Fuite inversée des cerveaux, pièce maîtresse au puzzle de développement d’Haïti

La fuite des cerveaux est le mouvement de professionnels de divers domaines qui laissent leurs pays d'origine pour s’établir à des pays d'accueil qui leur promettent de meilleures conditions de vie. Depuis plusieurs années, Haïti occupe la tête du peloton des sociétés victimes de la fuite massive de cerveaux et de capitaux. La Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED) estime que parmi les Haïtiens les mieux formés, plus de huit sur dix résident à l’étranger. Cette fuite se situe amplement au-dessus du seuil « optimal » de 5% à 10% soutenu par des analyses sur la migration des travailleurs qualifiés (Docquier, 2006). Puisqu’une société ne vaut que par la qualité de ses ressources humaines, la fuite inversée des cerveaux ne se dresserait-elle pas comme une planche de salut pour remettre Haïti sur les rails du développement ? De toute évidence, des conditions préalables sont requises pour favoriser la rétention des cadres compétents et parallèlement stimuler un retour temporaire ou permanent de la diaspora qualifiée.

Au cours des trois dernières décennies, la plupart des pays émergents ont mis en œuvre des stratégies d’attraction pour faire revenir leurs professionnels talentueux et hautement qualifiés à leurs pays d'origine (Johnson, 2002). Alors que la fuite inversée des cerveaux semble prometteuse pour contribuer à faciliter l'émergence des pays retardataires sur le sentier de la modernité, ce processus de rééquilibre vers le codéveloppement demeure le cadet du souci sinon un vœu pieux pour les gouvernements des pays les moins avancés. D'une part, les sociétés occidentales sont conscientes de l'effet positif du capital humain dans le processus de l’innovation et de la création de la richesse. Ainsi, ils favorisent l'acquisition de connaissances, car c’est le principal atout de l'innovation technologique et de la croissance à long terme. Selon le vœu des institutions qui pilotent les sociétés développées, les politiques publiques doivent s’adapter dans le but de capter des personnes qualifiées de partout dans le monde par l’entremise de diverses incitations. Par exemple, au début des années 2000, le Canada, l'Allemagne, l'Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni ont considérablement propulsé leurs programmes de migration sélective (Kapur et Mchale, 2005). Ces nations offrent de nombreux avantages susceptibles d’attirer les personnes bien formées qui ont déjà atteint le niveau secondaire et supérieur dans leurs pays de naissance. Parallèlement, les pays du Tiers-Monde ne mesurent pas les conséquences drastiques de pousser leurs ressources humaines à se déplacer en direction d'autres destinations qui leur proposent de meilleures alternatives. C’est alors sans surprise que la plupart des sociétés pauvres restent coincées dans le cercle vicieux de la trappe de sous-développement (sic. Lucas). D’un côté, les pays pauvres souffrent de manque d'infrastructures économiques et sociales ; de l’autre, les ressources humaines dont ils disposent sont de loin insuffisantes pour espérer un impact majeur dans la recherche, l'innovation et le développement. Haïti se révèle un prototype de ces sociétés mal gouvernées et caractérisées par une énorme perte de leurs ressources humaines. L’absence d’une vision sincère à mieux intégrer la diaspora dans les structures du pays constitue un sérieux blocage pour saisir la panoplie d’opportunités économiques et les possibilités de networking qu’offre cette ère de mondialisation.

 

La migration : un jeu à somme négative pour Haïti

               À travers des arbitrages importants au profit d’investissements qualitatifs dans l’éducation, Haïti prépare des médecins, infirmières, éducateurs, économistes, ingénieurs, agronomes, sociologues, etc. Paradoxalement, ce pays en panne d’infrastructures et de ressources humaines essentielles à la construction du développement soutenable rejette ses professionnels qui sont alors contraints de se réfugier aux sociétés industrielles et émergentes. Le Canada, les États-Unis, la République dominicaine, le Chili et le Brésil sont les principaux pays hôtes qui profitent généreusement du capital humain de l’ancienne perle des Antilles par le biais de plans de migration sélective qui ruinent les pays en développement. Quid des centaines de médecins haïtiens issus de la fameuse coopération Haïtianno-Cubaine lancée à l’aube du nouveau millénaire ? Après avoir prononcé le serment d’Hippocrate « sans hypocrisie », combien parmi ces blouses blanches y sont effectivement mobilisées dans le système médical haïtien ? À ma connaissance, les informations relatives à la mobilité démographique de ces beaux esprits qui fascinaient l’immortel Fidel Castro ne sont pas disponibles. Cependant, il est fort plausible que les statistiques de l’érosion de ces professionnels de la santé excèdent celles de l’exode global des compétences haïtiennes. La précarité de l’environnement sociopolitique couplée des incitations offertes au personnel médical par les sociétés industrialisées pour maîtriser la Covid auraient amplifié la perte pour Haïti dans une filière si stratégique. Dans un système médical d’inefficience - où les dispositifs infrastructurels sont foncièrement en inadéquation avec le savoir et le savoir-faire des médecins - il paraît qu’il ne reste pas beaucoup d’options à ces professionnels compétitifs capables de s’adapter aux défis d’autres nations stables de la région. Quoique l’on ne soit en mesure d’évaluer ce qu’ils en représentent relativement, il y a évidence qu’un nombre de ces boursiers ont signé des contrats en Amérique Latine. Malheureusement, quand c’est de cette manière que des professionnels médicaux quittent leur pays natal pour s’installer à l’extérieur, il s’ensuit à moyen terme un risque d’une hausse des décès dus à certains types de maladies et à long terme une chute de l’espérance de vie du pays d’origine (Bhargava et Docquier, 2006).

 

Le pillage des ressources humaines des pays sous-développés constitue un cercle vicieux nourri par des enjeux démographiques et des intérêts économiques d’un système capitaliste basé sur la dynamique d’une force de travail de plus en plus pointue. Par exemple, les technopoles sont des gourmandes de l’expertise en codification qu’elles ne détectent pas suffisamment à l’interne. Ainsi, la quête des ressources internationales devient incontournable. N’est-ce pas que les Asiatiques ont envahi la Silicon Valley. Si de telles mobilités sont avantageuses sur le plan individuel, elles peuvent se révéler distorsionnaires au niveau macroéconomique pour la société pourvoyeuse des ressources humaines. Des chercheurs perçoivent cette pratique migratoire sélective comme une nouvelle forme d’exploitation des sociétés avancées qui privent les PMA de leurs personnels qualifiés. En conséquence, en plus des dettes morales et économiques qui hantent les pays développés envers leurs anciennes colonies, l’exploitation du capital humain devrait également alimenter les discussions à une échelle analogue. Des mécanismes de redistribution internationales - tels que la taxe Bhagwati proposée par Bhagwati (1976) - devraient être envisagés en vue de compenser les pays saccagés par le fléau du « Brain Drain ».

 

Les analyses scientifiques sont quasi-unanimes à avouer une dynamique migratoire asymétrique conçue par de nombreuses sociétés industrielles pour maintenir leur existence dans l’arène de la compétitivité mondiale. En dehors de cette pratique facilitée par la libre circulation géographique des humains, ces sociétés dont la base de la pyramide démographique se rétrécit avec leurs progénitures « pures laines » disparaîtraient de la carte mondiale. À l’opposé, quand des sociétés sont empêtrées dans la mauvaise gouvernance jusqu’à constituer en soi des forces de répulsion pour chasser leurs jeunes et leurs cadres qualifiés, elles ne font que cheminer vers la catastrophe. « Il n’y a de richesse que d’hommes et de femmes ». Haïti est un exemple éloquent d’un système répulsif qui crache sur ses propres atouts. Pour marquer un saut qualitatif vers la trajectoire de l’émergence économique, la société haïtienne est interpellée à mettre en œuvre des projets viables pour mobiliser son « Think Tank » disponible localement et en terre étrangère. Quelques anecdotes de succès notoires de certaines économies émergentes, notamment de l’Asie, peuvent nous persuader du cachet salvateur du « Reverse Brain Drain ».

 

Fuite de cerveaux inversée, un levier de l’émergence économique

               Un capital humain efficace est pour le développement d’un pays ce que le poumon est au corps humain. Un vaste courant de la littérature dont Schultz (1963), Becker (1964), Mincer (1958), Lucas (1998) et Card (1999) soutiennent un effet positif de l'éducation sur le revenu et sur le développement d'une société. Plusieurs réflexions théoriques et empiriques ont penché sur le concept de la « fuite des cerveaux » au cours des deux dernières années (Beine et al., 2008 ; Capuano &  Marfouk, 2013 ; Docquier, 2007 ; Docquier et Bhargava, 2006 ; Hugonnier, 2008). Cependant, l'inverse de ce phénomène - la fuite des cerveaux inversée (i.e. le retour temporaire ou permanent de la compétence acquise à l’extérieur) - demeure relativement peu exploré dans la littérature, notamment d'un point de vue empirique. La limite des données en est vraisemblablement la cause. Parmi les rares travaux qui effleurent la fuite de cerveaux inversée, il convient de noter Boudarbat et Connolly (2013) qui constate que le Canada a profité à long terme de la mobilité de ses diplômés en provenance des États-Unis. Kapur et McHale (2005) et Xiang (2003) ont souligné le bon côté de la fuite des cerveaux en mettant en relief les avantages des envois de fonds et du transfert de technologie comme gage de réserve d'intelligence pour le pays d'origine. Un autre courant de pensées souligne l’importance d’un panier de fonds constitué par diverses diasporas pour booster leurs économies locales. Le cas juif initié au cours de la moitié du 20e siècle a certainement fait école. Cependant, les sociétés qui ont bien implémenté les programmes de bons de la diaspora sont des exceptions. C’est le cas de l’Inde qui a adopté cette stratégie au début des années 1990. Gevorkyan (2021) en a relaté les échecs de l’Égypte, l’Ethiopie, la Grèce, l’Indonésie, le Kenya et le Nigéria dus à des obstacles macroéconomiques internes dont des risques de corruption et des problèmes d’environnement financier non-fiables (Voir lien 1). Si des mécanismes d’engagement financier de la diaspora soulèvent du scepticisme quant à leurs effets soutenables, la mobilisation des ressources humaines qualifiées se révèle un vecteur indiscutable dans l’amélioration de nombreux secteurs essentiels.

 

En dépit des preuves de l’impact positif du talent et de la main d’œuvre qualifié sur le développement, peu de politiques gouvernementales sont mises en œuvre au sein des sociétés sous-développées pour capter leurs cerveaux. La CNUCED rapporte que l’absence de professionnels qualifiés constitue un goulet d’étranglement aux entreprises des PMA, inaptes alors à améliorer leurs produits et leur efficacité. Capuano & Marfouk (2013) impute la méforme et la faible croissance économique des pays africains à l’exode massif de leurs rares compétences vers les pays industrialisés. En effet, la dotation d’un capital humain compétitif détient la vertu expansionniste de rejaillir sur toute la chaîne socioéconomique, au moins à travers des externalités positives. Par exemple, Cadet (2005) explique que la mouvance de retour des Haïtiens au bercail - quoique de seulement 1.1% entre 1960 à 2000 - a favorisé un accroissement de la productivité locale. L’UEH, l’UNIQ et bien d’autres instituts de formation supérieure sont des exemples notoires du bienfait de la fuite inversée des compétences. La plupart des professeurs de l’UEH et des autres centres universitaires qui sont en même temps des cadres des secteurs public et privé ont étudié en Europe, en Amérique latine et en Amérique du Nord. Ils en ont acquis un bagage académique et scientifique substantiel qu’ils transmettent à leur retour à d’autres générations. Les récentes coopérations avec le Taiwan promettent également de doter le pays d’un pool qualitatif de compétences acquises en Asie. Contrairement à des cas asiatiques que nous effleurons ci-après et qui pourraient stimuler des réflexions sur un reflux migratoire de certains groupes spécifiques de la diaspora haïtienne, il n’existe pas en Haïti une vision ancrée dans une politique publique pour retenir ou inciter les mieux qualifiés à offrir leurs services à la mère-patrie.

 

Au cours des années 1990, les décideurs politiques Chinois ont intensifié une panoplie de politiques publiques incitatives à leurs beaux esprits aiguisés à l'étranger afin de les rapatrier. Concédons que des facteurs sociaux et psychologiques ancrés dans une certaine identité culturelle asiatique sont déterminants au retour de ces fils attachés au Confucianisme. Cependant, le rôle des politiques publiques pèse plus lourd dans la balance. C’est depuis le début des années 1980 que des gouvernements successifs ont initié des programmes structurants pour encourager les étudiants qualifiés à revenir en Chine avec inter alia la promesse de meilleures carrières et d’opportunités économiques alléchantes. Ces mesures incitatives orientées vers la science et la technologie (S&T) telles que « One Hundred », « Open Door » et « One Thousand Talents Plan » ont énormément stimulé l'économie chinoise (Lu & Zhang, 2015 ; Cao et al., 2020). De tels programmes se déclinent en des aides au logement, un salaire et un soutien financier pour la recherche alloués aux Chinois de haut niveau. Le « One Hundred » a été lancé par l'Académie chinoise des sciences au milieu des années 1990 et comptait 716 bénéficiaires en 2002. Le « One Thousand Talents Plan » poursuivait le même objectif. C'est par l’implémentation desdits projets que la Chine a attiré en 2003 plus de dix mille brillants scientifiques chinois à revenir partager - sur une base permanente ou de courte durée - l’expertise acquise à l’étranger. Les avancées induites par le retour des Chinois qualifiés ont été déjà prometteuses au début du millénaire. Par ailleurs, il est clair que ces mouvements de retour se sont intensifiés puisqu’en 2017, parmi 5,2 millions d’étudiants que la Chine envoyait à l'étranger 3,1 millions (soit 83.7% des diplômés) étaient revenus à leur pays d’origine (Cao et al. 2020). Qu’il soit en termes de meilleures publications scientifiques ou des partenariats tissés avec des institutions internationales, l’apport des chercheurs Chinois instruits à l’étranger se révèle plus déterminant que celui des scientifiques locaux (Cao et al., 2020). La vague de retour de la matière grise a créé une concurrence loyale entre les universités chinoises sur plusieurs aspects tels que l'environnement de travail, les salaires et les fonds mobilisés pour la recherche. De tels effets d’entraînement ne font que tirer le niveau social vers le haut.

 

Dans la même ligne, Song (1997) soutient un changement similaire pour le Taïwan, le Singapour et la Corée du Sud où les décideurs politiques de ces régions asiatiques ont fourni des incitations de retour à leurs diplômés de l'étranger. Ce faisant, ces sociétés ont créé des cadres favorables pour combler chez elles certaines lacunes du développement moderne. Celui-ci table davantage sur l'accumulation de connaissances nouvelles en vue d’innover et d’adopter les technologies de pointe. Ces pays dits émergents comptent parmi les leaders de l’outsourcing (ITO et BPO) qui mobilise autour de cent milliards de dollars par année. Le programme coréen "Brain Pool" établi en 1994 a favorisé un essor de la recherche à l'université avec des effets positifs supplémentaires sur l'industrie qui est contrainte d'utiliser des ingénieurs de profil compétitif dans leurs activités.  Cette tendance de courtiser les capacités externes a fini par donner naissance à un double système entre les universités nationales et des universités internationales bien cotées dans les pays développés. Une autre externalité positive de ces échanges est perçue à travers des liens établis entre les universitaires rapatriés avec leurs réseaux à l’étranger. Il en résulte un cercle vertueux qui fait accroître l'innovation et la recherche dans la société. Le taux de croissance des articles copubliés entre des auteurs Chinois et des chercheurs occidentaux en est une preuve (Cao et al. 2020). De nombreux chercheurs vantent les mérites des échanges bénéfiques procurés par le « Brain Circulation ». Chow (2011), Cao (2004), Zweig (2006) et Song (1997) soutiennent que la fuite des cerveaux inversée constitue une bénédiction pour de nombreux pays asiatiques. Parallèlement beaucoup de nations n’arrivent pas à puiser dans les ressources humaines contraintes de fuir le sol natal - en raison de manque de peu d’alternatives et surtout des turbulences politiques - pour se frayer un succès aux économies développées. Les précédentes analyses nous permettent de conclure que le caractère « malédiction » ou « bénédiction » de l’exode des professionnels qualifiés dépend surtout des politiques mises en œuvre par le pays d'origine.

 

Les Philippines nourrissent également cette concurrence loyale de la fidélisation des ressources humaines locales qui ont connu des percées à des universités et des compagnies d’outre-mer. À travers le Balik Scientist Program (BSP) créé en 1975, le gouvernement philippin envisage de capter l'expertise acquise à l'étranger pour la mobiliser dans le développement du pays d'origine.  Dans la perspective de faciliter le processus de "Brain Drain" vers le "Brain Gain", le gouvernement a en outre ratifié en 2018 le "Balik Scientist Act" qui soutient la légalisation du rapatriement des scientifiques, technocrates et techniciens philippins. Grâce à un tel programme, les Philippins hautement qualifiés au sein de la plupart des pays développés ont la possibilité de partager leurs connaissances et de promouvoir le développement innovant, scientifique, agro-industriel et économique au profit de leur pays d'origine. Ils en ont signé des contrats soit à court, moyen ou long terme. Cet effort acharné pour améliorer le système académique et scientifique a contribué à insuffler à des universités philippines une énergie de modernisation apportée par des professeurs et chercheurs de niveau international. De 2007 à 2020, le Balik compte 409 scientifiques de niveau doctorat formés dans une trentaine de pays étrangers qui ont l’attribution de participer à l'enseignement et la recherche à leur pays d’origine. La majorité de ces scientifiques (64 %) qui ont décidé de renvoyer l’ascenseur en mettant leurs connaissances et expériences reconnues à l'étranger au service de leur patrie ont étudié dans le système universitaire américain. Le Japon, l'Australie et le Canada sont respectivement les autres pays importants qui ont formé les scientifiques philippins principalement impliqués aujourd'hui dans le milieu universitaire local. Il s’avère que des pays émergents concilient dans la symbiose leurs ressources internes avec celles provenues des programmes du « Reverse Brain Drain » pour entrer de plein fouet dans la modernité. A contrario, d’autres sociétés nourrissent des polémiques inutiles en fragilisant de telles coopérations mutuellement avantageuses pour les élites internes et externes. Quel est le poids potentiel du processus prometteur de la fuite inversée des cerveaux dans le développement d’Haïti ?

Carly Dollin

carlydollin@gmail.com

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