Fuite inversée des cerveaux, pièce maîtresse au puzzle de développement d’Haïti

Partie 3/3

Perte de cerveaux et de capitaux, corrélation

             En plus de la perte sèche de ses ressources humaines qualifiées qui s’expatrient massivement, il s’ensuit pour la brebis galeuse « inventée » de l’Hémisphère occidental un énorme déficit de capitaux. Par exemple, sous l’hypothèse conservatrice d’un montant minimal de deux mille dollars per capita à mobiliser (billets d’avion et autres), pour 250 mille compatriotes nomades à s’égarer au Chili et au Brésil, l’économie haïtienne aurait accusé une perte sèche d’un demi-milliard de dollars US. Une étude de l’OIM a estimé le montant des emprunts des Haïtiens qui se déplacent en Amérique latine entre 2000 à 5000 dollars US. Selon les statistiques de la police d’investigation chilienne (PDI), le territoire chilien a abrité en 2018 plus de 165 000 Haïtiens. Au début du pic de l’exode massif des Haïtiens entre 2014 et 2016, c’était le Brésil qui avait décroché la palme en accueillant 67 000 migrants haïtiens (OIM). À une moindre échelle, l’Argentine, la Turquie, et de nombreuses régions caribéennes représentent des destinations « plausiblement de résignation » de nos compatriotes haïtiens en quête d’un mieux-être en des sols étrangers qui les accueillent fort souvent dans la xénophobie. Les statistiques de fuite de capitaux induite par l’installation de nos professionnels en République voisine ne seraient pas moins choquantes. Au cours de la dernière décennie, on perçoit un exode massif des compagnies et des PME contraintes de se délocaliser pour opérer en République dominicaine.

             Les récentes histoires de migration aveugles vécues avec le Chili et le Brésil s’ajoutent aux vagues de migration sélectives de l’Europe et de l’Amérique du Nord pour grossir les chiffres de la force de travail et de la matière grise qui ont déguerpi le pays. L’absence de vision et de leadership politique a sévèrement appauvri le pays. C’est comme s’il ne restait à la jeunesse que l’alternative de se procurer un passeport, un visa puis un billet pour se jeter à un autre espace géographique à la première occasion. Il est bizarre de constater que les gouvernements de ce dernier régime politique - perçu à juste titre comme un cartel de bandits - est le premier à inculquer au jeune ce drôle instinct de survie ! Du train que ça va dans cette ère moderne qui capitalise sur les talents, aucune économie n’est viable sans un capital humain compétitif. Aujourd’hui, la conquête de la richesse des sociétés modernes passe par l’acquisition d’un niveau de capital humain qualitatif et quantitatif en adéquation avec les nouvelles exigences stipulées dans les nouveaux paradigmes de développement économique. La construction d’une masse critique de ressources humaines compétitives munies de la capacité de s’adapter avec les changements technologiques qui dominent le 21e siècle constitue la toile de fond des offres sociales, économiques et politiques des pays industrialisés. Les principales entreprises qui se sont récemment démarquées dans la course à l’opulence embauchent les cadres les plus compétents et les plus dynamiques afin de rester dans l’arène de la bataille capitaliste pour asseoir leurs positions économiques dominatrices. Sans un revirement de la situation pour maintenir les compétences internes et inciter les talents externes à s’y engager professionnellement, Haïti est en passe d’avaler son extrait de naissance.

 

             C’est vrai que le poids relatif des transferts d’argent au budget national témoigne du sentiment d’attachement et de solidarité des Haïtiens de la diaspora envers leur origine. Sur la dernière décennie, la part du financement personnel de la force de travail externe dans la richesse totale du pays franchit en permanence la barre de 20%. Au cours des récentes années, ce ratio avoisine 40%. Toutefois, il faut reconnaître que ces transferts sans contrepartie majoritairement alloués particulièrement à la consommation ne peuvent pas booster l’économie. Ils servent de viatique pour répondre à des besoins immédiats des familles en forte dépendance économique. Cette observation s’aligne avec une large littérature qui soutient que les transferts en provenance des pays industriels ou émergents ne peuvent jamais compenser les méfaits subis par le pays sous-développé. Bein et al. (2008) soutient que dans le processus de migration des personnes hautement qualifiées, certaines économies gagnent et d'autres perdent. L’accumulation du capital humain étant décisif pour la survie des sociétés, le gain des gagnants ne peut jamais compenser la perte des perdants. À travers le prisme de Dickson (2003), la migration des personnes hautement qualifiées des pays pauvres vers les pays développés est alors perçue comme une énorme injustice. Wong et Yip (1999) critique également les effets négatifs de l’érosion des personnes qualifiées au détriment de leur pays d'origine qui se dirigent vers les sociétés occidentales afin d’assurer un mieux-être pour leurs familles. Comment une combinaison des ressources internes avec celles de la diaspora pourrait-elle contribuer à créer de la richesse économique et du coup permettre que la perte de bien-être des pays émetteurs soit équilibrée par le gain de ceux bénéficiaires du capital humain ? Sans être exhaustif, l’outsourcing constitue l’une des pistes les plus garanties pour favoriser des échanges de services dans un jeu gagnant-gagnant entre pays avancés et pays sous-développés.

 

L’outsourcing, un potentiel majeur à explorer

 

             En périphérie, nous faisons le constat que ce sont les pays qui encouragent l’utilisation de leurs professionnels instruits au plus haut niveau qui tirent davantage de profit du marché de l’outsourcing. S’agirait-il d’une causalité ou d’une simple corrélation ? Il faudrait des études empiriques en profondeur pour confirmer l’hypothèse assez plausible que la politique de fuite inversée des cerveaux tendrait à élargir les opportunités dans le marché de l’outsourcing. Il n’y a pas assez d’évidences certes, mais l’exigence d’un capital humain compétitif laisse présager un impact direct du « Reverse Brain Drain » sur les opportunités de services externalisés. En plus de l’apport des compétences et expériences de certains professionnels chevronnés qui ont cumulé des habitudes de travail chez des firmes pourvoyeuses de contrats de sous-traitance, le networking semble y jouer également un rôle crucial. L’échantillon du capital humain distingué de la diaspora haïtienne esquissé précédemment - à extrapoler sur plusieurs dizaines de modèles similaires - n’est-il pas éloquent pour déduire qu’Haïti détient un pool de ressources capables de favoriser des contrats importants dans l’outsourcing, notamment dans les services ITO ?

Depuis le début du deuxième millénaire, pas moins que 45 milliards de dollars sont générés annuellement dans les services de l’Outsourcing. En 2014, le chiffre d’affaires de ce marché a atteint un pic de 104.6 milliards de dollars. Après une remarquable baisse à 75.9 milliards de dollars en 2016, le montant des contrats des services ITO et BPO s’est apprécié en passant à 85.6 milliards en 2018 puis à 92.6 milliards de dollars en 2019. Le continent asiatique se révèle le principal gagnant du marché de la délocalisation des services des grandes compagnies des sociétés industrielles. Eu cours de la décennie 2006-2016, la Chine a accru sa richesse de l’industrie de l’Outsourcing de 1.38 milliard à 106.46 milliards de dollars. Le nombre de compagnies de ce secteur florissant a également crû de 400 à 40 000 au cours de la même période. L’Inde de son côté a adopté une approche d’innovation frugale, c’est-à-dire des offres de services technologiques aux coûts réduits. Ce faisant, la deuxième plus grande population mondiale a raflé beaucoup de contrats qui lui ont permis de compter plus de 500 importantes compagnies qui fournissent des services technologiques à 66 pays dans l’industrie de l’outsourcing. En 2017, l’Inde a garanti plus d’un million d’emplois et généré 154 milliards de dollars dans l’industrie de l’outsourcing. Les Philippines, la Thaïlande, le Taiwan, la Corée du Sud et l’Indonésie sont également énumérés parmi les pays asiatiques qui savent cerner à bon escient les opportunités présentées par les fructueux contrats de services pourvus par l’outsourcing. L’Afrique du Sud et récemment le Rwanda sont perçus comme de puissants concurrents pour les géants asiatiques qui dominaient les services ITO et BPO au cours de la récente décennie. Les prédictions indiquent que dans les prochaines années l’Afrique pourra ravir des milliers d’emplois et plusieurs milliards de dollars à des entreprises asiatiques. Le gouvernement de l’Ouganda mène des campagnes pour inciter les jeunes Ougandais à faire un usage intelligent de la technologie afin de bénéficier des avantages économiques de l’ère du numérique. Pareillement, le Madagascar dont le nombre d’entreprises d’externalisation a quadruplé au cours des cinq dernières années, est aujourd’hui une destination d’externalisation très compétitive. Au regard des compétences des Haïtiens, ces statistiques sur des pays dont certains ressemblent à Haïti mettent en lumière l’intérêt pour la République de mobiliser des ressources en des partenariats d’affaires avec des compagnies étrangères.

 

Malheureusement, Haïti se situe au plus bas échelon en matière d’outsourcing technologique. Une étude réalisée en 2014 par la firme Pharview estime que moins d’une dizaine de compagnies en Haïti opèrent dans des activités de BPO. Hormis la Digicel qui mobilise environ 400 employés dans ce secteur, les quatre ou cinq autres compagnies comptaient un très faible effectif d’employés variant entre 10 à 60 préposés. La taille rachitique d’Haïti dans ce marché délocalisé s’explique par l’absence des conditions préalables pour attirer des contrats internationaux. Si la maîtrise de langues étrangères ne constituerait pas un obstacle majeur, on dénote que l’énergie électrique, les moyens de transports et de communications ne favorisent pas la signature de contrats des multinationales avec Haïti. Le manque de confiance dans les acteurs politiques et dans les partenariats commerciaux, l’inexistence d’un cadre juridique et des affaires solide, l’insécurité, l’instabilité politique et la corruption sont autant d’obstacles à enlever pour véritablement rendre Haïti « open for business ».

Alors qu’Haïti détient des atouts majeurs en termes géographiques et de potentiels réseaux de compétences et d’expériences pertinentes évoluant au sein des sociétés industrielles, elle ne tire pas de profit de la globalisation qui favorise le transfert de technologie et une large ouverture du commerce intangible. Le règne de la Covid a davantage consolidé notre croyance que l’acquisition de connaissances solides et la vente de services professionnels peuvent s’effectuer de manière virtuelle. Pendant deux ans, tant d’universités avaient continué à dispenser des cours, réaliser des recherches et décerner des grades à leurs étudiants sans des arrêts substantiels. Plus près de nous, l’ISTHEA présidé par le célèbre professeur Samuel Pierre, nous a déjà convaincus qu’Haïti pourrait engager des centaines de professeurs et chercheurs partout sur la planète dans l’accomplissement d’objectifs académiques et professionnels ambitieux. L’UEH aurait pu par exemple concevoir des projets avec ses anciens bénéficiaires qui sont déployés au service des compagnies et universités étrangères. Un nombre conséquent d’ingénieurs, médecins, infirmières, agronomes, statisticiens et économistes Haïtiens supplémentaires auraient été formés à travers des programmes de « fuite inversée des cerveaux ». Ce mouvement de « Reverse Brain Drain » ne saurait être une panacée pour résoudre tous les maux du pays. Cependant, tant pour le décor politique que pour l’embellie socioéconomique, il tient la promesse de faire bouger les lignes socioéconomiques dans des directions salvatrices.

 

Carly Dollin

carlydollin@gmail.com

Références

  1. Aghion et al (2004) “Growth, Distance to Frontier and Composition of Human Capital”, Journal of Economic Literature.
  2. Kapur & Mchale (2005), “Give Us Your Best and Brightest: The Global Hunt for Talent and Its Impact on the Developing World”, Center for Global Development.
  3. Romer (1989) “Human capital and growth: Theory and evidence”, NBER
  4. Stiglitz & Greenwald (2014) “Creating a Learning Society: A New Approach to Growth, Development, and Social Progress”, Readers’ Edition.
  5. Magalie Cadet (2005). Rapport de Recherche Maîtrise en Sciences Économiques Option Économie du Développement. UdeM
  6. OIM (2014). La migration haïtienne vers le Brésil : Caractéristiques, opportunités et enjeux. Cahiers Migratoires No 6.
  7. CNUCED (2007). The Least Developed Countries Report.
  8. Frédéric Docquier (2007). Fuite des cerveaux et inégalités entre pays. Revue d'économie du développement. Vol. 15 | pages 49 à 88.
  9. Frédéric Docquier et Alok Bhargava (2006). World Bank Report, Washington DC.
  10. Jacob Mincer (1958). « Investment in Human Capital and Personal Income Distribution »Journal of Political EconomyUniversity of Chicago Pressvol. 66, no 4.
  11. Beine, M., Docquier, F. and Rapoport, H. (2008). Brain Drain and human capital formation in developing countries: Winners and losers. The Economics Journal, 118(528): 631–652.  
  12. Stella Capuano & Abdeslam Marfouk (2013). African Brain Drain and Its Impact on Source Countries: What Do We Know and What Do We Need to Know?
    Journal of Comparative Policy Analysis: Research and Practice. Volume 15, Issue 4
  13. Jadish N. Bhagwati (1976). Taxing the Brain Drain. Taylor & Francis, Ltd. Vol. 19, No. 3
  14. Jean M. Johnson (2002). The Reverse Brain Drain and the Global Diffusion of Knowledge. Georgetown Journal of International Affairs. Vol. 3, No. 2
  15. Cong CaoJeroen BaasCaroline WagnerKoen Jonkers (2020). Returning scientists and the emergence of China’s science system. Science and Public Policy, Volume 47, Issue 2

 

Liens

  1. https://www.migrationpolicy.org/article/diaspora-bonds-supercharge-development-investment
  2. https://www.texastribune.org/2021/11/11/rice-university-president/
  3. https://nouvelles.umontreal.ca/article/2021/10/01/nouveau-chancelier-de-l-udem-frantz-saintellemy-souhaite-inspirer-les-jeunes/\
  4. https://www.ordre-national.gouv.qc.ca/membres/membre.asp?id=2468
  5. https://lenational.org/post_article.php?soc=80
  6. https://www.michaellejean.ca/detailed-biography
  7. https://nyulangone.org/doctors/1023336518/shella-saint-fleur-lominy
  8. https://naahpusa.org/profile/dr-henri-ford/
  9. https://lenouvelliste.com/article/145222/deux-bebes-nes-siamois-separes-a-mirebalais

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES