solides.

Donc,  le séisme s’était offert comme une occasion idéale pour résoudre radicalement ces problèmes, en dépit malheureusement du lot de cadavres qu’il entraîna. Il suffisait seulement de prendre des mesures d’accompagnement simples et bon marché telles : canaliser la distribution de l’aide vers les provinces puisque les survivants, sur le coup, étaient en train de fuir la Capitale et parallèlement, on pouvait laisser libre cours aux rumeurs de tsunami en perspective pour accélérer l’évacuation et empêcher un retour dans les mêmes conditions. 

Ainsi, Port-au-Prince serait vidé sans grand effort de l’État avec une bonne prise en charge des espaces, appuyée de décisions appropriées concernant  : les déplacés, un zoning et une urbanisation rationnelle planifiés au coût zéro de nuisance politique. Ce qui sauverait durablement la Capitale.

Malheureusement, une occasion ratée par manque de vision et de leadership. On a basculé toute l’aide internationale sur P-au-P, intéressant ainsi les déplacés à y retourner, mais aussi les paysans pauvres à s’y ajouter pour nous donner enfin ce cocktail explosif que nous avons actuellement.

Donc, notre crise n’est pas d’abord une crise d’insécurité avec des gangs armés ; mais plutôt, une crise d’urbanisation mal ou non gérée et aiguisée par une explosion de population avec des pendants d’insécurité, d’insalubrité, de prostitution de toutes sortes.  

La plus grande catastrophe est à venir, si on ne prend pas maintenant les décisions qu’il faut. Pour le moment, le bas de la ville est abandonné  aux gueux anonymes qui transforment ses immeubles craquelés en cavernes d’Alibaba provoquant ainsi le déplacement massif de ses habitants, commerçants des grandes places de marchés vers Delmas, Pétion-Ville et ses environs. 

Alors, de fait, sans génie militaire ni stratégie de guérilla, les entrées et sorties de la zone métropolitaine de P-au-P sont verrouillées du nord au sud depuis Martissant en passant par village de Dieu, le carrefour d’Aviation, le wharf de Jérémie avec le prolongement vers cité soleil et Canaan, constituant déjà un arc de cercle encombré et occupé par des malfamés, de surcroit armés, 

Mais bizarrement, cette situation aussi préoccupante qu’elle paraisse, ouvre la voie à de grandes opportunités de  résolution, sans grands dommages collatéraux, d’au moins trois problèmes majeurs qui minent Port-au-Prince et l’avenir tout entier de Haïti :

1) Le problème de la bidonvilisation accélérée des villes et quartiers. Sous le regard nonchalant des dirigeants électoralistes post 1986 qui n’ont rien investi dans les logements sociaux et ont priorisé plutôt une jouissance sans bornes du pouvoir en fermant les yeux sur toutes formes d’exactions individuelles ou de groupuscules même mortifères pour le pays, du moment que -  en bien ou en mal - cela peut influencer le vote.

Donc, c’est le moment idéal pour donner un gros coup de balai, sans grands dommages collatéraux puisque le vieux Port-au-Prince est vidé de son principal contenu. C’est possible d’évacuer les baraques immondes et leurs occupants criminels de la ligne du Boulevard J-J Dessalines au littoral (du nord au Sud ) en suivant l’arc de cercle désigné tantôt. Ainsi sera  résolu le problème du verrouillage des entrées et de l’insécurité croissante à  Port-au-Prince.

2) C’est le moment aussi pour l’État haïtien de prendre une décision majeure à peu de frais : mettre fin à la grande transhumance matinale et vespérale (5hres AM des élèves et des travailleurs des parcs industriels ruent vers Port-au-Prince et 5 hres PM ils font le mouvement inverse) .

Ces mouvements à somme nulle pour le développement humain coûtent économiquement trop cher en : déperdition scolaire et grossesses précoces,  baisse de niveau des élèves et étudiants, carburant, absorption de carbone, surconsommation de biens fongibles, acquisition des pièces de véhicules, de motos et nombre aussi de handicapés et de perte de vie par accident routiers.

Nous devons apprendre de nos crises. Cette crise nous ouvre les yeux, particulièrement sur le secteur éducatif le plus frappé et dont les victimes et le coût restent inestimables. Nous avons compris justement que nos enfants sont pris en otage par les politiciens depuis des lustres, en raison de longues distances à parcourir pour atteindre leurs écoles, trop éloignées de leur habitation.

La qualité de formation que nous prétendons venir chercher au centre-ville ( Lalue, Bois-Verna et Turgeau) quartier des grandes institutions, nous la perdons en raison de la fatigue physique, psychologique que nos enfants ressentent par ce long trajet jonché de tous les dangers.

Partant, nous perdons aussi nos enfants dans la prostitution puisque ce trajet incertain fait qu’ils n’ont pas une heure certaine pour être à la maison. Donc, hors de tout contrôle, ils peuvent faire toutes les bêtises sans mentir parce que le trajet Carrefour-Port-au-Prince ou n’importe quelle zone vers le centre de Port-au-Prince est équivalent en moyenne à un trajet Haïti / New-York en Avion (4 à 5 heures).

Alors arrêtons cela par des mesures simples et drastiques : 

a) Que nos enfants fréquentent l’école de leur commune;

b) Que les parents concernés et les représentants de l’État siègent bénévolement dans des conseils de qualité et de performance des institutions privées ou publiques pour s’assurer de la qualité de l’enseignement;

c) Que les curricula et les formes d’évaluation soient uniformisés sur tout le territoire de la République.

3) Les blessures et plaies putrides que nous impose notre nonchalance quant à l’absence de gestion de notre environnement et  du zoning urbain doivent nous rappeler que nous ne pouvons plus nous permettre de laisser cohabiter le business avec des bidonvilles, les berges de ravines et rivières avec les marchés et latrines. Voilà ce qui a permis la prise en otage la plus certaine du commerce et de l’économie par des voyous de tout acabit. 

4) Le suffrage universel comme mode de nomination des Maires tue les villes par un clientélisme électoraliste. Les villes haïtiennes ont besoin plus d’administrateurs et de gens de vision que de politiciens en situation précaire. Prenons pour exemples : Port-au-Prince, Cap Haïtien, Gonaïves, Cayes, Jérémie, etc. envahies par des politiciens véreux qui n’ont que le souci de leur réélection ou de leur propulsion au Sena de la République.

Ainsi, ils pillent, vendent et jettent en pâture à leurs hordes de partisans tous les biens et domaines de l’État. Certains problèmes ne sont jamais abordés sous prétexte d’éviter une déferlante et  la fermeture des villes par des grèves sauvages. Alors, qu’est-ce qu’on a vécu durant ces trois décennies ?  Nous sommes en train d’expérimenter le pire, et ce, gratuitement sans grand espoir d’en sortir tout de suite.

Autant y aller maintenant et de main-forte pour changer cette macabre réalité. Le kidnapping est possible parce qu’il existe des espaces de non-droit et des espaces commerciaux non séparés des quartiers et du même coup barricadés par des bidonvilles. Cela est possible parce que les élus sont des « jobber » et des racketteurs . L’école est prise au piège de la politique par la distance et la fragilité des usagers, exposés à de trop longs trajets et en plus par ce choix à vitesse multiple de notre enseignement. Uniformisons les niveaux et les méthodes dans une école de proximité où enseignants et apprenants sont voisins et dont leurs sorts sont scellés par une même destinée. Que finissent les dérives et les absences pour un enseignement de qualité et un pays socialement juste.

 

                                                                                                   Daniel JEAN                  Avocat-Chercheur indépendant

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